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Comment relancer l’ascenseur social?

Duo éco n° 16: Comment relancer l’ascenseur social ?

Afin de répondre aux questions qui nous paraissent essentielles pour un débat économique de qualité en France, le Cercle mobilise ses 30 économistes .

3 questions / 2 économistes et 3 mn pour y répondre!

Hippolyte d’Albis et Stéphane Carcillo, membres du Cercle des économistes, répondent aux 3 questions de notre journaliste:
Q. 1 : Pourquoi l’ascenseur social est-il en panne ?
Q. 2 : L’entreprise est-elle le seul moteur de l’ascenseur social ?
Q. 3 : Quelle mesure prioritaire pour relancer l’ascenseur social (formation, apprentissage, alternance, mobilité, logement, politique européenne ) ?

Journaliste: Emmanuel Cugny
Equipe Vidéo: Point TVµ
Copyright : Cercle_eco

Point de vue des membres du Cercle :

 

Jean Pisani Ferry cropJean Pisani-Ferry

Panne de l’ascenseur social, des signes inquiétants. Selon Jean Pisani-Ferry, « La corrélation entre le milieu socio professionnel des parents et la réussite scolaire des enfants a tendance à augmenter ». Csp+ égale éducation+ ? L’économiste constate l’échec du système tel qu’il est existe aujourd’hui : « La base, c’est l’accès aux chances de mobilité sociale par l’éducation », estime Jean Pisani-Ferry, qui regrette « la mauvaise performance de l’institution scolaire ». « Il suffit d’interroger un directeur de grande école, lui demander pourquoi le nombre d’enfants des classes populaires baisse dans ses rangs. Réponse : parce que les parents des classes privilégiées s’y prennent au jardin d’enfant pour commencer à préparer leurs progéniture à entrer dans un grand établissement ». Cela n’était pas vrai il y a 20 ou 30 ans. « A l’époque, nous n’étions pas sur la même ligne de départ, mais les lignes de départ étaient moins éloignées », insiste Jean Pisani-Ferry.

Géographie déterminante. Le bon fonctionnement de l’ascenseur social est inhérent au département de naissance. « La situation varie parfois du simple au double, pour des raisons qui tiennent essentiellement à la chaîne d’enseignement supérieur. La encore, c’est une combinaison de comportements familiaux et d’absence de politique de l’éducation nationale », insiste l’économiste. Des études menées par France Stratégie ont « montré  des choses très intéressantes que nous sommes incapables de transposer sur le cas français, faute de données », reconnaît Jean Pisani-Ferry. « Par exemple, au Canada, nous avons montré que la corrélation entre le niveau de revenu des parents et d’éducation des enfants était limité pour une classe moyenne étendue, mais très forte pour le bas et le haut de l’échelle des revenus ». Conclusion : dans un mêle lieu, « certains enfants se trouvent face à d’autres qui ont, par le milieu familial, plus de chances d’arriver ».

Vrai moteur de l’ascenseur social ? « L’entreprise l’est de moins en moins », répond sans hésiter Jean Pisani-Ferry. « Le rôle de l’entreprise comme institution de promotion sociale existe encore dans certains cas mais, de manière générale, la moindre stabilité de l’emploi fait que le contrat est beaucoup plus un engagement que chacun valorise avec ses capacités, son bagage, sa propre responsabilité… la responsabilité de l’entreprise est alors sérieusement réduite », constate l’économiste.

Mesure prioritaire de relance. Jean Pisani-Ferry fonde beaucoup d’espoirs dans le compte personnel d’activité. « Un dispositif qui permet de suivre tous les actifs, de leur entrée dans la vie active jusqu’à leur sortie », insiste l’économiste, qui salue les politiques d’appui à la mobilité sociale. « C’est un instrument de bascule de la responsabilité de l’entreprise vers l’individu et la collectivité. Il faut que les comportements individuels changent. Si les individus se saisissent de cet instrument, alors il y a des moyens d’en faire un excellent outil pour accompagner et porter des trajectoires ascendantes, en dotant chacun de droits à la formation dépendant inversement de leur situation et de leur formation initiale ». « Le compte personnel d’activité peut devenir un vrai instrument à la fois d’information et de réforme de la formation professionnelle (il y en a grandement besoin)… cela peut être un instrument de soutien à des parcours individuels, des politiques sociales beaucoup plus personnalisées qui, au lieu de gérer des risques, gèrent des situations, des parcours sur mesure en fonction des individus ».

 

_DSC0038_002Jean-Hervé Lorenzi

 « L’approche générationnelle permet de penser différemment les blocages de notre société, et de bâtir de nouvelles formes de cohésion ». Jean-Hervé Lorenzi.

 

Education et ascenseur social. Les élèves français de 15 ans affichent des performances situées dans la moyenne des pays de l’OCDE en sciences, mathématiques et compréhension de l’écrit. Cependant, la France se distingue par le poids de l’origine sociale sur les résultats des enfants. C’est ce qui ressort de la dernière enquête internationale Pisa. Ce constat traverse les décennies. Selon Jean-Hervé Lorenzi, « Dès le milieu des années 1970, l’emploi des jeunes se dégrade de manière continue avec la montée du chômage de masse dont ils sont les premières victimes. Le taux de chômage des jeunes adultes atteint ainsi des sommets durant les décennies suivantes, avec une nouvelle aggravation suite à la grande récession de 2009. Dans le même temps, leur niveau d’éducation s’élève de manière soutenue, le niveau du baccalauréat étant atteint par la majorité d’entre eux qui entreprennent ainsi des études supérieures. Or, leurs attentes d’être les nouveaux bénéficiaires de l’ascenseur social, promesse de l’école républicaine, et leurs espoirs de connaître des conditions de vie meilleures que celles de leurs parents, se heurtent à la dure réalité du marché de l’emploi qui ne leur propose guère d’opportunités ».

Evolution générationnelle. Au tournant des années 1980, le progrès générationnel semble suspendu, amenant les sociologues à se pencher sur ce phénomène inédit, inattendu, et à multiplier les études pour le cerner. « S’élever au-dessus de la condition de ses parents s’inscrit dans une attente bien ancrée dans les pays développés, en particulier depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Ce déclassement générationnel, pendant longtemps ignoré, voire tabou, éclate au grand jour sous l’expression grand public de la panne de l’ascenseur social », souligne Jean-Hervé Lorenzi, co-auteur avec Alain Villemeur et Hélène Xuan du livre France, le désarroi d’une jeunesse – 4 propositions pour un nouveau contrat entre générations, aux éditions Eyrolles . L’économiste constate qu’ « en analysant l’évolution des flux de mobilité ascendante et descendante, en comparant ainsi la profession des individus à celle de leur père pour en déduire le sens de la trajectoire entre les générations, les sociologues relèvent une dégradation indiscutable dans le temps. Les baby-boomers ont connu la mobilité sociale la plus favorable, tirée comme on l’a vu par la période bénie des Trente Glorieuses, une mobilité qui ne cesse de se dégrader pour les générations suivantes ».

Les chiffres parlent. « Si les enfants du baby-boom sont 2,2 fois plus nombreux à s’élever qu’à descendre dans la hiérarchie sociale, le rapport est de 1,8 pour ceux qui atteignent aujourd’hui 60 ans, et de 1,4 pour ceux qui ont aujourd’hui autour de 50 ans. Et ce déclassement progressif atteint aussi bien les hommes que les femmes… », relève Jean-Hervé Lorenzi. Et l’économiste de préciser : « Au cours des années 2000, si l’on considère les individus âgés de 35 à 39 ans, 40 % atteignent le niveau social de leur père, 35 % sont au-dessus et 25 % au-dessous. Or, cette part des déclassés ne cesse de croître, ce qui n’est pas sans susciter bien des inquiétudes. Ce phénomène touche en particulier les enfants de cadres et de professions intellectuelles supérieures, 25 % d’entre eux étant à 40 ans devenus des ouvriers ou des employés ».

Diplôme,  rempart contre le déclassement. « Les enfants sont d’autant plus protégés que leur père, ou leur mère, sont diplômés de l’enseignement supérieur. Ainsi, les deux tiers des enfants des pères cadres supérieurs deviennent cadres à leur tour lorsque la mère est diplômée du supérieur, contre seulement un tiers pour ceux dont la mère est sans diplôme », constate le président du Cercle des économistes. La transmission du capital culturel des parents vers les enfants joue ainsi un rôle essentiel dans la dynamique du progrès générationnel. Selon Jean-Hervé Lorenzi, « au-delà des conséquences identitaires, le déclassement social imprime sa marque sur l’ensemble des interactions au sein de la sphère familiale. Certains sociologues sont allés jusqu’à décrire les pathologies du déclassement : divorce, dépression, alcoolisme et tentatives de suicide ». Le déclassement peut être vécu sur le mode d’une frustration dont l’importance se traduit, dans certains cas, par une remise en cause de l’ordre établi. Il est, au regard de ses victimes, le signe d’une injustice insupportable les conduisant à dénoncer avec virulence le système scolaire comme l’organisation de la société tout entière.

 

Trannoy Alain cropAlain Trannoy

Dégradation depuis 20 ans. La dernière enquête éducative Pisa le montre une fois encore : une des plus grandes faiblesses de l’ascenseur social en France est le fonctionnement de notre système éducatif. De tous les pays étudiés, « c’est en France que la corrélation entre la réussite scolaire et le milieu social est la plus élevée. Mais la situation se dégrade depuis 20 ans », constate Alain Trannoy. « S’il y a quelque chose à reprendre en priorité, c’est le cadre scolaire. Ce cadre est la résultante de plusieurs facteurs dont la ségrégation urbaine, la politique du logement, les difficultés dans les quartiers, mais aussi des différents trafics qui peuvent impacter la vie des jeunes », poursuit l’économiste. Selon Alain Trannoy, il faut considérer aussi « le chômage des parents comme la représentation que les jeunes se font du marché du travail, et leur chance d’obtenir une place, si jamais ils arrivent à percer dans le milieu scolaire. Cet aspect est important : quels efforts les jeunes vont fournir compte tenu de la réussite de leurs parents ».

Effets de long terme. La dégradation des chances scolaires pour les milieux les plus défavorisés a des conséquences perceptibles sur le marché du travail. Selon Alain Trannoy, « l’ascenseur social se joue sur une vingtaine d’années. C’est à l’âge de 40 ans que l’on constate si les gens sont arrivés à un certain stade. Autrement dit, les difficultés que l’on enregistre aujourd’hui sur les générations 1990-2010 se constateront, sur le marché du travail, au cours des années 2010-2030 ». « Il y a toujours des gens qui sortent du lot et arrivent à monter pendant que d’autres descendent. Des travaux menées il y a une dizaine d’année ont montré que sur la décennie 1980/1990, 45% des fils de cadres n’atteignaient pas le statut de cadre », précise Alain Trannoy

L’entreprise ne peut pas tout. « S’il y a échec au niveau de la formation initiale, l’entreprise ne peut pas redresser la barre. La situation sera difficile à récupérer et il faudra penser à l’école de la deuxième chance », insiste l’économiste qui regrette la déficience du système français de formation professionnelle. « On y consacre des sommes importantes mais ces dernières sont orientées vers des individus déjà formés ». Quant aux leviers d’action, ils sont multiples : formation, mobilité, logement… « si on ne fait rien sur ces leviers, on ne pourra pas améliorer le système. Ce sont des conditions nécessaires, pas forcément suffisantes. Ensuite, il y a des actions comme celles en matière de discrimination sur le marché du travail, de type éducatif… je crois très peu à des actions punitives très dures mais à des actions pédagogiques, des actions éducatives exemplaires ». Il est urgent de « casser l’idée selon laquelle les jeunes n’y arriveront pas, que ce n’est pas la peine qu’ils travaillent. Enfin, il y a un volet sur la ségrégation urbaine. Essayer de cacher les ghettos par une politique de dissémination du logement social, non pas entre les communes mais au sein des communes », conclut Alain Trannoy qui entend tirer la sonnette d’alarme.

 

Christian Saint Etienne La necessaire révolution de l’école – Les Echos 7/12/16 

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