" Osons un débat éclairé "

Sobriété et bien-être sont-ils inconciliables ?


Coordination : Christian Saint-Étienne, membre du Cercle des économistes

Contributions : Côme Girschig, conférencier engagé, Enrique Martinez, Fnac Darty


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Propos introductif de Christian Saint-Étienne, membre du Cercle des économistes

Nous allons parler d’un sujet clé. Ce qui ressort des discussions tenues lors de la Plénière n°5 des Rencontres, « Quels choix de société ? », c’est que la transition écologique va être extrêmement coûteuse et que nombre d’entre nous sommes favorables à cette transition en tant que citoyens, mais que nous souhaitons que la transition soit faite par les autres plutôt que par nous-mêmes en tant que personnes individuelles. Cependant, nous allons tous être impliqués.

Nous allons évoquer aujourd’hui la manière dont nous pouvons concilier sobriété et bien-être, qui est un des éléments de cette transition. Évidemment, le mot « sobriété » ne s’adresse pas aux autres et elle renvoie d’abord au changement de nos comportements. Le mot de sobriété est un mot vieux d’au moins 3 000 ans, certainement plus. La sobriété, chez les Grecs, représentait le contrôle de soi-même, le fait d’éviter d’impacter trop négativement le monde dans lequel nous vivons. À partir de la fin du XVIIIe siècle, nous avons une transformation totale du monde dans lequel nous vivons par la Révolution Industrielle, le mot « industriel » étant au passage devenu un gros mot aujourd’hui. Le rapport Maddison de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE) au début des années 2000[1] a repris les travaux de plusieurs dizaines d’économistes et d’historiens travaillant sur le sujet et essayé de reconstituer l’évolution du niveau de vie de la planète depuis le début de notre ère. Or, ces travaux ont montré que de 0 à 1800, le niveau de vie de la population n’a quasiment pas changé, ce qui n’est absolument pas intuitif. C’est-à-dire que le niveau de vie moyen de la population était le même sous Louis XVI, Jules César, Nabuchodonosor ou encore Akhenaton. Pendant cette période, nous avons également constaté un maintien de l’espérance de vie qui évoluait entre 18 et 23 ans selon les bonnes et les mauvaises récoltes, les guerres gagnées ou perdues. Nous avons donc deux siècles de Révolution Industrielle qui ont totalement transformé notre relation avec la planète, mais qui ont conduit à multiplier par 20 le niveau de vie et à tripler l’espérance de vie.

La question centrale est alors de trouver une sobriété qui ne revienne pas en arrière, car il ne s’agit pas de revenir aux conditions précédant la Révolution Industrielle et de prendre le risque de diviser par deux l’espérance de vie, ce qui engendrerait quelques oppositions dans la population ! Nous devons inventer une nouvelle sobriété post-Révolution Industrielle, sachant que nous sommes dans une révolution de l’informatique qui est en fait une révolution hyper industrielle.

Comment transformer le monde dans lequel nous sommes pour en faire un monde efficace qui consomme moins de ressources naturelles, tout en évitant une transformation dans la violence ? L’aspect de la violence doit en effet être également pris en compte : comment nous organisons-nous pour que la transition  vers une société plus sobre se fasse dans la collaboration plutôt que dans la violence ? Nous sortons de plusieurs jours marqués par un climat tendu dans des quartiers où quelques milliers de jeunes ont pu créer une situation extrêmement nocive. Nous pouvons donc imaginer ce qu’il se passerait si des millions de personnes entraient durablement en rébellion.

À l’occasion de cette controverse, nous allons essayer de comprendre comment concilier bien-être et sobriété. Pour répondre à cette question, nous avons deux acteurs de la transformation telle qu’elle est envisagée : Côme Girschig, ingénieur et conférencier sur les questions de transition énergétique, et Enrique Martinez, patron de Fnac Darty.

Synthèse

Des entreprises telles que Fnac Darty proposent des articles aujourd’hui nécessaires au bien-être des personnes, observe Enrique Martinez. Or, l’amélioration générale de la qualité de vie a eu lieu « à crédit » pour la planète et nous constatons aujourd’hui une forte prise de conscience concernant ce modèle qui s’épuise à la fois économiquement et du point de vue environnemental. C’est dans ce contexte que se pose la question de concilier bien-être et sobriété. Alors qu’il est impossible de concevoir un retour volontaire à la déconnexion totale, les acteurs économiques publics et privés doivent se mobiliser pour apporter des réponses. De manière concrète, Fnac Darty propose par exemple de réparer les produits achetés et, à terme, de les reprendre pour les recycler en faveur d’un système d’économie circulaire. Le groupe exige également de ses fournisseurs de s’impliquer dans cette démarche afin d’aligner ses intérêts avec ceux des consommateurs, ce qui a progressivement permis d’améliorer la qualité des produits vendus. L’idée de transition n’est pas incompatible avec celle d’une forme de rupture, il s’agit toutefois de tenir compte de la réalité qui est la nôtre et de prendre garde au risque de rupture sociale. Dans l’attente d’une solution idéale et définitive, le temps est à l’action et non pas seulement à la réflexion. La stratégie des entreprises qui s’engagent pour une consommation plus durable représente déjà une rupture avec leur propre modèle économique et contribue à un changement de trajectoire.

Nous ne sommes plus dans une phase transitoire du dérèglement climatique, mais dans une phase de rupture, estime au contraire Côme Girschig. Face à ce constat, il n’est plus concevable de nous poser essentiellement la question de savoir comment « soutenir nos rêves ». Une sobriété qui conserve le principe de consommation mais « plus durable » n’en est pas une, nous devons construire collectivement un imaginaire qui nous permette de désirer moins consommer. La sobriété est encore perçue aujourd’hui comme un retour en arrière, car ses co-bénéfices ne sont pas mis en avant. En termes d’avenir et d’enjeux sociaux, les scénarii de sobriété les plus sérieux font état de la création de 300 000 à 500 000 nouveaux emplois dans les années à venir. La question sociale n’est donc pas incompatible avec celle de la sobriété, qui est aussi vectrice d’emploi. En revanche, il n’est pas réaliste de souhaiter maintenir la croissance que nous connaissons aujourd’hui avec l’aide de technologies alternatives qui n’ont pas les mêmes performances. Ces technologies sont importantes, de même que les entreprises qui les développent, elles ne doivent cependant pas représenter une solution unique. D’autres acteurs capables d’agir sur notre imaginaire devraient également être mobilisés, y compris dans des évènements tels que les Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, pour nous aider à désirer autre chose pour notre quotidien. Des investissements doivent être engagés en ce sens et dans celui de l’éducation, plutôt qu’en faveur de la publicité qui prône des modes de vie axés sur la consommation.

Enrique Martinez et Côme Girschig se rejoignent sur l’importance du collectif : la sobriété ne peut se concevoir uniquement à l’échelle individuelle ni même à l’échelle nationale ou européenne. Les chiffres témoignent d’une prise de conscience collective nouvelle chez les consommateurs, remarque Enrique Martinez. Si le changement n’est pas suffisamment rapide, il ne faut pas pour autant casser les tendances déjà en marche. Il ne faut pas sous-estimer l’influence de la culture populaire sur le choix des personnes, rappelle Côme Girschig rapportant l’exemple du doublement du nombre de candidats au concours de la DGSI après le succès de la série Le Bureau des légendes. Il est possible de favoriser l’incarnation de la transition avec de bons vecteurs culturels et de mettre en avant des secteurs clés pour l’avenir, tels que l’agriculture notamment.

 

Points forts du débat

  • Idées de rupture et de transition du modèle contemporain. Enrique Martinez s’exprime en faveur d’un glissement de nos pratiques de consommation vers un modèle plus durable, tandis que Côme Girschig prône la rupture avec les pratiques d’une société portée à l’excès sur la consommation.
  • Les discours de rupture sont nécessaires pour faire évoluer les modes de pensée, ils ne doivent cependant pas avoir pour effet de repousser une partie de la population qui pourrait réagir en s’opposant radicalement au changement, alerte Enrique Martinez. Au contraire, Côme Girschig croit que le projet de sobriété, porté de la bonne manière, peut être des plus fédérateurs pour la France et pour l’Europe.

 

Propositions

  • Mobiliser les acteurs économiques publics et privés pour apporter des réponses à la conciliation entre bien-être et sobriété, telles que l’amélioration de la durée de vie des produits et le système d’économie circulaire (Enrique Martinez).
  • Faire émerger collectivement, avec l’aide de nouveaux acteurs culturels et créatifs, et non pas seulement économiques, une culture de sobriété qui donne envie de moins consommer, plutôt que de simplement mieux consommer (Côme Girschig).

 


 

[1] https://www.oecd-ilibrary.org/economics/l-economie-mondiale_9789264289987-fr

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