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Ressources naturelles et développement humain

Parmi les questions soulevées au nom de la transition énergétique et de ses nécessaires politiques d’accompagnement, la pérennité des ressources occupe une place prépondérante. D’évidence, la société semble enfin prendre conscience que nous sommes déjà entrés dans un monde de ressources rares, un monde de ressources chères… et épuisables.

Comme l’explique l’auteure de cette note, beaucoup de ces ressources rares sont considérées comme des richesses de grande valeur. Mais l’homme a-t-il mesuré l’ampleur et l’impact de leur utilisation ? Intelligence artificielle, révolution numérique, voiture électrique… le débat porte aujourd’hui sur la rareté des matières premières « critiques », elles-mêmes incontournables dans les technologies œuvrant en faveur de la transition énergétique.

Comment gagner ce pari ô combien paradoxal ? En prenant l’habitude de se développer avec la nature, et non contre elle. Protéger la biodiversité, sortir le plus rapidement possible des énergies fossiles, arrêter la surexploitation des ressources notamment maritimes (réforme des méthodes de pêche), inventer une agriculture moins destructrice de son propre environnement, etc. En écologie et environnement, comme dans l’industrie et la finance, un mot s’impose : régulation. Mieux réguler, pour mieux protéger, mieux profiter des nombreuses vertus des ressources rares et salvatrices.

Introduction

Couper les forêts, assécher les zones humides, éliminer les animaux menaçants, pêcher les poissons des océans, polluer les rivières… L’exploitation des ressources fournies gracieusement par la nature est une constante dans l’histoire du développement humain, comme si celui-ci devait inéluctablement se faire au détriment de celle-là, et que les deux étaient indépendants. L’intégrité de la biosphère est ainsi sérieusement menacée. Outre cette exploitation destructrice des ressources renouvelables, les ressources non renouvelables, énergies fossiles et minerais, sont depuis la Révolution industrielle extraites à grande vitesse du sous-sol pour être utilisées dans les processus de production. Or, les ressources naturelles ne sont pas inépuisables.

Ressources non-renouvelables : il ne faut pas (trop) s’inquiéter de leur rareté

Les énergies fossiles et les minerais ont été formés dans le sous-sol par des processus géologiques complexes au cours de millions d’années. Une fois extraits, ils ne peuvent pas être reconstitués à l’échelle humaine. Beaucoup de ces ressources rares sont considérées comme des richesses de grande valeur, pour l’appropriation desquelles l’humanité s’est montrée prête à de nombreuses extrémités. Pensez à l’or et aux diamants, ou, dans un registre différent, au pétrole.

La finitude des stocks de ressources non renouvelables pose la question de l’avenir de nos processus productifs si ces ressources s’épuisent. Cette question a historiquement reçu des réponses pessimistes, avec des annonces régulières indiquant la fin toute proche du charbon (Jevons, 1865), du pétrole ou du cuivre, entraînant des conséquences catastrophiques pour la croissance économique. Les prédictions pessimistes commencent avec les économistes classiques britanniques. La notion de rareté absolue provient des travaux de Malthus (1798) sur les limites physiques à la croissance posées par l’existence d’un facteur fixe, la terre. Ricardo (1817) considère quant à lui une rareté relative : la terre n’est pas vue comme un facteur de production fixe, mais comme un facteur sujet à des rendements décroissants au fur et à mesure que des parcelles de moins en moins fertiles sont mises en culture. Le prix de la terre augmente alors par rapport à celui des autres facteurs de production. Les deux notions de rareté ont des implications radicalement différentes. Si la rareté que fait peser la nature est absolue, une croissance perpétuelle des activités humaines est impossible. Si la rareté est relative, l’augmentation du prix de la ressource rare va déclencher des substitutions entre la ressource et les autres facteurs de production et va susciter des progrès technologiques qui permettront de produire autant avec moins de ressource, ce qui permettra la poursuite de la croissance économique.

Boulding (1966), Daly (1977) ou encore Meadows et al. (1972) sont des contributions pionnières à la littérature explorant les conséquences d’une rareté absolue. Par exemple, le rapport Meadows Halte à la croissance commandé par le Club de Rome prédit l’effondrement de l’économie mondiale au cours du XXIème siècle par atteinte des limites physiques en termes de ressources non renouvelables, de production agricole et de pollution. De nombreux économistes se sont fortement élevés contre la méthodologie et les conclusions du rapport Meadows. L’un des arguments avancés est que les auteurs raisonnent uniquement en termes de quantités physiques c’est-à-dire de rareté absolue, et ignorent le rôle des prix : en cas de rareté croissante d’une ressource qui ferait augmenter son prix, la demande ne répond pas à la baisse, et il n’y a pas de substitutions. Le modèle ne tient pas non plus compte de découvertes de nouveaux gisements, ni du progrès technologique qui rend possible l’extraction de stocks auparavant considérés comme non économiquement exploitables et qui permet de substituer à des ressources rares d’autres ressources plus abondantes.

Les prédictions sur la fin du charbon et du pétrole ne se sont pas vérifiées. Mieux, il faut espérer qu’elles ne le seront jamais car on sait maintenant que le sous-sol contient suffisamment d’énergies fossiles pour, si elles sont toutes extraites et brûlées, provoquer des augmentations de températures proprement inimaginables. Les réserves (c’est-à-dire les stocks connus d’énergies fossiles récupérables sous les conditions technologiques et économiques actuelles) sont entre 4 et 8 fois plus importantes que le budget carbone permettant de contenir l’augmentation de température à +2°C par rapport à l’ère préindustrielle.

Les réserves de charbon en particulier sont gigantesques. La rareté des énergies fossiles n’est donc pas un problème.

Figure 1 : Contenu en carbone des réserves mondiales d’énergies fossiles (Gt CO2eq)
Source : Henriet et Schubert (2021), d’après Financial Times, Rystad Energy, GIEC, IEA, World Energy Council

Le débat s’est récemment déplacé sur la rareté des « matières premières critiques » qui jouent un grand rôle dans les technologies nouvelles et en particulier celles qui sont indispensables à la transition énergétique (UNEP, 2020, Arrobas, 2017, IEA, 2021). L’Union européenne donne dans le récent Critical Raw Materials Act (mars 2023) une liste de 34 matières premières considérées comme critiques, parmi lesquelles on trouve la bauxite, le cobalt, le cuivre, le lithium, le magnésium, le manganèse, le nickel, le phosphore, le titane, ou encore le tungstène. Les éoliennes et les moteurs des véhicules électriques utilisent beaucoup de lithium, les panneaux photovoltaïques beaucoup de cuivre, de silicium et d’argent, les véhicules électriques et les batteries ont besoin de cobalt. Il n’y a actuellement pas de pénurie de ces ressources minérales, mais elles sont souvent concentrées dans des pays en situation de quasi-monopole, ce qui fait redouter, par l’Europe notamment, la création de nouvelles dépendances et de risques pour les chaînes d’approvisionnement liés à ces dépendances (Union européenne, 2023). Ces dépendances inquiètent davantage que la rareté. En outre, contrairement à celui des énergies fossiles, l’usage des métaux n’est pas destructeur : ils peuvent être recyclés. Des stratégies de réduction des dépendances, un recyclage généralisé et un effort de recherche pour mettre au point des technologies n’utilisant pas les matières premières critiques devraient permettre de surmonter les menaces liées à leur rareté.

Ressources renouvelables : des efforts de préservation considérables sont indispensables

Autant la rareté des ressources non renouvelables ne devrait pas éveiller de trop grandes inquiétudes, autant la destruction des ressources vivantes est préoccupante. La biodiversité est détruite à grande vitesse. Le rapport d’évaluation mondiale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, 2019) montre que l’abondance moyenne des espèces dans la plupart des habitats terrestres a fortement diminué depuis 1900 et que le taux de disparition s’est récemment accéléré. L’indicateur Planète Vivante, qui suit l’abondance des mammifères, oiseaux, reptiles et amphibiens, enregistre une baisse de 70 % entre 1970 et 2018 au niveau mondial, et de presque 90 % en Amérique latine (figure 2). La dernière version de la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (Union internationale pour la conservation de la nature) comprend 150 388 espèces, dont 42 108 sont menacées d’extinction. La superficie de la forêt primaire a diminué de 81 millions d’hectares depuis 1990 (FAO, 2020), pour une surface totale restante d’environ 1 milliard d’hectares. Le changement d’usage des sols, l’agriculture intensive, la surexploitation des ressources renouvelables, le changement climatique, les invasions biologiques et les pollutions sont les facteurs de destruction les plus importants.

Figure 2 : L’indicateur Planère Vivante par région
Source : Living Planet Report (2022), World Wide Fund for nature (WWF), Zoological Society of London

La pandémie de la Covid-19 a accentué la prise de conscience de l’importance des interfaces entre l’humain et la nature. Même en adoptant un point de vue totalement anthropocentré, il est clair que conserver des écosystèmes fonctionnels est indispensable. En effet, la biodiversité fournit gratuitement un large éventail de biens et de services, que l’on classifie, depuis le Millenium Ecosystem Assessment de 2005, en services d’approvisionnement (nourriture, bois, eau douce, ressources génétiques), en services de régulation (régulation du climat au niveau local, des inondations, de la fertilité des sols, absorption du dioxyde de carbone, pollinisation, biocontrôle…) et services culturels (services récréatifs, esthétiques, patrimoniaux, spirituels, religieux). Ces services sont impossibles ou trop coûteux à remplacer artificiellement. Au-delà, peut-on concevoir un monde peuplé uniquement d’humains et de végétaux et animaux destinés à la consommation humaine ?
Ce serait un cauchemar, mais c’est aussi une impossibilité physique, car la nature dans sa diversité est le support même de la vie.

Le débat sur la nature de la rareté que fait peser sur les activités humaines le caractère fini de la nature est loin d’être épuisé. Barbier (2021) analyse l’évolution au cours du temps des conceptions sur cette question. Il montre que dans les années 70 l’inquiétude principale des économistes portait sur les limites physiques à la croissance posées par la rareté des ressources non renouvelables, puis que le débat s’est déplacé sur la dégradation du capital naturel et la perte de biens publics locaux et globaux (climat, biodiversité). Les préoccupations d’une partie de la communauté académique portent aujourd’hui sur l’état des écosystèmes et du système terrestre, et sur la nécessité de reconnaître l’existence de limites planétaires aux activités humaines (Rockström et al., 2009). Les neuf critères biophysiques identifiés sont la quantité de CO2 dans l’atmosphère, l’intégrité de la biodiversité, les quantités d’azote et de phosphore dans l’environnement, l’usage des sols, la pollution chimique, la concentration des aérosols atmosphériques, l’état de la couche d’ozone stratosphérique, l’acidité des océans, l’utilisation de l’eau douce. À ces critères sont associés des seuils au-delà desquels la planète n’est plus suffisamment sûre pour permettre à l’humanité d’y vivre durablement. Ce sont ces limites planétaires qui constituent les limites physiques ultimes à la croissance. Les limites associées aux cinq premiers critères sont considérées (en 2022) comme déjà dépassées. Pour trois d’entre les critères, le dépassement est considérable (érosion de la biodiversité, pollution chimique, perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore). Tout se passe comme si l’humanité sciait sciemment la branche sur laquelle elle est assise.

Quelques propositions

Il est aisé de formuler des propositions : on sait très bien ce qu’il faut faire. Mais on ne sait pas très bien comment le faire, tant l’humanité a pris l’habitude de se développer contre la nature et pas avec elle.

Il faut tout d’abord sortir le plus rapidement possible des énergies fossiles et réaliser la transition vers les énergies décarbonées (Henriet et Schubert, 2021). La bonne nouvelle est que c’est possible. Le progrès technologique et la baisse des coûts des énergies renouvelables ont été considérables dans les décennies qui viennent de s’écouler. Il reste à résoudre la question du stockage de l’électricité à grande échelle puis à électrifier le maximum d’usages de l’énergie, ce qui ne semble pas insurmontable, à condition que les progrès technologiques soient accompagnés de changements de modes de vie vers plus de sobriété pour que les besoins d’électricité décarbonée n’augmentent pas trop.

Il faut ensuite protéger la biodiversité. La bonne nouvelle est que si les disparitions d’espèces sont irréversibles, l’abondance des espèces restantes se reconstitue rapidement quand les pressions baissent. La protection et la restauration des habitats passent par la réduction des pollutions, mais aussi par la renaturation de rivières, la plantation de haies, la création de zones humides tampon… La diffusion de formes d’agriculture moins destructrices et moins polluantes est également au centre des actions nécessaires. L’importance du changement d’usage des sols dans la destruction de la biodiversité rend indispensable la réorientation des régimes alimentaires pour permettre une réduction drastique de l’élevage.

L’exemple des ressources marines n’incite pas à l’optimisme. L’arrêt de la surexploitation de ces ressources demande une véritable politique de la pêche, et non une politique de façade. Rappelons qu’en Europe les techniques de pêche destructrices ne sont pas interdites dans les aires marines protégées. Quel est donc le sens du mot « protégé » ? Rappelons également que des décennies de politique commune de la pêche n’ont pas enrayé la baisse des stocks dans les eaux européennes. Les océans sont censés fournir à l’avenir de plus en plus de nourriture, de minerais, d’hydrocarbures, de ressources génétiques, d’énergies marines, de nouvelles routes maritimes… L’humanité n’a pas été capable d’utiliser les ressources naturelles terrestres de façon durable. Comment garantir que les mêmes erreurs ne seront pas reproduites ? La convoitise des pays et des entreprises est grande. Il est indispensable de penser dès à présent la régulation des activités humaines dans ce nouvel eldorado et de mettre en place des protections solides.

Bibliographie

  • Arrobas, D., K. Hund, M. Mccormick, J. Ningthoujam and J. Drexhage, « The Growing Role of Minerals and Metals for a Low Carbon Future », The World Bank Technical Report, 2017.
  • Barbier, E. B, « The Evolution of Economic Views on Natural Resource Scarcity », Review of Environmental Economics and Policy, 2021
  • Boulding, K.E, « The Economics of the Coming Spaceship Earth », in H. Jarrett (ed.), « Environmental Quality in a Growing World », Johns Hopkins University Press, 1966
  • Daly, H.E, « Steady-state Economics », W.H. Freeman and Company, 1977.
  • FAO, « Global Forest Resource Assessment », Food and Agriculture Organization, 2020
  • Henriet, F. et Schubert, K, « La transition énergétique, objectif ZEN », opuscule CEPREMAP, éditions rue d’Ulm, 2021
  • Henry, C., « Pour éviter un crime écologique de masse », Odile Jacob, 2023
  • IEA, « The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions », International Energy Agency, Paris, 2021.
  • IPBES, « Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem », 2019
  • Services. E. S. Brondizio, J. Settele, S. Díaz, and H. T. Ngo (eds). IPBES, Bonn, Germany, 2019.
  • Jevons, W. S, « The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines », London, Macmillan and Co, 1865
  • Malthus, T, « Essays on the Principle of Population », London, John Murray, 1798
  • Meadows, D. H., Meadows, D. L., Randers, J. et W. W. III Behrens, « The Limits to Growth », Universe Books, 1972
  • Ricardo, D, « On the Principles of Political Economy and Taxation », John Murray, London, 1817.
  • Rockström, J., W. Steffen, K. Noone, A. Persson, F. S. Chapin III, E. F. Lambin, T. M. Lenton, et al., « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, 2009.
  • UNEP, Mineral Resource Governance in the 21st Century: Gearing extractive industries towards sustainable development, Ayuk, E. T. et al., A Report by the International Resource Panel. United Nations Environment Programme, Nairobi, Kenya, 2020.
  • Union Européenne, « Critical Raw Materials Act », 2023.

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