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Où va l’Europe ?

La France s’apprête à laisser la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne qu’elle occupe depuis le 1er janvier. Pour Paris, le sujet Europe ne va pas perdre en importance, bien au contraire. Le quinquennat qui s’ouvre va permettre au président de la République, Emmanuel Macron, de continuer à jouer cette carte incontournable.

Où va donc l’Europe et quels moyens mettre en œuvre pour la rendre plus utile et efficace face aux blocages encore trop nombreux, et au scepticisme de l’opinion publique ? L’objet de cette note est de présenter des propositions d’avancées concrètes face aux nombreux défis qui nous font face, sans parti-pris.

Christian de Boissieu interroge : faut-il plus, et surtout mieux d’Europe ? Et l’auteur de cette note d’égrener les pistes concrètes, au premier rang desquelles la mise en place de stratégies industrielles ambitieuses, réussir la transition énergétique et écologique, concrétiser l’Europe de la Défense, redéfinir les règles budgétaires communes, etc. Voici une mise en perspective des défis et opportunités de la gouvernance européenne.


Il ne faut pas se tromper sur le sens de la causalité entre les crises et la construction européenne. Si certaines crises, de nature très diverse, ont engendré plus d’Europe et continuent à le faire, ce ne sont pas les progrès, d’ailleurs en dents de scie, dans l’intégration européenne qui en tant que tels ont suscité des crises.

Plus, et surtout mieux d’Europe ? La crise financière enclenchée en 2007-2008, le Covid 19 et maintenant la guerre en Ukraine ont poussé l’Europe à rechercher « l’autonomie stratégique », donc une part de souveraineté, à une échelle supranationale. Cette ambition concerne des secteurs aussi différents que les médicaments, la réindustrialisation, la défense et la sécurité, la régulation du Net, les financements… Faut-il voir dans ce mouvement des réponses pragmatiques face aux défis actuels, une vraie volonté politique partagée de « profiter » de ces défis pour opérer de réels sauts qualitatifs dans la construction de l’Europe, ou une forme de fuite en avant pour masquer des divergences intra-européennes profondes ? Nous sommes au milieu du film, et l’avenir tranchera.Plus, et surtout mieux d’Europe ? La crise financière enclenchée en 2007-2008, le Covid 19 et maintenant la guerre en Ukraine ont poussé l’Europe à rechercher « l’autonomie stratégique », donc une part de souveraineté, à une échelle supranationale. Cette ambition concerne des secteurs aussi différents que les médicaments, la réindustrialisation, la défense et la sécurité, la régulation du Net, les financements… Faut-il voir dans ce mouvement des réponses pragmatiques face aux défis actuels, une vraie volonté politique partagée de « profiter » de ces défis pour opérer de réels sauts qualitatifs dans la construction de l’Europe, ou une forme de fuite en avant pour masquer des divergences intra-européennes profondes ? Nous sommes au milieu du film, et l’avenir tranchera.

Rien n’est écrit à l’avance, rien ne se produit de manière mécanique. La crise bancaire mondiale a suscité en 2008 un regain d’Europe, qui a débouché un peu plus tard sur l’union bancaire. Le Covid-19 a enfanté la première mutualisation de dettes publiques à l’échelle européenne. Il n’est pas du tout certain que la stagflation, qui gagne l’Europe comme les autres régions du monde, conduira à un autre saut qualitatif dans la construction européenne.

A ce stade, il faut simplement noter la multiplication des initiatives. Parce qui a été un peu vite dénommé le « serment de Strasbourg » de mai 2022, le Président Macron a prôné le scénario d’une Europe à plusieurs vitesses (je reviendrai plus loin sur ce point) et d’une « communauté politique européenne » afin d’accueillir des pays qui veulent adhérer à l’UE mais, en pratique, devront patienter un certain temps (et même plutôt un temps certain…) comme l’Ukraine. Dans le sillage des propositions avancées en mai 2022 par la Conférence sur l’avenir de l’Europe, les eurodéputés viennent de réclamer en juin une réforme profonde de la gouvernance de l’Europe, renforçant les prérogatives du Parlement européen (qui obtiendrait le droit d’initiative, partagé avec la Commission européenne) et préconisant le passage à la majorité qualifiée pour des domaines jugés « pertinents » comme les sanctions économiques ou la fiscalité. La Pologne bloque toujours la recommandation venant de l’OCDE d’une taxe minimale de 15% sur les multinationales. Le Parlement européen veut aussi pouvoir amender le projet de budget européen, une demande qui conforterait la démocratie de l’UE.

L’objet de cette note est donc de mettre en perspective les défis et les opportunités de la gouvernance européenne, partant de l’idée que le statu quo institutionnel n’est pas vraiment une option à la lumière des crises mondiales auxquelles l’Europe comme les autres continents ont été confrontés depuis quinze ans. Les chantiers à traiter sont nombreux et complémentaires, puisqu’ils couvrent les stratégies industrielles, la transition énergétique et écologique, la défense et la sécurité, la redéfinition des règles budgétaires communes, l’Europe monétaire, bancaire et financière, enfin, last but not least, le système de gouvernance européen.

Pour des stratégies industrielles ambitieuses

La pandémie puis la guerre en Ukraine ont mis au premier plan les thèmes de la relocalisation et de la réindustrialisation. Par- delà certains effets de mode, il convient de préciser la portée de plusieurs débats actuels.

Relocaliser sur le territoire national des activités parties à l’étranger, en particulier en Asie, à l’époque pour de bonnes raisons économiques ? On ne va pas dérouler à l’envers le film de la mondialisation, d’autant plus que ce serait folie de nier le principe de la spécialisation internationale sur la base des avantages comparatifs. La relocalisation concerne quelques secteurs, devenus pour certains symboliques à la lumière de la crise sanitaire. La dernière usine française de paracétamol avait fermé ses portes en 2008. En 2022, plusieurs projets industriels vont permettre d’en développer les principes actifs dans l’Hexagone. Même constat pour d’autres segments de la filière santé/médicament. Pour certaines autres productions, l’autonomie stratégique industrielle doit être recherchée à l’échelle de l’Europe plutôt que pour chaque pays-membre.

En fait, plutôt que de relocaliser, il s’agit de localiser sur le territoire national ou en Europe de nouvelles activités à forte valeur ajoutée et intenses en contenu d’innovation. La stratégie industrielle doit être résolument tournée vers l’avenir (« forward looking ») et pas obsédée par le rétroviseur. Pour mesurer l’effet d’entraînement de ces nouvelles activités (batteries et véhicules électriques, hydrogène, digital, finance verte…) sur les autres secteurs, j’utiliserais volontiers un instrument d’analyse à tort passé de mode, le tableau inputs- outputs de Léontief. Tableau nécessairement élargi en y ajoutant tout ce qui se rapporte à l’immatériel.

Le thème de la réindustrialisation appelle aussi quelques précisions. En France comme ailleurs, l’industrie au sens strict a tendanciellement chuté en proportion du PIB ; elle ne représente aujourd’hui qu’environ 12% du PIB total et de l’emploi. La moitié des chiffres allemands. Mais il faut élargir le débat car la séparation entre l’industrie et les services devient de plus en plus artificielle, une part significative des services étant directement ou indirectement liée aux services, et car la filière agricole comporte de nombreux segments industriels. Donc, l’objectif de réindustrialisation pour un pays comme la France va bien au-delà des 12% de l’activité et de l’emploi.

Le retour des stratégies industrielles-je parle de retour car, pendant longtemps l’idée même de politique industrielle a été bannie de la pensée et des débats de politique économique-comporte un volet national important. Du côté français, vu la dimension abyssale et structurelle de notre déficit extérieur, tout doit être fait pour améliorer la compétitivité des entreprises : poursuite de la baisse des impôts de production, maintien voire renforcement du crédit impôt recherche, poursuite de la baisse des charges à condition qu’elle soit financée par une réduction des dépenses publiques,… Je veux évoquer ici la dimension européenne des nouvelles stratégies industrielles :

1. Dans beaucoup de secteurs, pour profiter des avantages de la grande taille et des potentielles économies d’échelle, il faut favoriser des coopérations à plusieurs, sans chercher à faire des formules Airbus partout. Par exemple, la coopération franco-allemande est nécessaire pour localiser en Europe la production de batteries électriques. Cette coopération doit être ouverte à d’autres pays-membres qui souhaiteraient s’y joindre. Même approche pour des éléments clefs de la filière santé/ médicament. Dans le numérique, ce serait folie de prétendre construire des GAFAM allemandes, françaises, italiennes… La recherche d’économies d’échelle et de la taille critique requiert, à nouveau, de compter sur les pays qui « le veulent et le peuvent ». Certainement pas les 27, mais souvent au-delà du seul couple franco-allemand.

2. Surtout, ne pas abandonner l’idée d’un « Small Business Act » (SBA) au niveau européen. Cela fait des années que le sujet est évoqué sans être concrétisé. Un SBA sur le modèle américain permettrait de réserver systématiquement une part significative des marchés publics, nationaux et locaux, aux PME. Des PME qui jouent un rôle crucial dans la création d’emplois mais aussi, on ne le dit pas assez, dans la recherche et l’innovation.

3. Pour certains secteurs essentiels pour notre compétitivité et notre croissance, la création d’Agences européennes chargées de leur promotion serait la bienvenue. Bien sûr, les résistances seront fortes au nom de la souveraineté nationale, ou plus exactement de ce qu’il reste de souveraineté nationale… Je pense à tout ce qui concerne les nouvelles technologies (blockchain, intelligence artificielle, métavers…), ou à tout ce qui touche au biomédical. Sur ce dernier exemple, il y a certainement des leçons à tirer de l’expérience de la BARDA (« Biomedical Advanced Research and Development Authority ») américaine.

4. Une mesure transversale doit fonder les nouvelles stratégies industrielles en Europe : faire évoluer la politique européenne de la concurrence dans un sens plus favorable aux M&A et à la concentration. Depuis vingt ans, la Commission européenne s’est opposée à des fusions dans de nombreux secteurs, au nom de la protection des consommateurs. Mais ce serait une erreur grave de mettre en opposition aujourd’hui compétitivité des entreprises et protection des consommateurs. En pratique, des firmes affichant plus de productivité et plus de compétitivité sont en mesure d’en faire profiter leurs clients via des baisses, absolues ou relatives, de leurs prix. Dans les autres régions du monde, la concentration croît rapidement. L’Europe ferait preuve d’une naïveté coûteuse si elle empêchait ses entreprises de profiter des effets d’échelle. Je maintiens que l’on peut faire évoluer la politique européenne de la concurrence dans la direction suggérée sans changer les textes fondateurs – ce qui serait politiquement compliqué compte tenu de la contrainte d’unanimité. Il suffit que la Commission européenne et la Cour de justice de l’UE modifient l’interprétation donnée à ces textes, et ce faisant fassent évoluer leur jurisprudence.

5. La régulation du Net doit se faire à l’échelle européenne. Aux défis du digital, l’Europe vient de répondre par deux textes importants et complémentaires, le Digital Markets Act (DMA), qui confère aux autorités européennes compétentes des pouvoirs étendus pour réguler la concurrence dans le secteur, et le Digital Services Act (DSA), qui permet de vérifier la transparence et le bon fonctionnement des plateformes et de s’assurer des propriétés des contenus. Il est clair que ces textes n’auraient pas vu le jour, relativement vite en comparaison des délais habituels de la décision européenne, sans le désir de répondre au pouvoir exorbitant des GAFAM (et des effets de domination des États- Unis associés), et sans la volonté de la France de faire adopter de tels textes sous présidence française de l’UE.

Ces deux textes marquent une étape significative dans la réponse de l’Europe aux divers défis du numérique. Mais il convient de fixer leur portée : il y a là une démarche plus négative, en particulier vis-à-vis des géants américains, chinois,… du Net plutôt que d’une approche réellement constructive. La réponse réglementaire aux GAFAM ne peut pas tenir lieu de réponse industrielle. C’est pourquoi il va falloir que les États-membres, en convergence, facilitent l’apparition de géants européens du numérique susceptibles de concurrencer les GAFAM, qui pour le moment conservent une longueur d’avance pour l’innovation digitale. Une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour un tel rééquilibrage : il faut, comme indiqué, que la politique européenne de la concurrence évolue pour ne plus décourager la création de grandes entités. Il faudra aussi que l’interprétation et la jurisprudence engendrées par le DMA ne se retourne pas contre la constitution de GAFAM européennes, ce qui serait à la fois un paradoxe réglementaire et une conséquence industrielle perverse !

Réussir la transition énergétique et écologique

Comment sanctionner la Russie sans se tirer une balle dans le pied ? C’est l’équation énergétique compliquée que l’Europe doit résoudre, tout en respectant ses objectifs écologiques, en particulier ceux de la COP 21.

L’Europe affiche sa détermination et sa cohérence lorsqu’elle décide de réduire de 90% ses importations de pétrole d’ici la fin de 2022, lorsqu’elle élargit le périmètre des banques russes coupées du réseau SWIFT (en rajoutant surtout la Sberbank). La convergence européenne demeure beaucoup plus difficile pour le gaz compte tenu de la dépendance persistante, même si elle baisse, de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe. Les écarts impressionnants dans les « mix » énergétiques des pays-membres, entre ceux qui mettent le paquet sur les énergies renouvelables, ceux qui relancent le nucléaire, ceux qui comptent sur l’hydrogène, etc. limitent et vont continuer à plafonner les ambitions de toute politique européenne de l’énergie.

Afin de réduire sa dépendance à la Russie, l’Europe se tourne vers l’Afrique. Ici, ce n’est pas la France mais l’Italie qui a montré la voie, avec l’accord signé par les autorités italiennes avec l’Algérie pour la livraison de gaz, et avec d’autres négociations en cours avec l’Angola et le Congo. Vu les réserves énergétiques de l’Afrique, l’effet de substitution avec la Russie est en mesure de s’appliquer, avec au moins deux interrogations à la clef :

  1. Les délais avec lesquels la nouvelle carte des flux d’exportations et d’exportations énergétiques est susceptible de se dessiner risquent d’être longs au regard des urgences à traiter ;
  2. L’intensité de la concurrence entre la Chine, l’Europe et l’Afrique elle-même(qui a besoin d’autoconsommer une partie de ses productions) pour l’accès aux énergies venant du continent africain ne saurait être sous-estimée.

Quoi qu’il en soit, l’Afrique pourrait profiter de divergences intra- EU sur les questions énergétiques. C’est pourquoi une démarche communautaire semble préférable au chacun pour soi lorsqu’il s’agit concrètement de réduire la dépendance au pétrole et au gaz russes grâce à des substitutions.

L’Europe, de tous les continents, est le « bon élève » de la classe écologique, celui qui fait la course en tête pour la mise en œuvre de l’accord de Paris. Les divergences d’intérêts nées des écarts dans les politiques énergétiques nationales, les désaccords politiques et des considérations propres à chaque pays-membre expliquent la multiplicité des points encore en débat par-delà la convergence sur les grands principes. Sans chercher l’exhaustivité, j’évoque ici trois questions pendantes :

  1. Le marché du carbone. Les eurodéputés ont certes validé la fin des voitures thermiques pour 2035, mais ils se sont déchirés sur le calendrier de la fin des quotas gratuits pour les entreprises, sur le rythme de réduction des émissions carbone et sur l’instauration d’une taxe carbone aux frontières. A court terme, les jeux politiciens l’ont emporté. Je reste globalement optimiste : le Parlement européen devrait assez vite valider la réforme du marché du carbone en Europe.
  2. Le financement de la transition. Certes le programme européen Next Generation EU consacre le tiers de ses 750 milliards d’euros au financement de la transition énergétique et écologique dans l’UE. Certes, les plans nationaux de relance face au Covid-19 ont fait à peu près de même. Reste que les investissements à financer vont requérir d’aller au-delà, en attirant vers des financements longs et à rentabilité aléatoire une part significative de l’épargne privée, y compris celle accumulée face au Covid-19. On ne pourra pas trop compter sur les banques pour assurer de tels financements, aussi parce que la réglementation bancaire (en particulier Bâle III) contraint fortement leur capacité à accorder des financements longs. Alors, il va falloir s’appuyer sur les marchés financiers, sur les fonds d’investissement, et probablement aussi sur des incitations fiscales afin d’améliorer, pour les investisseurs, le couple rendement/risque associé à de tels financements longs.
  3. La taxonomie des financements durables et en particulier « verts ». Il est urgent de mettre un peu d’ordre dans le foisonnement de la finance durable et tout spécialement verte. Chaque émetteur, pour attirer des investisseurs, se prétend plus vert, plus responsable, plus éthique que les autres, avec à la clef la réalité fréquente du « greenwashing ». Et cette normalisation des critères extra-financiers, appelés à occuper une part croissante dans la finance mondiale, doit intervenir à l’échelle européenne car des fossés significatifs entre les pays-membres seraient incompatibles avec l’idée même d’un marché unique des services financiers dans l’UE. Depuis des mois, les débats européens tournent autour de questions, apparemment techniques, en fait éminemment politique, du traitement du gaz et du nucléaire de la taxonomie européenne. La Commission propose de classer ces deux sources d’énergie comme « vertes », ce qui me paraît raisonnable, alors que les deux commissions compétentes du Parlement européen viennent d’adopter la position inverse. Nous y verrons plus clair début juillet lors du vote du Parlement européen sur le sujet. Mais cette guéguerre à répétition entre la Commission et le Parlement vient ternir l’image d’unité européenne, sur des thèmes de haute importance à propos desquels les autres régions du monde-je pense tout spécialement aux États-Unis et à la Chine- peuvent être incitées à tirer prétexte des divisions intra-européennes pour ne pas elles-mêmes avancer…

Concrétiser l’Europe de la défense

Avant 2022 et la guerre en Ukraine, nombre de pays européens avaient réduit leurs efforts de défense en proportion de leur PIB, au nom de ce que l’on appelait dans le temps les « dividendes de la paix ». Depuis février dernier, le réveil est brutal. Avec, en toile de fond, cette interrogation récurrente pour les pays européens : y a-t- il à choisir entre l’ancrage à l’OTAN et la construction, forcément lente, d’une Europe de la défense et de la sécurité ?

Face à l’agression russe, le bouclier de l’OTAN gagne en attractivité au point d’attirer des pays scandinaves traditionnellement neutres. Les pays européens sont rappelés à l’ordre pour consacrer au moins 2% de leur PIB à l’effort de défense. A la date de 2021, seuls 8 pays sur 26 membres de l’OTAN respectaient ce seuil, la France étant tout près avec 1,9%. L’Allemagne, avant l’annonce du plan de 100 milliards d’euros, était à 1,5%. L’Europe est encore loin des États-Unis (3,5%). Quant à la Russie, son 4,1% ne doit pas être trop surinterprété tant le PIB russe reste modeste en regard du PIB américain…

Revenons justement au plan allemand. Avec ces 100 milliards, l’Allemagne va atteindre le seuil de 2%. Il y a là une condition nécessaire, certainement pas suffisante, pour une Europe de la défense. Le parlement allemand, préoccupé du passage à l’acte après les bonnes intentions, a validé début juin la création d’un fonds spécial doté des 100 milliards. Une somme qui va être entièrement dédiée à la modernisation de la Bundeswehr, donc à la mise à niveau d’une armée allemande très en retard par rapport aux grands voisins européens. Il s’agit là d’une dotation exceptionnelle, qui finance un rattrapage de l’Allemagne en matière de défense, sans pour autant sécuriser une augmentation pérenne du budget que l’Allemagne consacre à cette défense. L’achat par l’Allemagne de F35 américains tout de suite après l’annonce du programme allemand a paru contredire, à court terme, le message envoyé au reste de l’Europe, même si de bons arguments technologiques ont pu être avancés à titre de justification.

Pour renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe de la défense, plusieurs axes doivent être privilégiés :

  1. Il convient d’élargir le périmètre géographique des coopérations intra-européennes, en rassemblant tous les pays qui « le veulent et le peuvent ». Des leçons doivent être tirées de l’existant, qu’il s’agisse d’Airbus, de MBDA, … Il serait souhaitable que le projet SCAF d’avion de combat du futur, qui regroupe aujourd’hui la France, l’Allemagne et l’Espagne, attire d’autres partenaires sans que soit remis en cause l’échéance de 2030. De même, le projet franco-allemand de char de combat (MGCS) doit intéresser d’autres pays surtout dans le contexte né de la guerre en Ukraine. L’extension géographique de telles coopérations industrielles est, à court terme, préférable au lancement de nouveaux projets. Réussissons d’abord ce qui a déjà été négocié, plutôt que de se lancer dans une sorte de fuite en avant en multipliant sans les concrétiser de nouvelles initiatives.
  2. Dans la conception des coopérations industrielles en matière de défense, il faut favoriser celles qui vérifient au moins l’un des deux critères suivants et a fortiori les deux ; L’élargissement de la base industrielle et technologique de défense (BITD), ce qui est une manière de valoriser encore mieux l’innovation dans le domaine ; L’accent mis sur les projets à forte dualité civil/militaire. Sans copier servilement les États-Unis, nous devons tirer la leçon de la force de la dualité dans l’économie de défense américaine. La DGA n’est pas la DARPA américaine, qui joue un rôle éminent dans la promotion aux États-Unis de la recherche duale. Il faudrait relancer la DGA et la faire évoluer vers un modèle d’agence inspiré de la DARPA.
  3. L’Europe doit se positionner très vite et favorablement sur les thèmes de la cybersécurité et de l’intelligence artificielle appliquée à la défense. Les initiatives françaises en matière de cybersécurité rejoignent, peu ou prou, ce qui est fait par nos partenaires : création d’un Commandement de la cyberdéfense placé sous l’autorité du Chef d’état-major des armées, création d’une « Cyber Defence Factory », pilotée par la DGA, mise en place de l’Agence de l’innovation de défense (AID) en charge de financer des projets, de soutenir des start-ups dans le domaine… La convergence des défis et des réponses apportées ouvre la voie à plus de coopération intra-européenne sur ces sujets.
  4. Le Small Business Act, suggéré plus haut, doit s’appliquer au secteur de la défense comme aux autres secteurs. Cela doit permettre de reconnaître le rôle central des PME dans la filière défense et sécurité, et dans le renforcement de la BITD.
  5. L’Agence Européenne de défense (AED), créée en 2004, n’a pas vraiment réussi à décoller. Il faut la mettre au centre du dispositif et des coopérations dans les programmes d’armement, comme c’était posé dans sa charte constitutive et alors que le Danemark vient de la rejoindre.

Redéfinir les règles budgétaires communes

La pandémie a engendré le « quoi qu’il en coûte » un peu partout en Europe, et, de fait, la guerre en Ukraine et ses conséquences le prolongent pour une durée indéterminée au moment où j’écris ces lignes. Face à la récession de 2020 et au fort ralentissement de 2022 (voire une nouvelle récession), il était et il est encore justifié de mener des politiques budgétaires et fiscales contracycliques, donc de laisser filer déficits publics et dettes publiques. La Commission européenne n’avait pas d’autre choix que de mettre entre parenthèses le pacte de stabilité et de croissance (PSC) dès mars 2020, activant ainsi la clause de sauvegarde prévue par les traités. La suspension du PSC est désormais validée pour durer jusqu’à la fin de 2023.

Avant même la pandémie, les normes du PSC étaient déjà en débat, aussi bien pour la limite de 3% du PIB pour le déficit public (État, collectivités locales, sécurité sociale) que pour le seuil de 60% pour le ratio de dette publique (même périmètre). Aujourd’hui, le sentiment dominant est qu’il faut refonder le PSC. Le refonder car il ne s’agit en aucune façon de jeter le bébé avec l’eau du bain : le principe d’une gestion responsable de leurs finances publiques par les pays-membres de l’euro n’est pas négociable. La réalité oblige cependant à affirmer que des règles systématiquement violées perdent leur crédibilité. A la fin de 2021, le ratio de dette publique était de 150% pour l’Italie, 110% pour la France, 200% pour la Grèce. Même l’Allemagne était sortie des clous du fait des chocs à affronter, avec un ratio de 70%. Tout ceci intervenant dans un contexte de taux d’intérêt fort modiques, pour certains États emprunteurs de taux d’intérêt proches de 0% voire négatifs. La remontée des taux amorcée depuis quelques mois, et qui devrait se poursuivre sur la seconde moitié de 2022, n’arrange guère les affaires, des emprunteurs, publics ou privés. On sait que les stocks se corrigent beaucoup plus lentement que les flux, autrement dit qu’il est plus facile de réduire rapidement les ratios de déficits publics, alors que les ratios de dette publique sont rigides à la baisse (mais pas à la hausse !). Pour que la France ou l’Italie reviennent à 60% de dette publique il faudra des décennies, et encore sous des conditions favorables de taux de croissance et de taux d’intérêt. Une raison non pas pour encourager le laxisme budgétaire mais pour choisir des cibles qui ne soient pas hors de portée à un horizon de cinq à dix ans.

La mutualisation partielle des dettes publiques n’invalide pas la mise en œuvre de règles budgétaires nationales. Elle a été décidée face au défi du Covid-19, et dans la douleur du fait de la résistance des pays « frugaux » (Pays-Bas, Finlande, Autriche…) et avec des retards à l’allumage. Le plan Next Generation EU de 750 milliards d’euros est une opération « one shot », qui ne va pas se reproduire vite et souvent malgré les pressions favorables de certains pays (dont la France).

La réforme du PSC de 2003-2005 est loin d’avoir réglé la question du pilotage budgétaire et fiscal dans la zone euro. Certes, elle a in fine débouché sur le semestre européen, ce processus de concertation entre Bruxelles et chaque pays-membre à propos de leurs programmes économiques. Le jargon européen s’en donne à fond avec le « two pack » et le « six pack », une manière savante de désigner cette concertation. On croyait avoir progressé dans la bonne direction, en surveillant les soldes budgétaires « structurels », c’est-à-dire les soldes corrigés de l’impact de la conjoncture sur les dépenses et les recettes publiques afin de ne conserver que l’effet des mesures budgétaires et fiscales discrétionnaires. En pratique, le calcul des soldes structurels soulève nombre de questions méthodologiques qui en font un instrument de pilotage au niveau européen discutable.

Une autre approche, évoquée déjà par certains dès 2003 et revenue dans l’actualité, consisterait à sortir du calcul des déficits et des dettes certains postes considérés comme prioritaires : les dépenses liées à la transition écologique, la défense, la R&D publique, pourquoi pas l’éducation… On voit bien qu’en ouvrant ainsi la boîte de Pandore, on vide les budgets publics de leur sens financier. La frontière entre ce qui échapperait au calcul des soldes et ce qui resterait dans l’enveloppe prise en compte est arbitraire, et malgré quelques progrès récents de l’Europe de la défense pour cause de guerre en Ukraine, il n’y a aucune chance pour qu’un accord à 27 puisse être assez rapidement conclu sur ce sujet.

Il serait donc préférable de reconstruire le PSC en privilégiant deux critères : la soutenabilité (ou non) des dettes publiques, et une norme de progression des dépenses publiques qui, dans le cadre du processus de concertation, devrait être négociée pays par pays.

La soutenabilité s’apprécie en comparant le taux de croissance de l’activité (g) et le taux d’intérêt moyen sur la dette (r). L’intuition mais aussi le calcul montrent que la dette est soutenable lorsque (g) dépasse (r). Elle devient explosive donc non soutenable dans le cas inverse. Ce critère s’applique au plan macroéconomique (g est alors le taux de croissance du PIB) comme au niveau microéconomique (g est par exemple la croissance du chiffre d’affaires d’une entreprise). Dans ses travaux depuis 2019, Olivier Blanchard a posé que le régime de taux d’intérêt bas voire proches de zéro allait se poursuivre encore pendant assez longtemps (sans bien sûr pouvoir être plus précis). Ce faisant, il a probablement surestimé l’hypothèse de la soutenabilité. Car le choc à la hausse sur les taux d’intérêt a commencé en 2021, et, à la date de juin 2022, la remontée de toute la gamme des taux (taux courts et longs) est loin d’être achevée, aux États-Unis comme en Europe. Une autre question se pose à la lumière de l’expérience de ces dernières années : faut-il, dans l’optique de la soutenabilité, traiter de la seule dette publique, ou au contraire prendre en compte la dette totale (dette publique et dette privée) ? En pratique, les deux composantes sont souvent interdépendantes. Un exemple parmi d’autres : lors de la crise de la zone euro en 2010 s’agissant de l’Irlande, c’est la crise immobilière et le surendettement privé qui, provoquant une crise bancaire systémique, ont obligé l’État à intervenir. D’où creusement du déficit public et de la dette publique. Même scénario un peu plus tard en Espagne. Les vases communicants entre dette publique et dette totale inciteraient à traiter de la soutenabilité de la dette totale. Mais le critère de contrôlabilité conduit à maintenir le périmètre actuel du PSC, donc des règles portant sur la seule dette publique, car les pouvoirs publics et les banques centrales n’ont qu’une influence très indirecte et incertaine sur la dynamique des dettes privées Ce qui n’empêche pas d’être pleinement averti des interdépendances signalées.

Une norme de progression des dépenses publiques doit compléter le critère de soutenabilité. Elle a été suggérée en France par de nombreux experts. Il doit s’agir d’une norme de moyen terme, en particulier sur la durée du quinquennat. Si l’on veut du côté français abaisser le ratio de dépenses publiques ou de prélèvements obligatoires, il faut que, à moyen et long terme, les dépenses publiques augmentent moins vite que le PIB. Le fait que notre croissance potentielle, relativement inerte dans le court terme, soit modique-entre 1 et 1,5% en volume par an (un intervalle justifié par les incertitudes du calcul) signifie que la progression des dépenses publiques au sens de Maastricht (État, collectivités locales, sécurité sociale) devra être nulle voire négative en volume pour atteindre l’objectif fixé. On peut toujours rêver ! Mais derrière les calculs, c’est le thème de l’efficacité des dépenses publiques qui revient. En France, nous avons depuis des années multiplié les démarches et les sigles pour améliorer cette efficacité : la LOLF, la RGPP, la MAP, le projet CAP22, … Sans grand résultat. Il va nous falloir, très vite, combiner la volonté politique et une bonne méthodologie afin de progresser sur la voie de dépenses publiques mieux maîtrisées et plus efficaces. L’urgence de la démarche, je le rappelle, va provenir de l’augmentation inexorable des charges d’intérêt pour l’ensemble des emprunteurs publics du fait de la remontée des taux, augmentation qui va engendrer une pression considérable sur les autres postes budgétaires.

Consolider l’Europe monétaire, bancaire et financière

Pour une BCE résolument pragmatique

Comme les autres banques centrales, la BCE est confrontée aux affres de la stagflation : soit elle resserre rapidement sa politique pour lutter contre l’inflation, au risque d’accentuer le ralentissement de la croissance voire de provoquer (ou de contribuer à engendrer) une récession ; soit elle adopte une attitude moins agressive au risque de sortir de son mandat puisque son objectif « principal » (selon le traité de Maastricht est la stabilité des prix, elle-même menacée par l’inflation actuelle).

En comparaison de la Fed, la BCE a fait preuve jusqu’à présent de prudence et de pragmatisme. Le programme d’achat d’actifs se termine à la fin de juin 2022. Et le premier relèvement de ses taux directeurs- aujourd’hui respectivement à -0,5% pour le taux des facilités de dépôts et 1% pour le taux de refinancement des banques-par la BCE est annoncé pour la réunion de juillet, avec de nouveaux resserrements prévus pour l’automne prochain. D’aucuns reprochent à la BCE son retard vis-à-vis de la Fed, mais les différences de conjoncture et d’emploi des deux côtés de l’Atlantique justifient en partie un tel décalage. La BCE n’est pas moins indépendante que la Fed. Disons qu’elle est plus partagée que cette dernière entre les « faucons » et les « colombes » compte tenu des divergences de situation et de sensibilité entre les pays-membres, et vu qu’elle a par hypothèse moins d’expérience historique que la Réserve fédérale dans la gestion monétaire du cycle économique.

Le décalage évoqué et les différences « d’agressivité » expliquent pourquoi depuis quelques mois l’euro a baissé par rapport au dollar. Au cours actuel d’environ 1,05 dollar pour un euro, faut-il s’inquiéter pour la monnaie unique, sa crédibilité et son image ?

Non ! La sous-évaluation de l’euro vis-à-vis du billet vert reste modique, et elle devrait le rester au moins jusqu’à la fin de 2022 vu le « rattrapage » de resserrement monétaire attendu du coté de la BCE. Si cette légère sous-évaluation nous fait importer un peu d’inflation et renchérit la facture pétrolière libellée en dollars, elle améliore un peu la compétitivité-prix de la zone. Nous sommes vraiment très éloignés des taux de change atteints à l’automne 2000 et qui avaient justifié une intervention coordonnée du G7 pour contrer la faiblesse de l’euro, et à mon avis nous allons le rester en 2022-2023.

Approfondir l’euro plutôt que l’élargir

En peu de temps, l’euro est devenu la deuxième monnaie mondiale, assez loin du dollar mais loin devant les autres devises si l’on se réfère au critère des parts de marché des différentes monnaies. Contrairement à certaines craintes, la crise de la zone euro entre 2010 et 2014 n’a entamé ni le statut ni l’image ni les parts de marché de la devise européenne.

La principale leçon à tirer de cette crise est qu’il faut à la fois renforcer la convergence nominale mais aussi réelle (croissance, emploi, compétitivité et productivité…) à l’intérieur de la zone, et améliorer la gouvernance économique et politique de cette zone. Cela passe par différents changements institutionnels, tous centrés sur la nécessité de conférer plus de pouvoirs propres aux instances de la zone comme l’Eurogroupe. J’y reviendrai plus loin.

Approfondir avant d’élargir, telle devrait être la leçon de crise de la zone euro des années 2010. La Grèce n’est pas sortie de l’euro, contrairement à ce d’aucuns à l’époque avançaient, et elle a eu raison, pour elle et pour nous . Une sortie n’aurait rien arrangé des défis macroéconomiques auxquels elle était et est encore confrontée, et elle aurait pu engendrer, via des effets de contagion et d’imitation, une implosion de la zone. Désormais, le défi consiste à gérer les candidats à l’entrée. Le principe de l’admission de la Croatie dans la monnaie unique à partir de janvier 2023 vient d’être adopté ; la procédure en cours devrait être confirmée. Va pour la Croatie, dont le poids économique et démographique est tel qu’il ne va pas modifier sensiblement la gouvernance de la zone euro. L’hétérogénéité intra-zone ne va certes pas s’en trouver améliorée, mais elle ne sera pas non plus significativement altérée par ce passage de 19 à 20 pays. La Croatie, de son côté, ne risque pas d’abandonner sa souveraineté monétaire qu’elle avait déjà, de fait, abandonnée. Quant au gouverneur de la banque centrale croate, il va participer de droit au conseil des gouverneurs de la BCE, permettant à son pays de participer avec les autres au processus de codécision monétaire qui caractérise la gouvernance de la monnaie unique.

L’admission de la Croatie dans l’euro est avant tout une décision politique appuyée par des arguments économiques et financiers. Là où la vigilance s’impose, c’est pour le coup d’après. Parce que, à court terme, l’approfondissement s’impose pour éviter des crises à répétition de la zone euro, il faut après la Croatie décider d’une pause dans les admissions d’au moins trois ou quatre ans. Dans l’intérêt de la zone elle-même, mais aussi par égard pour les candidats à l’entrée qui ,respectant certes les conditions de convergence nominale mais pas, et de loin, les critères, omis dans les traités européens, de convergence réelle, souffriraient d’une entrée précipitée et prématurée.

Achever l’union bancaire

L’union bancaire (UB) est un beau projet pour les pays de la zone euro, qui vise à améliorer la solidité et la compétitivité des banques, à approfondir le marché unique des services bancaires et financiers. C’est pourquoi on ne peut que regretter des retards à l’allumage tenant à des divergences politiques plutôt qu’à des difficultés techniques.

Le pilier 1 de l’UB concerne la mise en place d’une supervision des banques à l’échelle européenne. A ce titre, la BCE supervise directement les grandes banques de la zone (les banques « significatives »), et les autorités nationales compétentes se chargent des autres banques. Pour ce pilier, l’UB fonctionne bien.

Le pilier 2 consiste à mettre en œuvre, pour des banques au bord de la faillite, des procédures de résolution au niveau européen. Avec l’intention de privilégier le sauvetage de ces banques par de l’argent privé (« bail-in ») plutôt que par appel à l’État et donc aux contribuables (« bail-out »). L’idée est excellente. Seulement, en pratique et je pense au cas de certaines banques italiennes (mais pas seulement), l’État a dû intervenir, en contradiction avec l’objectif précédent. Là encore, la revendication de la souveraineté nationale fait obstacle au projet de coopération et d’intégration. Par ailleurs, la discussion ramène souvent le projet à des considérations purement financières. C’est ainsi que les banques françaises jugent excessives leurs contributions au Fonds de Résolution Unique (FRU).

Le blocage essentiel porte sur le pilier 3, le passage progressif à un système européen de garantie des dépôts coiffant les dispositifs nationaux. Nous sommes quasiment à l’arrêt complet sur ce point : l’Allemagne ne veut pas prendre le risque de payer pour les autres, mais elle n’est pas la seule à renâcler. Ainsi les banques françaises sont également réticentes car elles craignent d’être, au regard de l’assurance des dépôts, victimes de leur taille et de leurs parts de marché élevées en matière de dépôts.

L’actuel chancelier allemand et son équipe ont l’air plus ouverts en la matière que leurs prédécesseurs, du moins dans les intentions. Pour les Allemands, les progrès pour l’UB doivent être connectés à ce qui concerne l’union des marchés de capitaux L’absence d’avancées concrètes pour cette dernière les incite à la prudence vis-à-vis de l’union bancaire. L’UB pourra-t-elle dans la durée demeurer partielle et donc bancale ? Pour engranger les bénéfices de l’UB, les pays- membres vont avoir besoin de détermination pour mettre enfin en œuvre le pilier 2 et pour accepter des avancées touchant au pilier 3.

Amorcer enfin l’union des marchés de capitaux

Le plan d’action pour l’union des marchés de capitaux (UMC) a été présenté en 2015, donc avant l’adoption du Brexit par les Britanniques en juin 2016. La chronologie a ici son importance : à l’époque, il s’agissait de faire l’UMC avec la place de Londres. Désormais, il s’agit de la réaliser sans la City, et même contre elle !

Les enjeux de l’UMC vont au-delà de la coopération et de l’intégration des places financières de l’UE, puisque la compétitivité non seulement de nos marchés financiers mais aussi de nos entreprises, y compris les PME et TPE, à travers leurs conditions de financement, est directement concernée.

Force est de reconnaître que les différents dossiers de l’UMC sont quasiment à l’arrêt, pour de bonnes raisons – la pandémie et la guerre en Ukraine – mais aussi pour de moins bonnes comme des désaccords persistants sur le rôle et les pouvoirs du régulateur financier européen (l’ESMA). La pandémie progressivement surmontée, la crise ukrainienne peut-être stabilisée, il va falloir assez vite relancer l’UMC, en privilégiant quelques dossiers : la relance de la titrisation en Europe sur des bases transparentes et harmonisées, les financements à disposition des PME y compris l’essor nécessaire des fonds d’investissement qui financent les entreprises non cotées en bourse (le « private equity »), l’adoption rapide de règlements mettant de la transparence et de l’ordre dans tout ce qui touche à la finance « verte »,… Le fait que l’UB concerne la seule zone euro alors que l’UMC englobe l’ensemble de l’UE est un défi de plus, qui ne doit pas empêcher d’aller de l’avant.

Encourager la consolidation bancaire en Europe

Face aux mastodontes bancaires chinois, américains, japonais… l’Europe doit se départir d’une certaine naïveté qui freine la concentration bancaire, comme elle ralentit également, nous l’avons vu, la concentration industrielle. La grande taille engendre des effets d’échelle positifs ; elle renforce les parts de marché des grands établissements financiers, ce qui peut faciliter la mise en œuvre de stratégies plus offensives vis-à-vis des fintechs et autres plateformes digitales. Les États doivent en la matière laisser les initiatives aux acteurs privés, pour les M&A domestiques comme pour les fusions et autres rapprochements transfrontières.

Aller de l’avant !

En prônant une Europe à plusieurs vitesses en mai devant le Parlement européen, le Président Macron s’est inscrit dans une ligne déjà affirmée. Jacques Chirac n’évoquait-il pas dès 2000 l’Europe des « pionniers » ? Le Président français touchait du doigt une réalité déjà tangible.

Car nous n’allons pas aller vers une Europe à géométrie variable, autre manière de parler de plusieurs vitesses : nous y sommes déjà. D’où que soit abordée la configuration européenne à partir d’une entrée particulière, on débouche sur une aire de référence particulière, souvent distincte des autres aires obtenues par application d’autres entrées. Aujourd’hui, le marché unique englobe 27 pays, l’euro 19, Schengen 26 (dont 22 pays de l’UE). L’Europe de la défense reste pour l’essentiel organisée autour du couple franco- britannique, nonobstant le Brexit et dans l’attente de la mise en œuvre des ambitions récemment affichées par l’Allemagne. Autrement dit, et d’autres illustrations le confirmeraient, coexistent en pratique plusieurs Europe à géométrie variable. Une configuration qui complique sérieusement la gouvernance économique et politique de l’Europe…

Avancer sur quelques dossiers stratégiques avec ceux qui « le veulent et le peuvent » paraît la manière de contourner les blocages dus à la règle de l’unanimité et d’affirmer une Europe – puissance nécessaire pour affronter les crises mondiales. L’Europe à géométrie variable est même organisée par les textes fondateurs. La coopération « renforcée », imaginée dès le traité d’Amsterdam (1997), permet à une avant-garde de se constituer pour avancer sur des sujets très variés. Pour ce faire, il faut réunir au moins neuf pays-membres et respecter toute une procédure respectueuse des prérogatives des instances européennes. Le bilan est ici mitigé : la coopération renforcée a été activée avec succès en 2010 pour les divorces internationaux ; elle n’a débouché sur rien de concret pour la taxe sur les transactions financières, pour laquelle une dizaine de pays avaient manifesté de l’intérêt sans aller au bout de la démarche.

La coopération « structurée permanente » (CSP) est une formule plus récente, puisqu’elle date du traité de Lisbonne. Elle est surtout plus limitée dans son champ, car elle concerne exclusivement la politique de défense et de sécurité. C’est le Conseil européen qui valide toute initiative en ce domaine, à la majorité qualifiée (au moins 55% des pays-membres, représentant au moins 65% de la population de l’UE). Il a fallu attendre 2017 pour que 23 pays, devenus rapidement 25 (toute l’UE, sauf le Royaume-Uni, le Danemark et Malte) adoptent le principe d’une CSP. En pratique, les pays préfèrent souvent des conventions bilatérales portant sur la sécurité et la défense plutôt que la voie multilatérale.

Le bilan globalement décevant, jusqu’à présent, des coopérations « renforcées » ne doit pas décourager les pays « qui le veulent et le peuvent » d’aller de l’avant. Il faut seulement solliciter la formule pour des sujets moins clivants que la taxe sur les transactions financières. A défaut d’emprunter cette voie, et tant que les traités ne sont pas changés, on retombe sur ce cercle vicieux de nature institutionnelle : il faut l’unanimité pour lever l’unanimité qui continue à jouer pour des questions aussi importantes que la fiscalité, la politique étrangère et de sécurité ou la sécurité sociale. Modifier les traités requiert évidemment l’unanimité. La Conférence sur l’avenir de l’Europe a présenté au printemps 2022 des propositions hardies afin de contourner l’obstacle de l’unanimité et donc du véto. Pas question cependant de remettre en cause la règle de l’unanimité pour des questions aussi essentielles que l’adhésion de nouveaux membres ou les valeurs de l’Union. Pour les autres thèmes, la voie d’un renforcement sensible du Parlement européen (droit d’initiative…) est préconisée. En activant l’article 48 des traités, la Présidente du Parlement européen Roberta Metsola ouvre un processus de révision constitutionnelle qui sera de toute façon long et hasardeux.

La France avait fait, lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, des propositions intéressantes pour conférer, en droit et pas seulement dans les faits, des pouvoirs propres à la zone euro :

  1. Création d’un budget propre de la zone euro, à articuler avec le budget de l’UE ;
  2. Nomination d’un ministre des finances de la zone euro, doté de compétences accrues en comparaison de l’actuelle formule du ministre des finances d’un pays-membre présidant l’Eurogroupe ;
  3. Constitution d’un parlement de la zone euro, à articuler également avec le parlement européen. Ces propositions ont fait long feu, et pas seulement parce qu’elles nécessitent des évolutions dans les traités , donc l’unanimité. Il ne faut pas les ranger définitivement dans les cartons, mais attendre un peu de temps avant de les relancer…

Pendant longtemps, on a imputé au véto britannique les blocages concernant les progrès dans la gouvernance économique et politique de l’Europe. Après le Brexit, force est de constater la prégnance d’autres freins. Je pense tout spécialement au poids croissant de pays « frugaux » et de taille intermédiaire, tels les Pays- Bas, la Finlande, l’Autriche…Ces pays ont, et c’était parfaitement leur droit, retardé l’adoption du programme Next Generation EU et des 750 milliards d’euros qui l’accompagnent. Leurs positions, parfois leurs oppositions sont là pour rappeler une évidence : si le couple franco-allemand est nécessaire pour faire avancer l’Europe, il est de plus en plus insuffisant. Ce serait une erreur politique grave de négliger les pays « petits » (les guillemets pour souligner l’ambiguïté du concept…). Par ailleurs, l’Italie de Mario Draghi est de retour sur la scène et dans la gouvernance européenne. C’est une bonne nouvelle pour se projeter au-delà du couple franco-allemand, sans pour autant nier le côté incontournable de ce dernier.