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Vers une nouvelle vague de désindustrialisation ?

La perspective n’est pas bonne en Europe et en France, en raison d’une conjonction de facteurs endogènes et exogènes.

La zone euro s’est déjà beaucoup désindustrialisée depuis 2021, la France depuis 2000. À la différence de ce qu’on a observé aux États-Unis, ce recul du poids de l’industrie manufacturière n’a pas été compensé par une hausse du poids des services technologiques. On peut craindre que la désindustrialisation de l’Europe se poursuive et même s’accélère pour de multiples raisons : faiblesse de la Recherche-Développement et de l’investissement, en particulier de l’investissement de robotisation des entreprises ; prix élevé de l’énergie et coût de la décarbonation de l’industrie ; faiblesse des compétences scientifiques de la population ; concurrence de la Chine et des États-Unis ; pression exercée par l’administration Trump pour que les entreprises européennes localisent leurs productions aux États-Unis.

La désindustrialisation de la zone euro et de la France n’est pas compensée par la croissance des services technologiques

Le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB dans la zone euro a nettement reculé depuis le début de 2021, passant de 16 % du PIB à 14,7 % du PIB à la fin de 2024. Dans le PIB de la France, il recule depuis 2000, et n’est plus que de 9,3 % à la fin de 2024 (graphique 1).

À la différence de ce qu’on a observé aux États-Unis, la désindustrialisation de la zone euro n’a pas été compensée – elle a même été amplifiée – par la croissance forte des services informatiques (graphique 2).

On sait que le recul du poids dans l’industrie manufacturière, s’il n’est pas compensé par un développement des services technologiques, est synonyme de recul de la qualification, de stagnation de la productivité, de difficultés à équilibrer le commerce extérieur. Malheureusement, on peut craindre que la désindustrialisation de la zone euro se prolonge.

Prix élevé de l’énergie en Europe et coût de la décarbonation

Depuis l’arrêt des livraisons de gaz naturel russe en Europe, avec la guerre en Ukraine, le prix du gaz naturel est devenu nettement supérieur en Europe à son niveau aux États-Unis – à la fin du mois de mai 2025, un Kwh de gaz naturel en Europe valait 35 euros, alors qu’il valait 10 dollars aux États-Unis. Cela génère une incitation claire pour les entreprises européennes grosses consommatrices d’énergie (acier, aluminium, engrais, plastiques…) à délocaliser leurs productions outre-Atlantique. De plus, les entreprises industrielles localisées en Europe doivent faire face aux coûts élevés de la décarbonation, ce qui consiste à détruire du capital utilisant des énergies fossiles pour les remplacer par du capital utilisant les énergies renouvelables, avec l’objectif de parvenir à « zéro émissions nettes de CO2 » en 2050.

Faiblesse de la R&D et de l’investissement, en particulier de l’investissement de robotisation, en Europe et en France

Les entreprises européennes et françaises fournissent un effort de Recherche-Développement nettement inférieur à celui des entreprises américaines (graphique 3).

Il n’y a pas d’insuffisance de la recherche fondamentale en Europe et en France, ce que montre le nombre de brevets déposés ou d’innovations de rupture réalisées ; mais une insuffisance claire de la recherche en entreprises, qui permet de trouver des applications pratiques à la recherche fondamentale. La robotisation de l’industrie est aussi insuffisante dans la plupart des pays européens, à l’exception de l’Allemagne (tableau 1) et à un moindre degré de la Suède, du Danemark et de la Slovénie.

La robotisation de l’industrie est très faible, en particulier en Espagne et en France. Cela confirme l’insuffisance de l’investissement en nouvelles technologies en Europe. Hors logiciels, le taux d’investissement en nouvelles technologies par rapport au PIB est de 0,7 % dans la zone euro, 0,6 % en France et 1,2 % aux Etats-Unis.

Faiblesse des compétences scientifiques de la population

Le tableau 2 montre le niveau des compétences scientifiques des adultes, tel qu’il est mesuré par l’enquête PIAAC de l’OCDE (compétences en numératie) :

On voit la faiblesse des compétences scientifiques des adultes en France, en Espagne et en Italie, ce qui rend difficile le développement d’une industrie moderne.

Concurrence de la Chine et des États-Unis

La faiblesse des coûts de production en Chine (tableau 3), alors que le niveau technologique de la Chine (pour les cellules photovoltaïques, les batteries électriques, les éoliennes, le matériel de télécommunication…) est élevé, pousse à délocaliser des productions vers la Chine et aussi vers les autres pays d’Asie du Sud-Est, depuis la zone euro (graphique 4).

L’Inflation Reduction Act (IRA), mis en place par l’administration Biden aux États-Unis, prévoit 369 milliards de dollars sur dix ans pour soutenir la transition énergétique (subventions aux véhicules électriques produits en Amérique du Nord, subventions aux investissements solaires, à la décarbonation de l’industrie) et a constitué une composante importante de l’attractivité des États-Unis.

Politique visant à relocaliser l’industrie aux États-Unis de l’administration Trump

Quelque 18 % des exportations des biens de la zone euro et 8 % des biens de la France sont destinées aux États-Unis. Avec les droits de douane, l’administration Trump essaie d’inciter les entreprises industrielles européennes à localiser leur production outre-Atlantique. L’efficacité des droits de douane sera limitée parce que les compétences de la population active sont faibles aux États-Unis et que ces derniers sont proches du plein emploi. Cependant, certaines annonces de développement des capacités industrielles américaines ont été faites, par exemple CMA-CGM, Sanofi, Stellantis, Siemens, Saint-Gobain… De plus, la politique suivie de dollar faible va accroître l’attractivité des Etats-Unis pour les investissements industriels.

Quels mécanismes pourraient accroître l’attractivité de l’Europe et de la France pour l’industrie ?

La perspective est clairement celle de la poursuite de la désindustrialisation de l’Europe et de la France, avec le prix élevé de l’énergie, la faiblesse de la R&D en entreprise, celle de la robotisation de l’industrie dans la plupart des pays européens et en France, la faiblesse des compétences scientifiques des adultes, la concurrence de la Chine et les politiques menées aux Etats-Unis par toutes les administrations pour doper leur attractivité.

Comment l’Europe ou la France peuvent-elles réagir à cette menace de l’aggravation de la désindustrialisation ? Le prix de l’énergie restera plus élevé en Europe qu’aux États-Unis avec l’absence de ressources en énergies fossiles en Europe, avec les prix élevés de l’électricité d’origine nucléaire, avec le coût du développement des réseaux et des capacités de stockage d’électricité pour les rendre compatibles avec la croissance de la part des énergies renouvelables.

La faiblesse de la R&D en entreprise et celle de la robotisation – en dehors du cas de l’Allemagne – révèlent l’aversion pour le risque élevée des entrepreneurs européens, qui sera difficile à corriger. La faiblesse des compétences des adultes risque fort d’être permanente, puisque les compétences des jeunes mesurées par l’enquête PISA sont très faibles (en Allemagne, en France, en Espagne, en Italie…). La politique agressive de l’administration américaine va évidemment durer.

https://www.youtube.com/watch?v=8ZXbMg1Xf38
La compétitivité européenne était au programme des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence 2025, lors d’une session réunissant Benoît BAZIN (Saint-Gobain), Thomas BUBERL (Axa), Patrick POUYANNÉ (TotalEnergies) et Clare WOODMAN (Morgan Stanley)

Les moyens d’actions sont donc limités. On peut penser toutefois au développement des secteurs qui restent forts (industrie de l’armement, industrie pharmaceutique, industrie agroalimentaire), à un financement européen et non national des investissements dans la production d’équipements militaires, au développement de quelques secteurs stratégiques (semi-conducteurs, batteries électriques), en acceptant des transferts de technologie vers l’Europe des industriels étrangers (chinois, taïwanais) en avance technologique sur l’Europe.