" Osons un débat éclairé "

Pour une nouvelle ambition industrielle

Les inquiétudes relatives à la désindustrialisation de la France ont resurgi avec la crise sanitaire. Si nos capacités industrielles apparaissant notoirement insuffisantes pour répondre à la demande de matériels de protection individuelle, de médicaments et de vaccins, Lionel Fontagné estime le rebond technologique possible et en détaille les conditions

La part de l’industrie dans la richesse nationale créée chaque année a reculé en France de 12,3% en 2008 à 10,9% et 2018. Au Royaume-Uni cette part est très exactement de 10% aux deux dates. En relatif, le décrochage de la France est comparable à celui de l’Espagne, mais bien supérieur à celui de l’Italie. Mais surtout, et cela est bien connu, l’Allemagne a mieux résisté, augmentant la part de son industrie pour atteindre le double de la part française. Comparativement à l’Allemagne ou au Royaume-Uni, l’industrie française ne s’est donc jamais vraiment rétablie suite à la grande crise financière de 2008.

Si l’on adopte une perspective de plus long terme, les mécanismes à l’œuvre en France étaient communs à l’ensemble des pays avancés : toujours plus d’industrie en volume, avec toujours moins d’emploi industriel et donc une productivité en forte hausse permettant de distribuer plus de revenus (donc de créer massivement des emplois dans les services) et de baisser les prix. Cette belle dynamique – produire plus avec moins de travail dans les usines pour vendre moins cher – s’est enrayée en France, faute d’innovation.

Dans le même temps la réalité de l’industrie s’est profondément transformée, nous éloignant de la définition classique de la production de biens matériels destinés au marché. S’il est de bon ton en France de brocarder le « Fabless » de Serge Tchuruk justifiant il y a vingt ans le naufrage du groupe industriel dont il avait les commandes, ce basculement vers les services a pu aussi accompagner de grands succès industriels. Le smartphone dans votre poche, s’il a été conçu en Californie, en est une bonne illustration. Ce n’est pas qu’un bien matériel, mais l’association de différentes solutions techniques ayant une dimension immatérielle (les brevets), comme le stockage d’électricité, le traitement de l’information, internet, les écrans tactiles, ou la miniaturisation des antennes, avec un bouquet de services : ceux de votre opérateur, de votre banque, de votre compagnie aérienne préférée, le magasin d’applications, le service payant de streaming auquel vous êtes abonné.

Aux États-Unis, le concept statistique de « Factoryless Good Producers » a ainsi émergé pour regrouper les industriels classés dans les activités de service (comme le commerce de gros) et concevant des produits, prenant le risque économique afférent, contrôlant toute la chaîne de valeur et en assurant la distribution. Selon les estimations, il y aurait là un gisement d’environ un million d’emplois industriels enregistrés dans les services aux Etats-Unis.

On doit donc tenter une définition économique, plutôt que statistique, de l’industrie : il s’agit de fournir aux consommateurs et aux autres industriels des solutions répondant à de nouveaux besoins en combinant biens matériels et services. L’équation de la réussite est une idée, associée à une prise de risque économique, avec une mise de départ considérable et une grande série pour amortir ces coûts initiaux. Cette définition alternative est utile pour tracer les contours d’une politique industrielle visant à lever les obstacles pouvant freiner le développement de nouvelles activités. Elle suggère un critère simple, celui de « l’échec de marché » : la « main invisible » du marché ne peut pas toujours à elle seule orienter les ressources vers ces activités nouvelles.

Dès 2004, dans un rapport pour le Conseil d’Analyse Économique, nous écrivions avec Jean-Hervé Lorenzi à propos des biotechnologies qu’elles « constituent [l’un] des domaines d’activités particulièrement illustratifs du risque potentiel de perte de substance de l’industrie. (…), il est fort probable que le schéma ayant abouti à la domination de l’industrie américaine des semi-conducteurs sur la période 1970-1985 se reproduise dans les biotechnologies ». Le diagnostic que nous portons dix-sept ans plus tard sur la désindustrialisation française – un déficit d’innovation et de prise de risque – était déjà établi. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Il est de bon ton à Paris de faire porter aux règles de Bruxelles la responsabilité d’un certain manque d’ambition industrielle. Mais Berlin où Londres étaient soumis aux mêmes règles. Et surtout, les règles ne sont plus un frein à l’ambition depuis… 2014.

La solution a un nom : les Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), dont la première vague s’est étalée sur la période 2014-20. L’idée de ce dispositif est de définir les critères de compatibilité entre Marché intérieur (comprenez : concurrence) et aides d’État. Les microprocesseurs en 2016 ou les batteries en septembre 2019 en ont bénéficié. La nouvelle Commission européenne fait également de cette stratégie l’une de ses priorités. Le projet d’hydrogène décarboné, ou celui des nanopuces électroniques de nouvelle génération, projets dans lesquels la France est impliquée, ont été lancés en 2020.

Les outils et la doctrine sont désormais disponibles. Quid de l’ambition ? Un PIIEC concernant l’innovation dans le domaine de la santé vient d’être lancé en mars 2021, « notamment en matière de bio-production (…) [et] de diagnostic in vitro ». Gageons que l’ambition est retrouvée.

 

Lionel Fontagné

Membre du Cercle des économistes

Professeur à l’École d’Économie de Paris

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