Des producteurs aux consommateurs en passant par les commerçants, l’inflation est devenue la première préoccupation des Français. Tous se plaignent de la hausse des prix à laquelle plus personne, ou presque, n’était habitué – au moins aussi rapide.
Comment préserver le pouvoir d’achat dans un monde incertain ? Bien avisé qui pourrait apporter la réponse ou la recette magique dans une économie mondialisée. Selon l’auteur de cette note, avant de trancher efficacement mais sans précipitation, il convient de jeter un regard sur l’évolution historique de l’indice des prix et de comprendre pourquoi l’inflation a été la grande surprise de 2021.
Quelles marges de manœuvre pour les pouvoirs publics ? Quelle attitude pragmatique adopter ? Dans le contexte actuel de hausse des prix de l’énergie, Hippolyte d’Albis explique pourquoi il sera difficile de stopper l’inflation. Surtout : est-ce souhaitable ? La hausse des prix peut-elle se révéler comme un instrument efficace vers une plus grande sobriété énergétique facilitant la transition énergétique ? Comment réaliser au mieux un transfert générationnel pour financer le pouvoir d’achat des salariés ?
A l’approche de l’élection présidentielle et des législatives, le lecteur trouvera ici matière à réflexion sur quelques pistes à suivre et actions possibles dans le cadre du prochain quinquennat.
Du fait du retour de l’inflation, le risque de dégradation du pouvoir d’achat est élevé pour les ménages français. Il est difficile de prévoir si la hausse des prix sera durable mais, si cela devait être le cas, il est peu probable que les banques centrales soient en mesure de la contenir. Il sera alors nécessaire de maintenir les aides sur les plus précaires, d’assurer le financement des indexations automatiques des revenus concernés, et de faciliter la renégociation des salaires non indexés. Un transfert intergénérationnel pourrait être mis en place afin de préserver la soutenabilité des comptes publics. A plus long terme, l’investissement dans la formation tout au long de la vie reste la meilleure assurance du pouvoir d’achat des ménages.
Le pouvoir d’achat : réalités et perceptions
Il y a une quinzaine d’années, une grande enseigne de la distribution française placardait des encarts publicitaires où il était écrit : « le pouvoir d’achat, c’est ce qu’on peut acheter avec ce qu’on a ». Même si certains experts pourraient lui reprocher un manque de rigueur, cette formule reste un modèle de pédagogie. Si l’on veut aller plus loin, le site de l’Institut national des statistiques et études économiques (Insee) propose une approche à l’aide d’un ratio entre deux grandeurs économiques. Le revenu disponible brut par unité de consommation, d’une part, et l’indice des prix à la consommation finale des ménages d’autre part. Le revenu disponible brut recouvre l’ensemble des revenus (salaires, revenus de l’épargne, prestations sociales) diminué des impôts et cotisations versées. Comme ces revenus sont comptabilisés au niveau des ménages, il convient de les ajuster afin de pouvoir les comparer : il est par exemple évident que les revenus d’un ménage composé d’un couple et trois enfants ne sont pas comparables à ceux d’un ménage composé d’une seule personne. Avec l’ajustement considéré, on divise les revenus par un coefficient qui augmente avec le nombre de personnes du ménage. L’indice des prix à la consommation finale, décrit ci-dessous plus en détail, est une sorte de moyenne des prix d’un grand nombre de biens et services (y compris les loyers effectifs ou fictifs), pondérée par leur poids dans la consommation d’un ménage représentatif. Cette définition appelle deux remarques. Le pouvoir d’achat n’est tout d’abord pas un indicateur de la consommation, car une partie du revenu peut être épargnée ; c’est plutôt un indicateur du revenu des ménages. Une baisse du pouvoir d’achat induite par une hausse des prix n’implique donc pas nécessairement une baisse de la consommation, car l’épargne peut s’ajuster. En outre, le pouvoir d’achat n’est pas une grandeur que l’on observe et sa « valeur » à une date donnée n’a pas de sens ; il est nécessaire de ne regarder que son évolution au cours du temps.
Le « Tableau de bord de l’économie française » réalisé par l’Insee permet de retracer l’évolution du pouvoir d’achat depuis 1960. Jusqu’au milieu des années 1970, le pouvoir d’achat augmentait chaque année de plus de 2%. La croissance des revenus était donc bien supérieure à celle des prix. Mais au cours de cette période, la croissance a globalement ralenti. D’une croissance supérieure à 8% pour l’année 1962, on est passé à une croissance légèrement supérieure à 2% en 1975. Il est frappant de constater que les deux chocs pétroliers, de 1973 et 1979, ont été suivis d’une baisse massive du pouvoir d’achat. Depuis 1979, le pouvoir d’achat oscille autour d’une croissance annuelle de 1% avec des points hauts en 1990 (3,2%) ou en 2007 (2,3%) mais également des années où le pouvoir d’achat a baissé comme ce fut le cas pendant les récessions de 1983-84, de 1993 ou plus récemment, en 2013 où la baisse annuelle a atteint le point record de -1,8%. Toujours selon l’Insee, l’année 2020, marquée par la crise sanitaire, a connu une stabilisation du pouvoir d’achat ; en revanche, il a progressé significativement au cours de l’année 2021 en enregistrant une hausse de +1,9%. Cetteprogression, après une crise majeure, est spectaculaire car, mise à part l’année 2019, c’est la plus forte hausse de pouvoir d’achat que la France a connue depuis la crise de 2008. Il est important de réaliser que la récession historique engendrée par la crise sanitaire en 2020, ne s’est pas traduite par une baisse des revenus. Ceci s’explique par l’intervention massive des pouvoir publics qui a compensé des baisses de revenus privés par des transferts publics, et financé cette opération par endettement. La préservation du pouvoir d’achat a bien été au cœur de la politique économique des deux dernières années.
La baisse du pouvoir d’achat n’apparait donc pas dans les statistiques… mais elle est présente dans tous les esprits. Thème phare de la campagne électorale, elle mobilise tous les candidats qui sont interpellés par des électeurs inquiets. La dernière enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages réalisée par l’Insee quantifie ce sentiment et révèle une très forte dégradation du moral des ménages, qui diminue continument depuis juin 2021. En mars 2022, il était même inférieur à son niveau d’avril 2020, lorsque l’ensemble de la population était confinée chez elle ! En particulier, la part des ménages qui considèrent que le niveau de vie en France va s’améliorer au cours des douze prochains mois diminue fortement depuis juin 2021. Pour cet indicateur, la baisse est comparable à celle engendrée par le déclanchement de la crise des « subprimes » en juillet 2007 et à celle qui avait suivi l’annonce de l’apparition d’une nouvelle maladie à coronavirus en décembre 2019. Mais surtout, la part des ménages estimant que les prix vont accélérer au cours des douze prochains mois augmente de façon spectaculaire depuis un an. Le solde correspondant, qui était déjà bien au-dessus de sa moyenne de longue période, gagne 50 points pour le seul mois de mars et atteint son plus haut niveau jamais enregistré depuis 1972, année marquant le début de cette série statistique.
Le retour de l’inflation
L’inflation a été la vraie surprise de l’année 2021. Habitués à plusieurs décennies d’inflation faible et hantés par la menace déflationniste, la plupart des experts ont traversé la crise sanitaire en assurant que l’inflation n’était pas une option pour les années à venir. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui regroupe les pays les plus riches dans un forum de haut niveau sur les questions économiques, illustre bien le consensus de l’époque. En décembre 2020, dans son rapport sur les perspectives économiques mondiales, l’organisation projetait que l’inflation dans la zone euro atteindrait 1% par an en 2021 et en 2022. Tout en prévenant que ses projections étaient soumises à une incertitude liée au contexte sanitaire, l’OCDE semblait davantage s’inquiéter de la persistance d’une inflation faible qui entraverait les possibilités et l’efficacité de la politique monétaire. Lorsque les premiers signes d’inflation sont apparus, le consensus s’est alors fait autour de l’idée qu’elle ne serait que temporaire. En septembre 2021, la Banque centrale européenne annonce que les tensions sur les prix ne vont pas durer, qu’elle a révisé ses projections mais que l’inflation devrait rester bien en deçà de 2% par an.
Plusieurs indicateurs sont utilisés pour la mesure de l’inflation. Nous retenons ici celui de la croissance de l’indice des prix à la consommation, qui est le plus approprié pour appréhender le pouvoir d’achat des ménages. Selon les données -encore provisoires- de l’Insee, l’inflation entre mars 2021 et mars 2022 a atteint 4,5%. Pour se rendre compte du choc considérable que cela représente, il faut réaliser que depuis trente ans, l’inflation est habituellement inférieure à 2% et qu’elle n’a été élevée (c’est-à-dire comprise entre 3 et 3,6%) que pendant quelques mois au cours de la crise de 2008.
L’accroissement est spectaculaire au cours de l’année 2021. En rythme annuel, l’inflation, nulle en décembre 2020, dépasse les 2% en septembre 2021, et s’approche des 3% en janvier 2022.
L’indice des prix à la consommation est une moyenne des prix de biens et services consommés par les ménages, qui reflète un panier de consommation qui représente les habitudes du plus grand nombre mais pas nécessairement de tous. Ainsi, le poids associé par l’Insee à l’alimentation est de 16,5%, celui de l’énergie 8,9%, celui des produits manufacturés 24,4% et celui des services 48,1%. Au cours des deux derniers mois, les prix de deux composants ont particulièrement augmenté : les produits frais (+7,2%) et l’énergie (+28,9%). Les produits frais ayant un poids très faible dans l’indice (2,5%), c’est essentiellement la hausse des prix de l’énergie qui pousse l’inflation en dehors de ses scores habituels.
La hausse du prix des matières premières trouve son origine dans l’évolution des marchés internationaux. Même si la France est productrice de biens alimentaires et d’énergie, les prix auxquels ces biens sont vendus dans notre pays dépendent des cours mondiaux. Or, la reprise économique qui a suivi la pandémie a été globalement très forte : en termes réels, la croissance mondiale a atteint 5,5% en 2021, effaçant la baisse de 3,4% constatée en 2020. La Chine, à elle-seule, a dépassé les 8% de croissance en 2021. Cette forte croissance s’est heurtée à une offre encore désorganisée par la pandémie et les mesures sanitaires, engendrant une tension sur les cours des matières premières. Le marché du pétrole en est une bonne illustration. En avril 2020, au plus fort des restrictions sanitaires, son cours approche les 20 dollars le baril, mais dès février 2021, il retrouve ses niveaux d’avant crise, aux alentours de 60 dollars le baril. Il va ensuite augmenter très rapidement pour dépasser un an après les 100 dollars. Ce niveau de prix est certes très élevé, mais pas nécessairement exceptionnel. Entre janvier 2011 et septembre 2014, les cours ont été durablement supérieurs à ce seuil, oscillant aux alentours de 110 dollars. L’effet plus inflationniste de la hausse des cours en 2021 tient notamment aux instruments de la politique environnementale, qui ont conduit à accroitre les taxes sur les carburants atteignant en janvier 2022 0,95 euros par litre d’essence et 0,88 euro par litre de gazole contre respectivement 0,86 et 0,66 euros huit ans avant. Pour l’électricité, dont la production est en partie réalisée à partir de centrale à gaz, l’évolution s’explique par la hausse des prix du gaz (qui suivent ceux du pétrole) et du prix du droit d’émission du CO2, dont le cours a augmenté de façon vertigineuse depuis fin 2020, passant de moins de 30 euros la tonne à plus de 90 euros la tonne en février 2022.
Dès l’automne 2021, diverses mesures ont été prises pour limiter les prix de l’énergie et leurs conséquences, tel que le bouclier tarifaire visant à limiter les hausses du prix du gaz et de l’électricité, le versement d’un « chèque énergie » aux ménages les plus modestes, et depuis le 1er avril 2022, une réduction du prix du carburant de 0,18 euros par litre. Ces mesures expliquent en partie pourquoi l’inflation est plus faible en France que dans d’autres pays Européens, tels que l’Allemagne (+7,3% annuel en mars 2022), l’Italie (6,7%) ou l’Espagne (+9,8%). Néanmoins, la guerre en Ukraine a décuplé les incertitudes sur les cours mondiaux des matières premières. Il est également probable que les relations avec la Russie, acteur majeur de l’approvisionnement de l’Europe en gaz et en pétrole soient durablement affectées. Comme le rappelle Patrice Geoffron dans une note récente du Cercle des économistes, l’indépendance énergétique de l’Union européenne est le chantier majeur des années à venir, pour des raisons géostratégiques évidentes, mais également pour préserver le pouvoir d’achat des européens des chocs mondiaux.
Qui subit les baisses de pouvoir d’achat ?
L’inflation actuelle est principalement tirée par les prix de l’énergie. Ceci s’apparente à une « taxe carbone »… qui ne génèrerait pas de recettes fiscales. Dans un article récent, Thomas Douenne a simulé les effets de la fiscalité écologique en évaluant les différentes réponses des ménages selon leur niveau de revenu et leur lieu d’habitation (rural, petite ville, grande ville, etc.). De façon intéressante, il analyse l’effet de la hausse des prix de l’énergie sur la part de la consommation d’énergie dans la consommation totale du ménage. Cette part augmente, bien sûr, mais l’auteur montre que l’augmentation est équivalente quel que soit le niveau de revenu. Tous les ménages sont affectés, et répercutent une partie de la hausse des prix sur leur consommation. Il n’y a à ce stade pas d’inégalité entre les ménages. Lorsque l’on analyse l’ampleur de cette augmentation en proportion du revenu, la conclusion change radicalement. La hausse de la part de leur revenu consacré à leurdépense énergétique est 2,5 fois plus élevée chez les ménages les plus pauvres (qui appartiennent au 1er décile) que chez les plus riches (qui appartiennent au dixième décile). De ce point de vue, la hausse des prix de l’énergie est très inégalitaire, et de fait, renforce les inégalités notamment si l’on considère les dépenses énergétiques comme des dépenses contraintes.
La précarité énergétique des ménages les plus modestes est une réalité dont on sous-estime souvent l’ampleur. Selon le baromètre énergie-info du médiateur national de l’énergie, 20 % des ménages déclarent avoir souffert du froid dans leur logement au cours de l’hiver 2020-2021, pendant au moins 24 heures, et 25% ont eu des difficultés à payer leurs factures. Tous les indicateurs de précarité énergétique sont en hausse depuis 2019. Les statistiques de pouvoir d’achat sont, par nature des moyennes, et ne permettent pas de rendre compte de l’hétérogénéité des situations des ménages face à la hausse des prix de l’énergie.
Mais l’inflation n’est pas seulement le fait de la hausse des cours des matières premières et alimentaires, et on ne peut pas ne pas voir les causes profondes de ce mouvement. Selon le FMI, les États ont injecté depuis janvier 2020 l’équivalent de 10% du PIB mondial de liquidités dans leurs économies, permettant de soutenir la demande des ménages et des entreprises et d’éviter une crise économique sans précédent. Mais cette demande soutenue a rencontré une offre défaillante du fait de la désorganisation de certaines unités de production, des chaines de valeurs, du transport maritime, etc. On a beau vouloir oublier les raisonnements de base, ils se rappellent à nous : si la demande est plus forte que l’offre, les prix montent. Cette inflation sera durable si la réorganisation de la production mondiale prend du temps et que les soutiens à l’économie perdurent. Elle le sera également si les acteurs économiques la prévoient et ajustent leurs comportements en conséquence, soit par des relèvements des prix de vente de la part des entreprises, soit par des demandes salariales en hausse. En se généralisant sur d’autres composants de la demande des ménages, la situation relative des plus démunis pourrait empirer. L’idée, développée notamment par Xavier Jaravel, est la suivante : les biens à faible composante technologique, qui sont relativement plus présents dans la consommation des ménages modestes, sont aussi ceux qui augmentent le plus avec l’inflation car ils sont moins soumis à la concurrence internationale. Tous les consommateurs sont perdants en cas d’inflation, mais les plus modestes le sont encore plus que les autres.
Peut-on stopper l’inflation (et faut-il le faire) ?
Pendant les décennies où l’inflation avait disparu, on a vécu avec l’idée confortable que si jamais elle revenait, on saurait la maitriser. Ou plutôt, que la Banque centrale saurait la maitriser. Il faut néanmoins rappeler que les politiques monétaires visant à réduire l’inflation sont relativement anciennes -qu’elles ont donc été menées dans un environnement économique très différent- et… qu’elles ont été très coûteuses pour les économies. L’histoireaura retenu l’action vigoureuse de Paul Volker, gouverneur de la Réserve Fédérale des États-Unis, qui fit passer à la fin des années 1970 le taux directeur de 11 à 20%. Il réussit à stabiliser l’inflation au prix d’une récession mémorable. Fabrice Collard, Patrick Fève et Julien Matheron ont ainsi analysé de façon systématique les huit principaux épisodes de politique de désinflation aux États-Unis, sur une période allant de 1966 à 2000. Ils estiment que la hausse du taux d’intérêt à court terme est deux fois plus élevée que la baisse durable de l’inflation ; autrement dit, une baisse de 1% de l’inflation est obtenue par une hausse de 2% du taux d’intérêt. A la suite de l’intervention de la Banque centrale, ils montrent également que le Produit Intérieur Brut, la consommation globale, l’investissement et les salaires ont lourdement chuté.
Sommes-nous prêts à nous engager dans des politiques lourdement récessives ? Les différentes prises de parole des gouvernements et les Banques centrales semblent au contraire indiquer que l’on en est loin et que la préservation de la croissance et de l’emploi reste la priorité absolue. L’arbitrage entre l’inflation et le chômage était beaucoup plus simple lorsque l’inflation était inexistante ! Maintenant qu’elle est revenue, un voile pudique se dépose sur les mandats des instituts d’émission. La crise sanitaire aura fait voler en éclats les critères de stabilité budgétaire. Il y a fort à parier que l’après crise sanitaire se chargera du principe de l’inflation maitrisée. Et ce d’autant plus que la situation à laquelle font face les Banques centrales a radicalement changé depuis les années Volker. En effet, les États s’étant massivement endettés, la situation est extrêmement périlleuse. Une augmentation des taux d’intérêts alourdirait mécaniquement la charge de la dette publique et mettrait les gouvernements dans des situations budgétaires extrêmement difficiles. Le remboursement des échéances et les dépenses non couvertes par les recettes fiscales se feraient à un coût beaucoup plus élevé. Alors que partout, on appelle à plus de dépenses publiques (pour la transition énergétique, pour la sortie de crise, pour l’hôpital, pour la jeunesse, etc.) on se retrouverait justement dans une situation où il n’est plus possible de s’endetter sans compromettre sa signature. Entre le 1er janvier 2020 et le 1erjanvier 2021, la dette des administrations publiques de la France est passée de 2 375 à 2 813 milliards d’euros, soit une augmentation de près de 18,5% ! Cette stratégie –certainement justifiée par le contexte– a néanmoins durablement réduit les marges de manœuvre du gouvernement français. Nous l’écrivions en juillet 2020 dans Les Échos : « s’endetter est coûteux à terme. Même avant l’échéance du remboursement, il faudra faire avec une moindre confiance en l’euro et une solvabilité dégradée des États européens. Cette crédibilité financière acquise après des décennies d’effortsbudgétaires a été cruciale pour faire face à la crise car elle rend les conditions d’emprunt très avantageuses. Mais elle s’effritera et il est fort probable que les cigales aborderont la prochaine crise dans une mauvaise posture. On ne peut pas faire comme si la situation que nous vivons actuellement ne se reproduira plus et que, une fois passée la tempête, tout redeviendra comme avant. » Aujourd’hui, l’Union européenne se trouve avec la guerre à sa porte dans une situation économique très inconfortable car l’inflation est en passe d’enrayer son arme monétaire.
Il sera donc difficile de stopper l’inflation. Et même si on le pouvait, il est utile de se demander si ce serait souhaitable. Certes, l’inflation rogne le pouvoir d’achat, mais elle envoie aussi un signal représentatif de l’état de l’offre et de la demande. A l’heure actuelle, les tensions portent sur les ressources naturelles, traduisant de fait la très forte dépendance de nos économies à leur exploitation. Les rapports alarmants sur le climat s’accumulent et le consensus est aujourd’hui absolu pour appeler à réduire notre consommation d’énergie. Dans ce contexte, il est difficile d’espérer mieux qu’une hausse des prix. C’est un instrument efficace pour engager les économies vers une plus grande sobriété et pour accompagnerl’émergence de substituts aux énergies fossiles. A l’instar de Katheline Schubert, de nombreux économistes s’accordent depuis des années pour souhaiter une hausse progressive des prix mondiaux du carbone afin que les comportements économiques s’ajustent et permettent une transition énergétique de la consommation et la production. De ce point de vue, on peut donc éventuellement regretter que l’envolée des prix mondiaux de l’énergie soit trop rapide, mais pas leur orientation haussière. Comme détaillée plus haut, la hausse des prix de l’énergie affecte différemment lesménages en fonction de leur niveau de revenu. Cette inégalité a trouvé un très fort écho dans l’analyse des mouvements sociaux engendrés par la fiscalité énergétique : mouvement des « bonnets rouges » fin 2013 contre un projet de taxe sur les véhicules de transport de marchandises ou mouvement des « gilets jaunes » apparu cinq ans plus tard en réaction à l’augmentation du prix des carburants, engendrée notamment par leur fiscalité spécifique. Dans le cas de la fiscalité écologique, la proposition consensuelle est de compenser, avec les recettes de la taxe, les ménages les plus modestes par une prestation forfaitaire (cf., par exemple, la note de Dominique Bureau, Fanny Henriet et Katheline Schubert pour le Conseil d’Analyse Économique). Il est également souhaitable d’affecter ces recettes aux investissements permettant à l’avenir de moins consommer d’énergie. La difficulté de la situation actuelle repose sur le fait que la hausse des prix de l’énergie n’est pas due à une taxe dont on peut redistribuer ou réinvestir les recettes, mais d’une tension sur les cours mondiaux qui n’engendre pas de bénéfices fiscaux. La compensation par l’État des ménages les plus modestes se fait donc en accroissant le déficit et la dette publique. Ceci nous ramène au problème initial du péril qu’il y aurait à accroitre les taux d’intérêt.
Des revenus indexés sur l’inflation pour certains, et pas pour d’autres
Le pouvoir d’achat augmente avec les revenus et diminue avec les prix. Comme l’inflation sera difficile à contenir, l’évolution à venir du pouvoir d’achat dépendra de la réaction des revenus. Une partie de ces derniers est légalement indexée sur la hausse des prix. Le salaire minimum de croissance (Smic), qui correspond au salaire horaire en deçà duquel on ne peut légalement rémunérer ses employés, est ainsi revalorisé périodiquement en fonction de l’inflation. Plus précisément, chaque 1er janvier, il est revalorisé en fonction de l’indice des prix à la consommation hors tabac, des ménages du premier quintile de la distribution des niveaux de vie, arrêté au mois de novembre qui précède. Ainsi, au 1er janvier 2022, le Smic a été relevé de 0,9%. En cours d’année, si l’indice des prix augmente d’au moins 2 % par rapport à l’indice constaté lors de l’établissement du dernier montant du Smic, ce dernier est augmenté automatiquement dans les mêmes proportions. Du fait de l’accélération de l’inflation, le Smic va donc augmenter le 1er mai 2022 d’environ 2,5%. Les retraites de bases (du public et du privé), ainsi que les pensions d’invalidité et les allocations de solidarité aux personnes âgées, sont également revalorisées avec l’inflation. La revalorisation a également lieu au 1er janvier en utilisant la moyenne annuelle des prix des mois de novembre N-2 à octobre N-1 par rapport à celle des douze mois précédents. En cas de forte croissance des prix, les retraites suivent imparfaitement l’inflation et le pouvoir d’achat s’érode. Pour l’année 2021, l’inflation a atteint 1,6% mais au 1er janvier 2022, la revalorisation des pensions de retraite n’a été que de 1,1%. Les retraites complémentaires sont quant à elles revalorisées au 1er novembre de chaque année. En 2021, elles ont ainsi été revalorisées de 1%. Les autres prestations sociales (Revenu de solidarité active, Allocation adulte handicapé, Aide personnalisée au logement, etc.) sont également revalorisées à différentes dates en fonction de l’inflation passée. Certains revenus du patrimoine sont également revalorisés. Le taux de rémunération du livret A, et des autres produits d’épargne réglementés, dépend de l’inflation et peut être revalorisé jusqu’à quatre fois dans l’année. Quant aux propriétaires-bailleurs, ils peuvent réviser annuellement le loyer des logements qu’ils louent en fonction de l’indice de référence des loyers, qui est lui-même révisé tous les trimestres en fonction de l’indice des prix à la consommation (hors loyers). Notons également que les détenteurs d’emprunts immobiliers contractés à taux fixes vont voir leurs charges diminuer en termes relatifs.
Même si on peut regretter des délais dans l’indexation, force est de constater qu’un grand nombre de revenus sont automatiquement revalorisés en cas d’inflation. Parmi ceux qui ne le sont pas, figurent les revenus des indépendants et les salaires des employés rémunérés au-delà du Smic. L’ajustement des revenus à l’inflation résulte, pour les premiers, d’une décision individuelle et, pour les seconds, d’une négociation collective. Il est certain que la dynamique inflationniste actuelle va raviver la question salariale au sein des organisations. Un bon exemple est celui de la fonction publique qui rémunère ses agents en fonction de leur emploi et expérience à un taux unique appelé point d’indice. Depuis 2010, ce dernier n’a été revalorisé que deux fois de 0,6% (en juillet 2016 et en février 2017), ce qui entraine une perte de pouvoir d’achat significative pour ceux qui n’ont pas connu d’évolution de carrière. La situation des salariés du privé n’est pas tellement plus enviable. Selon l’Insee, entre 1996 et 2018, l’augmentation du salaire net corrigé de l’inflation des professions intermédiaires n’a été que de 0,1% par an, et celle des cadres que de 0,2% par an. Face aux tensions, le gouvernement s’est engagé à revaloriser le point d’indice des fonctionnaires à l’été 2022. Dans les entreprises, la question salariale revient également sur la table, notamment dans les secteurs en tension.
Un transfert intergénérationnel pour financer le pouvoir d’achat des salariés
Le financement des augmentations de salaires au-delà du Smic pourrait être réalisé par une baisse des cotisations sociales et patronales. Cette politique, dite de baisse des charges, a été particulièrement utilisée en France pour les bas salaires. L’idée était de réduire le coût total des travailleurs peu qualifiés afin de maintenir leur employabilité notamment dans les contextes de concurrence internationale ou de concurrence des machines. Au-delà d’un certain seuil de revenu (2,5 Smic selon la note de Yannick L’Horty, Philippe Martin et Thierry Mayer pour le Conseil d’Analyse Économique), ces politiques sont réputées peu efficaces car elles ne réduisent pas le coût du travail. Mais c’est ici justement l’effet inverse qui est recherché : la baisse des charges (et, en particulier, les cotisations retraites) peut permettre des hausses de salaires sans que cela accroisse le coût du travail. Elle se répercuterait sous la forme de hausse de salaire sans risque d’engendrer une « boucle prix-salaire » car les coûts salariaux des entreprises ne seraient pas impactés. Les comparaisons internationales sont ici éloquentes. Hélène Paris montre que le coût total d’un ingénieur de l’industrie manufacturière est le même en France et en Allemagne, un peu plus de 80.000 euros par an. Cependant, les cotisations patronales représentent 28% de ce total en France contre un peu plus de 14% en Allemagne.
Une réduction des cotisations sociales peut ainsi permettre l’accroissement du pouvoir d’achat des salariés qui ne sont pas affectés par les indexations légales du salaire minimum. Bien sûr, une telle politique affecterait l’équilibre des comptes de la protection sociale et il est nécessaire de mettre en place des dispositifs compensatoires afin d’assurer la soutenabilité du système. Une piste intéressante consiste dans l’amélioration du taux d’emploides travailleurs seniors. Comme nous le montrons dans un ouvrage à paraitre aux Presses de Sciences Po, des progrès considérables ont déjà été accomplis depuis vingt ans, en partie grâce aux nouvelles générations de seniors, qui sont en meilleure santé, plus qualifiés et au sein desquelles la participation des femmes est plus importante. Les réformes des régimes de retraites peuvent également permettre l’accroissement de l’emploi des seniors mais elles doivent être accompagnées d’un grand nombre de mesures pour ne pas entrainer de fortes inégalités. Outre le recul de l’âge de départ en retraite, un accroissement de la part du financement de la protection sociale par la Contribution Sociale Généralisée (CSG) permettrait une répartition sur l’ensemble des revenus en réduisant la part qui incombe au travail. Comme nous le montrons dans une étude récente pour France Stratégie, l’emploi des seniors et le financement par la CSG ont réduit le bénéfice net des personnes de plus de 60 ans au titre de la protection sociale, en particulier depuis 2008. Une poursuite de ce mouvement peut être justifiée par le fait que le niveau de vie des retraités n’est que légèrement inférieur à celui des actifs, alors même que leurs dépenses pré-engagées (telles que les remboursements d’emprunts immobiliers) sont plus faibles.
La formation est aussi la clef du pouvoir d’achat
Plus fondamentalement, la meilleure façon d’accroitre le pouvoir d’achat des actifs consiste à investir dans la formation. Ce sont les titulaires des emplois de qualité, comme nommés dans le rapport d’Olivier Blanchard et Jean Tirole, qui sont le mieux protégés contre les chocs inflationnistes et les plus à même d’accroitre leur pouvoir d’achat au cours de leur vie. Plusieurs notes du Cercle des économistes vont traiter de la question mais il est important d’insister sur deux points. Premièrement, la qualité de la formation initiale est essentielle. Différents rapports ont pointé le décrochage relatif des jeunes français dans des domaines fondamentaux du savoir. La priorité doit être donnée à la transmission des connaissances et àl’acquisition de compétences tout au long de la scolarité. Le mérite scolaire doit être préservé et l’effort récompensé. L’orientation des élèves doit être simplifiée et reposer sur des examens nationaux. Il est également essentiel de renforcer le soutien aux enfants des milieux défavorisés, en misant avant tout sur les enseignants et les éducateurs pour les accompagner vers la réussite scolaire. Deuxièmement, l’effort quant à la formation tout au long de la vie doit être poursuivi et étendu, notamment en direction des nombreux cadres pour lesquels l’évolution technologique impose une reconversion. Il faut un choc de compétences en France, pour préserver le pouvoir d’achat et l’avenir.
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