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Climat : l’innovation nous sauvera-t-elle ?

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », disait Jacques Chirac dès 2002. Plus de 20 ans après, le défi de la transition climatique fait figure de cause commune pour le 21e siècle. Si les responsables économiques, politiques et du monde de l’entreprise se sont emparés de ce sujet, les défis auxquels il faut faire face restent nombreux. L’innovation pourra-t-elle assurer une transition climatique efficace ?

Pouvez-vous dresser un rapide panorama de la production et de la consommation d’énergie au niveau mondial ?

Patrice Geoffron La production mondiale repose encore massivement sur les combustibles fossiles, représentant environ 80 % du bilan énergétique, proportion stable au fil de temps… Dans le trio des fossiles, le pétrole prédomine (31 %), suivi par le charbon (26 %), partiellement « grignoté » par le gaz naturel (22 %) dans la production d’électricité. Même si la « part de marché » des fossiles reste stable, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) annonce un « pic » de consommation d’ici 2030, avec un recul du charbon, et possiblement du pétrole même… Mais, signe de temps particulièrement incertains, l’OPEP considère au contraire que la demande de pétrole est appelée à croître jusqu’en 2040.

L’amélioration de l’efficacité dans l’OCDE (et les efforts de sobriétés imposés par la crise énergétique ouverte en 2022) ne compensent les besoins additionnels d’énergie du monde émergent et en développement. Cette dynamique de rattrapage n’est cependant pas uniforme, et l’Afrique subsaharienne concentre encore 600 millions de personnes sans accès à l’électricité… Mais, en vérité, une césure « Nord-Sud » n’est plus pertinente pour comprendre les transformations à l’œuvre, dès lors que la Chine oriente à la fois les tendances grises et vertes : au cours des dix dernières années, elle a impulsé deux tiers de l’augmentation de la consommation mondiale de pétrole et un tiers de celle de gaz naturel (et est restée un géant charbonnier), mais elle pèse aujourd’hui la moitié des investissements annuels en renouvelables et véhicules électriques, massivement sur le base de la production nationale.

Quelle serait l’ampleur des efforts à réaliser pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris ? Quels montants cela représenterait-il ?

P.G. Pour tenir les engagements de l’Accord de Paris, il faudrait enregistrer un recul des émissions de plus de 40 % en 2030… Cet effondrement est peu plausible et le retrait pourrait n’être que de 5 % ; mais une décroissance des émissions constituerait une (timide) entrée en terra incognita, sachant que nous avons derrière nous deux siècles d’accroissement continu des émissions (sauf crises et guerres). Constatons, à l’appui de cette perspective que 2 dollars sont désormais investis dans les technologies décarbonées (renouvelables, réseaux et stockage, efficacité), pour 1 dollar qui l’est dans les fossiles (selon AIE, à nouveau). Pour fixer les ordres de grandeurs, tenir les objectifs de l’Accord de Paris implique de doubler d’ici 2030 les investissements décarbonés dans la production énergétique (jusqu’à 2 000 milliards de dollars par an), et de les tripler pour les équipements associés dans l’industrie, le transport et les bâtiments (jusqu’à environ 2 000 milliards par an également). Et ce besoin de financement ne couvre pas les investissements dans l’adaptation aux effets des changements climatiques et dans la couverture des pertes et dommages, qui se comptent également en trillions de dollars… Notons que, pour l’heure, les économies émergentes ou en développement autres que la Chine, ne représentent qu’environ 15 % des dépenses mondiales en matière d’énergie propre, très en deçà des niveaux nécessaires pour couvrir leurs besoins.

L’objectif de transformer notre mix énergétique vers du tout électrique (propre) est-il réaliste, alors que nos sociétés n’ont jamais été aussi dépendantes aux hydrocarbures ?

P.G. En réalité, il s’agit plutôt d’opérer une transition vers le « beaucoup plus d’électrique » que vers un hypothétique « tout électrique ». Les scénarios proposés par RTE pour la France permettent de fixer quelques idées : il s’agit de passer d’un modèle énergétique qui repose aujourd’hui pour 1/4 sur l’électricité, à un modèle qui y recourra pour 60 % environ. Derrière tout cela, il y a à la fois des transferts d’usage massifs (vers le véhicule électrique, les pompes à chaleur, les électrolyseurs, l’émergence des data centers et des équipements électroniques…), mais également l’obligation de gagner drastiquement en efficacité énergétique. Pour réussir ce tour de force, il va nous falloir (évidence) produire massivement plus d’électricité, apprendre à la consommer différemment (pour s’adapter à une production plus variable), à la stocker… À court terme, ce surcroît d’électricité ne peut être fourni que par des renouvelables (sauf à développer des centrales à gaz…) ; à plus long terme, les pays où le choix du nucléaire est accepté par les populations peuvent également y recourir. Mais, même avec une électricité décarbonée produite en plus grands volumes, il faut se figurer des contraintes massives de matières premières (notamment celles qui sont qualifiées de « critiques », comme le lithium), tout particulièrement en Europe, ce qui crée des impératifs d’économie circulaire.

Si nous ne parvenons pas à réduire ces émissions, différentes solutions sont évoquées. La première, qui commence à être mise en place, est le stockage de carbone. Une autre solution suscite beaucoup de fantasmes, la géo-ingénierie. Que faut-il en attendre ? N’est-ce pas jouer au docteur Folamour ?

P.G. Face aux urgences de réduction des émissions, le stockage du carbone (CCS – Carbon Capture and Storage) est considéré comme une solution à envisager. Le CCS implique la capture du CO2 émis par les centrales électriques et entreprises industrielles lourdes (sidérurgie, cimenterie, etc.), puis son stockage dans des formations géologiques souterraines. À ce stade, le CCS est coûteux et encore en phase de déploiement à l’échelle. En résumé, il peut présenter un intérêt dans les secteurs dits « hard to abate » (c’est-à-dire pour lesquels il n’y a pas de technologie de décarbonation disponible). En parallèle, des expérimentations visent aussi à valoriser le CO2 plutôt que de l’enfouir (pour l’intégrer à des matériaux de construction, ou pour produire des carburants décarbonés…).

La géo-ingénierie, qui inclut des techniques comme l’injection de particules dans la stratosphère pour réfléchir la lumière solaire, suscite de très légitimes débats… Ces technologies pourraient potentiellement atténuer les effets du réchauffement climatique, mais elles comportent des risques élevés et des incertitudes quant à leurs impacts environnementaux et sociaux. Jouer les apprentis sorciers avec la géo-ingénierie pourrait avoir des conséquences imprévisibles, et nombreux sont ceux qui s’inquiètent des aspects éthiques et de gouvernance de telles interventions à grande échelle.

L’autre volet sur lequel agir, c’est la consommation. On parle souvent d’efficacité énergétique, mais jusqu’à quel point pourra-t-on améliorer nos appareils ?

P.G. Améliorer l’efficacité est un levier crucial pour réduire la consommation d’énergie et les émissions de CO2, cela dans tous les domaines : bâtiments, industrie, transport, … au niveau mondial, l’intensité énergétique (manière de mesurer les gains d’efficacité) s’améliore à un rythme d’environ 2 % par an, moitié moins de ce qui serait nécessaire pour viser la neutralité carbone vers le milieu du siècle, selon l’objectif de l’Accord de Paris. Les difficultés à progresser au bon rythme sont à la fois liées aux investissements requis (600 milliards de dollars environ au niveau mondial actuellement), aux difficultés parfois à délivrer les gains promis (comme dans la rénovation du logement), et à l’effet rebond (les gains en efficacité conduisant à un relâchement des comportements).

La solution la plus efficace ne serait-elle pas de changer drastiquement nos modes de vie ? Quand on voit que mettre le monde à l’arrêt en 2020 n’a permis qu’une baisse de 7 % de nos émissions…

P.G. La période actuelle, comme l’a montré le résultat des élections européennes, est plutôt caractérisée par un recul des ambitions environnementales. Dans un contexte de « backlash », l’imposition d’un changement drastique des modes de vie me paraît difficilement envisageable. Toutefois, il est essentiel de se convaincre que tout miser sur le progrès technique serait un pari hasardeux, et que nous ne pourrons couper à un débat démocratique autour de la sobriété (et non, pas seulement, sous la pression des chocs, comme en 2022). Dans une société consumériste depuis des décennies, débattre de la « fin de l’abondance » sera douloureux, mais nécessaire.

L’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz, « Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie », a fait grand bruit récemment. Selon lui, les sources d’énergies ne se remplacent pas, elles s’empilent. La conclusion est limpide : la transition énergétique n’aura pas lieu. Qu’en pensez-vous ?

P.G. L’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz remet en question l’idée d’une transition énergétique linéaire. Selon lui, les nouvelles sources d’énergie ne remplacent pas les anciennes, mais s’y ajoutent, augmentant la consommation totale. Cette perspective critique suggère que sans une véritable rupture dans nos modes de consommation et de production, la transition énergétique restera inachevée. Il est donc crucial d’adopter une approche holistique, intégrant des changements technologiques, économiques et sociaux pour parvenir à une société durable.

Il est difficile d’affirmer que ces observations historiques ne s’appliquent pas dans le cas de la transition vers des sociétés décarbonées. Mais, à la différence des précédentes grandes transformations énergétiques, nous sommes cette fois placés dans l’obligation d’opérer réellement une transition, tout réduire massivement le recours aux énergies fossiles, qui pèsent encore 80 % du bilan à l’heure actuelle, et cela sous contrainte de disponibilité des minerais et matériaux des nouvelles filières. Le cahier des charges est clair, le défi est immense. La lucidité doit s’imposer à nous, ce que ne reflète pas le débat des campagnes électorales du printemps 2024…