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L’intelligence artificielle, un cas d’« exubérance » irrationnelle ?

Comment interpréter la bulle boursière autour des valeurs liées à l’intelligence artificielle, dans un contexte d’exubérance irrationnelle de l’intelligence artificielle ? Pour Françoise Benhamou, répondre à la question revient à s’interroger sur plusieurs points dont la solidité de l’économie américaine et la souveraineté européenne.

Assiste-t-on sur les marchés boursiers, avec l’engouement pour les groupes liés à l’expansion de l’intelligence artificielle, à des « exubérances irrationnelles », pour reprendre l’expression de Robert Shiller ? Ou s’agit-il plutôt de la reconnaissance du caractère central de l’IA pour l’économie de demain ? Même Sundar Pichai, patron de Google, n’a pas hésité à pointer l’irrationalité qui préside à l’engouement pour l’IA. L’emballement des marchés rappelle des schémas bien connus où les investisseurs, extrapolant des tendances antérieures, deviennent excessivement optimistes. Puis vient le retournement, lorsque les mêmes procèdent à des reventes en cascade dans la crainte que demain soit pire encore qu’aujourd’hui.

La bulle au grossissement de laquelle nous assistons questionne la place de l’IA. Elle interroge aussi la solidité de l’économie américaine, la concentration qui prévaut dans le secteur, le comportement des investisseurs et, in fine, la souveraineté des Européens.

Une IA omniprésente, mais aux effets encore flous

Concernant la place de l’IA, on constatera qu’elle est partout dans l’économie et même au-delà. Mais on ignore encore ses véritables effets sur la conjoncture, les compétences et l’organisation du travail. Tandis que le dernier lauréat du prix Nobel d’économie, Philippe Aghion, met en évidence les progrès gigantesques que l’on peut en attendre, Daron Acemoglu, lauréat du prix Nobel l’année précédente, s’inquiète de ses conséquences sur l’emploi. Il s’inquiète aussi du caractère pour partie illusoire des gains de productivité qui en résultent. Loin d’être anecdotique, le groupe allemand Allianz Partners envisage la suppression de 1 800 emplois (8 % des 22 600 salariés de la compagnie) du fait de l’utilisation de l’IA dans ses services de relation client.

Une économie américaine portée par les « Sept Magnifiques »

Concernant l’économie américaine, il faut noter que sans les « Sept Magnifiques » – Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Tesla et Nvidia –, elle serait en récession. Toutes ces entreprises relèvent du secteur des technologies. Elles appartiennent à une économie où chacun se tient par la barbichette : investissements chez les fournisseurs – premier pas d’une stratégie industrielle de concentration verticale ? – mais aussi chez le client. Quand Nvidia prévoit d’investir 100 milliards de dollars dans OpenAI, le groupe sait qu’une part des revenus d’OpenAI servira à acheter des microprocesseurs produits par Nvidia.

Des investisseurs très exposés à la bulle spéculative de l’intelligence artificielle

Quant au comportement des investisseurs, il répond au besoin d’endettement nécessaire aux gigantesques investissements dans l’IA, y compris de la part de Meta, Alphabet, Oracle, mais son niveau est tel qu’il faut s’interroger. La prise de risque est aussi celle aussi des ménages américains attirés par des perspectives de gain très médiatisées. Si cette bulle éclatait, ils perdraient des sommes importantes, grevant ainsi leur potentiel de consommation.

Valorisations excessives et décrochage des fondamentaux

Cette bulle se manifeste encore par le niveau de capitalisation boursière de Nvidia, devenu supérieur au PIB allemand. On dira que la firme est profitable.
Mais que penser, en regard de cette réussite industrielle remarquable, d’OpenAI ? Son introduction en bourse est envisagée à moyen terme. L’entreprise est certes formidablement innovante, mais elle affiche 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires, des pertes importantes, et une valorisation à 500 milliards selon ses dernières augmentations de capital. Or c’est bien le décrochage entre valeur boursière et fondamentaux des entreprises qui conduit à l’éclatement des bulles spéculatives.

L’Europe face au risque de dépendance technologique

La question suivante porte sur la place de l’Europe. Sergio Mattarella, Président de la République italienne, évoque le danger de la « vassalisation heureuse » et insiste : « il faut choisir : être ‘protégés’ ou être ‘protagonistes’ ». Cela doit s’appliquer au champ de la technologie : choisir d’investir au niveau européen pour éviter une dépendance inquiétante. Ou attendre, tout en s’en désolant, les conséquences de la perte de souveraineté que l’absence de champions européens entraîne, alors même que nous disposons des meilleures compétences. Cela vaut au-delà du cas emblématique de Yann Le Cun, qui fut jusque tout récemment patron de l’IA chez Meta.

On est tenté de conseiller aux spéculateurs de raison garder. Si l’IA demeure la frontière technologique de demain en maints domaines, santé notamment, elle est une illusion en d’autres domaines, où elle ne saurait être qu’un outil pour de meilleurs services, ou peut-être de moins bons.

Dernier livre paru : Négligences. Une économie de l’inattention, avec Maya Bacache Beauvallet, Calmann Lévy, 2025.