" Osons un débat éclairé "

Une stratégie de défense adaptée au XXIe siècle

Depuis la chute du mur de Berlin et la « fin de l’histoire », la plupart des pays occidentaux semblaient avoir une politique de défense adaptée aux missions de maintien de la paix ou aux opérations militaires – en dehors de l’Europe. L’augmentation du risque terroriste avait enfoncé un premier coin dans cette politique. Les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine appellent désormais à une remise en question totale de nos doctrines, de notre capacité d’anticipation, de nos grands programmes et de nos coopérations.

Dans sa note, André Loesekrug-Pietri analyse, à la lumière du contexte actuel, les domaines de la défense qui doivent être renforcés immédiatement et ceux qui, à plus long terme, doivent faire l’objet d’une refonte pour que nous ne soyons pas condamnés à subir les – nombreuses – crises du XXIe siècle. Pour l’auteur de cette note, nos doctrines ne peuvent rester les mêmes face aux ruptures en cours et à l’extension du champ de la guerre à l’économie, à l’idéologie, à l’information… formes de guerres pour lesquelles nos sociétés occidentales ne sont plus armées. Selon le président de la JEDI, c’est un vrai bouleversement de la structuration de nos sociétés, de nos chaines d’approvisionnements et de nos économies qui se profile. Alors que la guerre est de retour en Europe, « il est temps pour les Européens de prendre à nouveau des décisions fortes et des actions décisives ».

Si vis pacem, para bellum.

Si tu veux la paix, prépare la guerre.

Depuis la chute du mur de Berlin et la « fin de l’histoire », la plupart des pays occidentaux semblaient avoir une politique de défense adaptée aux missions de maintien de la paix ou aux opérations militaires — en dehors de l’Europe.

La guerre contre l’État islamique et l’augmentation du risque terroriste porté au sein de nos pays avait déjà fait apparaitre une évolution vers une plus grande corrélation entre sécurité extérieure et intérieure — le fameux « continuum de sécurité ». La croissance des tensions entre les États-Unis et la Chine, symbolisée par le pivot vers l’Asie de l’Amérique, et accélérée par une Chine plus agressive sur tous les plans internationaux, qui a réussi sa reprise en main de Hong Kong, a été un des déclencheurs d’une fragmentation du monde qui a commencé par les sphères économiques et technologiques. La pandémie de Covid-19 n’a fait que révéler l’incapacité du cadre multilatéral à contrer des forces centrifuges croissantes, où les chocs de valeurs et la projection de puissance révèlent un affrontement de plus en plus évident entre systèmes de valeurs que tout oppose. Le retour de la guerre en Europe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, qui n’est pas le choc tant souligné car l’annexion de la Crimée en 2014 (ou même le siège d’Alep), était déjà un signe plus qu’annonciateur, appelle à une remise en question très large de nos doctrines, de notre capacité d’anticipation, de nos grands programmes et de nos coopérations.

Cette note analyse les domaines de la défense qui sont à renforcer sans attendre et, notamment, nos capacités de combats terrestres, notre capacité à durer, nos capacités de communications, d’interopérabilité et de commandement (C2) et enfin nos capacités de systèmes autonomes et de déni d’accès. Nous analyserons les nombreux sujets qui nous semblent devoir faire l’objet d’une refonte majeure et, notamment, les nouveaux types de conflits combinant guerre à haute intensité et hybride, la révolution en cours du renseignement, la nécessité de revoir notre programmation et notre capacité d’anticipation sauf à devoir de plus en plus subir et non avoir prise sur les crises du XXIᵉ siècle. Enfin, nous aborderons la nécessaire évolution de nos doctrines, que ce soit le domaine de la dissuasion, les ruptures amenées par les technologiques émergentes et la sphère informationnelle et cognitive. Nous concluerons par le concept de conflit total incluant conflit armé bien entendu, mais aussi guerre économique, idéologique et informationnelle pour lesquelles nos sociétés occidentales ne sont plus armées.

Cette accélération géopolitique sans pareille aura un impact majeur sur la structuration de nos sociétés, de nos chaines d’approvisionnements et de nos économies. Ce document ne fournit pas de réponses définitives aux décideurs politiques. Mais, maintenant que la guerre est de retour en Europe, il est temps pour les Européens de prendre à nouveau des décisions fortes et des actions décisives. Les nuages noirs actifs au Donbass, qui s’accumulent aussi du côté du détroit de Taiwan, doivent nous appeler à une action stratégique, vigoureuse et rapide.

Le retour de la guerre en Europe rebat les cartes de la doctrine stratégique et notamment de l’importance de la technologie

Pour l’Ukraine, le maintien de la supériorité technologique est essentiel pour remporter la victoire.
Volodymyr Havrylov, vice-ministre ukrainien de la Défense, février 2023

La guerre en Ukraine a accéléré la prise de conscience, déjà gagnée en Afghanistan ou dans le conflit du haut Karabakh, que « masse » et haute technologie n’étaient pas contradictoires, mais au contraire à voir en grande complémentarité, le dénominateur commun étant l’agilité et l’anticipation, en termes de développement et d’emploi.
L’A2/AD (Anti Access / Area Denial), déni d’accès et interdiction de zone, demeure un élément clé, qui a changé la face du conflit syrien en remettant en cause la supériorité aérienne qui est depuis longtemps un élément clé de supériorité occidentale, notamment depuis la première guerre du Golfe. Les systèmes russes S300 et S400 avaient permis au régime de Bachar Al-Assad de continuer sa sinistre entreprise. C’est aussi cela qui a permis à l’Ukraine, disposant d’une centaine de batteries S300 au début du conflit, d’éviter la maitrise du ciel par les Russes, battant en brêche l’image habituelle des conflits des 30 dernières années dont les assauts initiaux (Desert Storm, Desert Shield), voire l’essentiel du conflit, se sont joués dans les airs (opérations Serval au Mali ou Harmattan en Lybie, Inherent Resolve contre l’État islamique en Syrie). Les drones turcs Bayraktar, proposés jusqu’à 2 millions de dollars l’unité, ont démontré leur utilité opérationnelle à la fois dans le Haut Karabakh et en Ukraine. Ils remettent en question le concept de l’Eurodrone, projet franco-allemand maintes fois retardé et dont le coût est estimé à 100 millions d’euros pour une utilisation dans les forces au plus tôt en… 2029, et qui est également un drone MALE – Moyenne Altitude, Longue Endurance. Certes, les performances théoriques de l’Eurodrone seront supérieures – ce qui reste à prouver en 2029 tant les technologies auront progressé d’ici là – mais surtout le différentiel de coût permettrait, à budget constant, une utilisation plus massive dans des zones contestées. Cela soulève plus généralement la question du rapport coût-bénéfice de disposer de nombreuses armes à un coût relativement faible, plutôt que d’une poignée d’outils de pointe et coûteux (comme le systèmes antimissiles Patriot ou THAAD, voire le F-35).

En revanche l’émergence des attaques en essaim, bien qu’elles n’en soient encore qu’à leurs débuts, risque de changer radicalement certains principes fondamentaux de la défense aérienne, avec à la fois le risque d’attaques de saturation de la défense et de décorrélation croissante entre coûts de l’attaque (depuis les drones iraniens à 25 000 dollars pièce) et ceux de la défense. Les systèmes d’interception, adaptés aux essaims et à l’hypersonique comme les armes à énergie dirigée, sont d’autres exemples d’armes défensives dans lesquelles il faut d’urgence investir.

Les systèmes de communication sont devenus à la fois un élément clé de coordination et de projection sur les théâtres d’opérations, à la fois militaire et économique. Le rôle des satellites d’observation, que ce soit pour la compréhension des chaines de valeur économique, d’une situation de catastrophe naturelle, comme on le voit avec la Turquie, ou d’un champ de bataille, est devenu central avec l’essentiel des informations venant de constellations civiles comme Planet ou Maxar (90 satellites) qui bénéficient d’une résolution très fine, d’un temps de revisite court et d’une capacité de traitement des images exceptionnelle. Les satellites d’observation jouent un rôle central et constituent l’une des rares sources d’informations fiables sur le champ de bataille.

Les constellations de communication ont un impact majeur sur la sauvegarde des réseaux de communication et ont permis une véritable politique de projection et d’influence comme le montre l’utilisation de Starlink par le leadership ukrainien, en plus de la fonction de sauvegarde des réseaux de communication de Kiev. Enfin, les câbles sous-marins sont apparus comme une vulnérabilité majeure pour les réseaux de communication, avec un risque réel de perturbation par les sous-marins et les robots sous-marins (ROVS). Avec plus de 90 % du trafic international transatlantique passant par quelques dizaines de câbles – sur un total mondial d’à peine 200 câbles –, les vulnérabilités sont devenues éclatantes. Le rôle prépondérant des géants de la technologie (Microsoft pour le soutien cyber à l’Ukraine ou les GAFAM, qui posent aujourd’hui près de 90% des câbles sous-marins) et leurs décisions politiques comme l’éventuelle limitation de l’utilisation de Starlink en Crimée ou pour contrôler des drones ukrainiens mettent en lumière le rôle politique croissant que ces entreprises jouent.

Le rôle clé du C2 « commandement et contrôle » confirme l’importance attachée par les armées occidentales au rôle essentiel de la coordination, compréhension des théâtres d’opérations et de la fusion des données. Le CPCO français en est une démonstration très positive. En contraste, l’absence de coordination côté russe – qui a abouti à la nécessité pour de nombreux officiers supérieurs de « monter » au front et d’y être exposés – a démontré les failles béantes de leur système de communication cryptée et de coordination entre brigades opérationnelles, mais aussi entre le front et le soutien sur des lignes logistiques qui se sont vite allongées. L’intégration du commandement et du contrôle (C2) avec une fusion avancée des données entre l’observation, le commandement, la connaissance de la situation, le renseignement et l’OSINT (Open Source Intelligence, renseignement utilisant des sources ouvertes) est considérée comme une grave lacune du côté russe.

La fusion de données de plus en plus hétérogènes et nombreuses va faire de l’utilisation de capacités de traitement automatique, d’analyse cognitive et de construction de scenarii anticipatifs par intelligence artificielle un élément clé de la capacité de nos forces et de nos dirigeants politiques à éviter d’être réactifs lors des crises futures. Cette fusion des données, à la fois numérique et de terrain, a probablement permis aux renseignements des États-Unis et du Royaume-Uni de mieux prédire l’invasion russe par rapport à l’Italie, la France et l’Allemagne, qui pensaient que c’était du bluff. Mais, outre les agences contrôlées par l’État, le renseignement est désormais de plus en plus alimenté par les informations ouvertes, avec l’intégration de l’OSINT qui peut jouer un rôle clé dans le filtrage des données, le pillage et la désinformation et dans la connaissance de la situation. Dans le cadre français, l’enjeu de transformer l’essai sur le big data militaire et le succès des programmes comme Artemis, est crucial.

Il faut également noter une utilisation de plus en plus offensive du renseignement, comme on a pu le voir avec les États divulguant beaucoup plus d’information au grand public, pour avoir un impact sur le cours des choses et justifier leur activité (voir ci-dessous la « Doctrine Biden »), mais aussi une porosité avec les entreprises privées qui permettent au grand public d’accéder à de nouvelles données (Google Maps ayant décidé mi-avril 2022 de déflouter les bases militaires russes).

Côté occidental, le C2 est également clé pour permettre l’interopérabilité des différentes armées, essentielle dans un contexte de guerre d’usure et de grande attrition des ressources en hommes et en munitions. Cette interopérabilité, notamment logicielle, doit être au cœur des développements futurs de systèmes d’armes et ne doit pas être laissée aux matériels américains sous peine de voir « l’effet F35 » se multiplier pour un grand nombre de capacités (le fait de voir de nombreux pays européens acquérir des F35 pour s’intégrer au système de défense américain). Par ailleurs, il faut intégrer des domaines beaucoup plus larges dans le C2, notamment les chaines de valeurs économiques et la guerre informationnelle qui jouent un rôle de plus en plus déterminant et ne peuvent plus être considérés comme des domaines distincts. La position de faiblesse française sur les réseaux sociaux de la bande sahélo-saharienne a activement contribué à la pression croissante en vue d’un retrait.

Enfin, l’interopérabilité est également essentielle car elle permet à des coalitions d’avoir un système global beaucoup plus résilient que la simple juxtaposition des capacités pour supporter des conflits de longue durée qui érodent nos réserves (des munitions aux personnels en passant par l’énergie). Sur les réseaux énergétiques, le fait que l’Ukraine et la Moldavie aient pu être connectées beaucoup plus rapidement aux réseaux énergétiques de l’UE les a rendues soudainement moins dépendantes stratégiquement de la Russie. Mais cela a également montré que dans une guerre hybride, la sécurité énergétique est essentielle pour les pays en guerre, mais aussi pour les membres de l’OTAN qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit.

Après un an de guerre en Ukraine, la preuve a été faite du coût de la non-interopérabilité : la livraison d’armes des pays occidentaux en Ukraine s’est non seulement faite au compte-goutte, mais aussi avec une grande hétérogénéité (livraison de matériels soviétiques par les anciens pays du Pacte de Varsovie, de matériels occidentaux du XXᵉ siècle (canons Panzerhaubitze, chars Leopard…). Cette diversité des modèles (et, a fortiori, leur interopérabilité) créent des problèmes de logistiques (munitions différentes entre les différents modèles de chars ou de canons d’artillerie), de formation et bien évidemment de coûts.

Le prolongement de la guerre en Ukraine et son issue imprévisible soulignent la nécessité de doctrines claires, d’améliorer ses capacités d’anticiper, se préparer sans cesse à l’imprévu

La durée (plus d’un an) de la guerre en Ukraine a démontré que celle-ci n’était pas un épiphénomène mais, du point de vue des belligérants directs (Ukraine et Russie), une guerre totale (« opération spéciale » ou pas) et une véritable guerre longue : la Russie n’a pas de véritables succès militaires à faire valoir (mis à part l’encerclement de Bakhmut), mais « tient » dans sa détermination et sa masse ; la Chine abandonne de plus en plus sa position « neutre » en laissant certains de ses grands groupes soutenir la Russie ; les Occidentaux contribuent à maintenir leur volonté de vouloir soutenir l’Ukraine (avec une gradation dans les livraisons d’armes qui ne devraient plus connaitre de limites). Pour l’instant, aucune issue de sorties au conflit ne se présente (étant donné les positions antagonistes entre belligérants (la Russie refusant de reconnaître la souveraineté de l’Ukraine, l’Ukraine réclamant le statu quo ante bellum) ; la plupart des pays non-occidentaux restant « attentistes » ou ne prenant pas position (Afrique, Amérique du Sud…) — et participant à un statu quo que n’acceptent ni la Russie, ni l’Ukraine.

La ligne de crête est de plus en plus étroite pour les Occidentaux qui doivent tout faire pour que l’Ukraine gagne sans pour autant provoquer un affrontement généralisé. Or, plus la guerre se prolonge, plus l’incertitude interne et la non-clarté stratégique se paieront cher. Les développements accélérés soulignés dans la première partie ont montré qu’il est plus important que jamais pour une puissance militaire d’avoir des objectifs et des options clairs pour les grandes questions stratégiques actuelles (armes nucléaires tactiques, Taïwan, guerre de l’information et d’opinion, politique d’exportation, interopérabilité, guerre à bas prix) afin d’aligner sa stratégie et ses tactiques de manière cohérente et efficace.

Parmi les principales questions ouvertes se posent naturellement les grandes questions de doctrine et, notamment, d’emploi des armes nucléaires. Le conflit ukrainien a ceci de notable que de nombreuses lignes rouges ont été piétinées : non-respect de frontières internationales, agression militaire caractérisée, agitation de la menace nucléaire. D’une certaine manière, une autre ligne rouge a été franchie, à savoir celle de la « non-ambigüité » stratégique (qui n’est d’ailleurs pas si claire). Alors que les puissances nucléaires se targuent d’ordinaire de ne pas clarifier les modalités exactes durant lesquelles elles utiliseraient la force nucléaire (afin, justement, de renforcer la dissuasion nucléaire), le président de la République avait, en octobre dernier, prononcé la « fausse » clarification suivante : « La France a une doctrine nucléaire. Elle repose sur les intérêts fondamentaux de la nation… Ce n’est pas du tout ça qui serait en cause s’il y avait par exemple une attaque nucléaire en Ukraine ou dans la région. Nous avons un cadre pour ce qui nous concerne. » Bien qu’il ne fût, en effet, pas sérieusement envisagé par l’état-major français d’utiliser l’arme nucléaire face à la Russie, cette sortie de d’une « ambiguïté stratégique » a été fortement critiquée.

Cette « non ambiguïté » ne concerne d’ailleurs pas que le nucléaire, mais aussi les armes conventionnelles : ainsi du président, américain cette fois-ci, qui excluait avant la guerre (10 février 2022) l’envoi de troupes américaines en Ukraine (en précisant, de ses propres mots, que l’envoi de soldats américains en cas d’attaques russes serait une guerre mondiale) ; qui excluait en mai dernier l’envoi de roquettes pouvant toucher le sol russe ; ou qui excluait en janvier 2023 la livraison d’avions de chasse F-16.

Ambiguïté ou pas, nous devons nous préparer à ce qui était encore impensable il y a quelques mois et anticiper au maximum les scenarii les plus improbables. Quelle réaction en cas d’utilisation de petites armes nucléaires tactiques ? Quelle réaction en cas d’attaque sur nos propres pays alors que nous nous étions entièrement concentrés sur les interventions extérieures depuis 25 ans ? Quelles lignes rouges, et lesquelles rendre publiques, lesquelles garder secrètes ? Jusqu’où doit on rester fidèle au concept d’incertitude stratégique dont on voit que les États-Unis se sont écartés sur Taiwan ? Sur quel terrain devrons continuer à intervenir (Sahel, moyen orient, cyber) ou quels terrains investir (destruction de satellites, cyberattaque massive, manipulation de réfugiés du Moyen-Orient comme l’a fait la Biélorussie, détournement d’avion) ? Comment nous préparons nous à tous les scénarii pour Taïwan, à la fois sur le plan purement militaire et sur les conséquences économiques cataclysmiques en résultant ? Que faire en cas de survol d’un ballon chinois dans notre espace aérien ?

Ces questions stratégiques, ce nœud gordien, n’ont toujours pas été réellement tranchées. Dans l’élaboration actuelle de la Loi de Programmation Militaire (LPM 2024-2030), la doctrine stratégique semble ainsi être celle d’un double objectif quasi-contradictoire : l’importance du maintien de la dissuasion nucléaire ; et l’importance de renforcer des alliances (ce qui présuppose que la dissuasion nucléaire ne soit pas suffisante).

Prolongement de la doctrine stratégique, la question de la stratégie d’alliances devient absolument centrale. Dans quelle mesure l’Europe doit-elle s’aligner sur les États-Unis ? L’Alliance atlantique doit-elle être renforcée, ou bien les Européens doivent-ils éviter de s’inscrire dans une nouvelle mentalité de guerre froide. L’alignement actuel sur les positions américaines renforce elle ou fragilise-t-elle l’Europe sur le long terme ? La réponse n’est pas du tout évidente et requiert une capacité d’anticipation puissante. Au-delà de la guerre en Ukraine, la récente alliance américano-néerlandaise (de blocage d’exportation de machines-outils et de technologies dans le domaine de semi-conducteurs) montrent bien que les alliances demeurent le cadre essentiel de containment vis-à-vis de la Chine.

Les stratégies militaires sont en bouleversement, avec l’apparition rapide de nouveaux domaines d’opérations. Le cyber et le spatial sont devenus des domaines d’opérations de l’OTAN en 2016 et en 2019, en plus des domaines air, mer et terre, et on peut imaginer que la supériorité aérienne, jusqu’à présent condition essentielle de victoire, puisse laisser place à une supériorité cyber ou une supériorité spatiale bien plus importante, mais dont les doctrines d’emploi restent à préciser tant ils sont nouveaux et en plein développement en termes de compétences et de capacités. Sur ces deux premiers sujets, l’avance des États-Unis en cyber et spatial est-elle suffisante pour « porter » les membres de l’OTAN ?  Avec le retard européen sur le cyber (ChatGPT et équivalent chinois en cours de développement, par exemple) ou sur le spatial (plus d’accès à l’espace étant donné le retard d’Ariane VI, arrêt de l’utilisation de Soyouz) — l’Europe, au sein de l’Alliance, est-elle capable de vraiment garder une voie forte malgré son déclassement technologique généralisé ? Sans parler d’un potentiel 6ᵉ domaine qui est celui du domaine cognitif.

Les choix technologiques qui sont devant nous sont majeurs. Les armes hypersoniques (permettant une première frappe non ballistique) et les capteurs quantiques ou de particules (permettant d’identifier la localisation des sous-marins) vont-ils être une rupture majeure pour notre doctrine de dissuasion ? La destruction d’une partie significative de la cavalerie russe signifie-t-elle la fin du modèle de char piloté tel que nous le connaissons et qui constitue un pan majeur de notre armée de terre ? Les drones vont-ils changer la donne dans les combats de ville ou les espaces aériens contestés ? L’absence d’attaques cyber de grande ampleur révèle-t-elle une surévaluation de la menace ? Le cheapfare et l’accès facilité aux drones, aux systèmes antichars, à l’IA ou au cyber facilite t’il le glaive ou le bouclier ?

Enfin, la notion de guerre totale, étendue au champ civil, va beaucoup plus loin que les concepts actuels de conflit multi-domaines sur lesquels l’OTAN a bâti son nouveau concept stratégique présenté lors du Sommet de Madrid. Comment se préparer à une « guerre totale » où la résistance civile joue un rôle essentiel ? Comment intégrer les « armes » militaires et économiques et intégrer les sanctions dans le concept de défense ? Comment intégrer la politique d’exportation dans un concept stratégique solide sur le long terme, et faire face à des retournements d’alliance ? La notion d’extraterritorialité, que l’on connait déjà avec les normes ITAR américaine, doit-elle être étendue à tous les domaines économiques, des investissements internationaux, voire des ressources humaines ? Comment avoir une image en temps réel des dépendances quand les disciplines se croisent, les interactions physiques et digitales se multiplient et parallèlement l’accès à l’information se fragmente avec un réel risque de cône d’aveuglement sur certaines situations (on pense notamment à la Chine) ?

Il est facile de laisser ces questions sans réponse, mais le prix à payer d’une absence d’anticipation ne fera que croître avec l’accélération des crises et de la fragmentation du monde. A la France et aux Européens de relever le défi et d’avoir le courage de se transformer sans attendre pour redevenir maîtres de leur destin.

12 Propositions pour que La France & l’Europe reprennent l’avantage stratégique dans les conflits du XXIe siècle

1. Un processus d’anticipation à mettre au cœur du processus décisionnel afin de reprendre l’avantage et ne pas être bousculés par des crises qui seront toujours plus nombreuses. Il sera léger et agile pour combiner vision long terme et révision très régulière, afin d’éviter toute surprise stratégique.

2. Un processus d’anticipation qui pourra intégrer l’Intelligence Artificielle pour gérer la masse d’information et identifier les signaux faibles.

3. Un processus d’achat à revoir entièrement, qui prend en charge ab initio une partie des coûts de développement non récurrents, en échange d’une grande modularité et évolutivité des équipements. Pour améliorer sans cesse les capacités dans un contexte budgétaire contraint, et baisser les couts de maintien en condition opérationnelle.

4. Processus de transferts à l’Ukraine – et plus largement de contrôles à l’export – à revoir également : comment éviter les lenteurs en cascade, où la Pologne doit avoir un accord allemand et l’Allemagne un accord américain pour transférer du matériel militaire ?

5. Les programmes et les achats utilisés de manière stratégique pour pousser au maximum l’innovation, faire émerger des nouveaux acteurs en diminuant le risque d’exécution, moderniser la production pour monter fortement en puissance quand la situation l’exige sans avoir à surstocker (économie de guerre) et sécuriser la souveraineté sur des briques technologiques clés – dont il faut avoir conscience, d’où l’importance de l’anticipation.

6. Intégrer le concept de guerre totale : résilience sociétale, capacités industrielles, guerre cognitive et informationnelle, coercition et souveraineté économique et technologique.

7. Des processus RH radicalement simplifiés, avec des allers-retours plus fréquents pour diversifier et enrichir les talents et un appel plus large à la réserve opérationnelle. Des salaires attractifs, mais surtout une simplification maximale pour attirer des profils non-militaires sur des fonctions autrefois support mais de plus en plus critiques (spatial, cyber).

8. Un renseignement dont une des priorités doit être la correcte évaluation des forces et faiblesses de nos adversaires et de nos alliés, et la fusion de sources de données hétérogènes dans un contexte de complexité croissante et de crises multiples. L’erreur de jugement sur les capacités russes doit nous faire réfléchir sur notre véritable compréhension des capacités chinoises, autrement plus opaques, et encore plus depuis la quasi fermeture du pays depuis 2020 (JEDI publiera une note sur ce sujet au T1 2023).

9. Une attention permanente portée à la résilience, à nos vulnérabilités et à nos dépendances dans le domaine militaire, mais aussi d’accès aux ressources et de souveraineté de nos chaines de valeur économiques.

10. Des partenariats européens qui doivent aboutir à un effet d’échelle et une émulation technologique maximale, contrairement à la situation actuelle de fragmentation de facto avec de multiples déclinaisons nationales et une spirale compétitive négative.

11. Des partenariats qui permettront également une forte interopérabilité, gage de résilience dans un contexte de haute intensité (capacités, munitions, compétences), mais aussi d’argument à l’export.

12. Continuer à porter une attention maximale au C2 (Command & Control) dans tous les domaines, y compris économiques et informationnels, gage de notre capacité de garder l’initiative sur tous les champs de conflictualité.

 


 

André Loesekrug-Pietri

André Loesekrug-Pietri a occupé des postes à responsabilité dans le capital-investissement, en cabinet ministériel auprès de la ministre des Armées, dans l’industrie chez Airbus et comme entrepreneur. Il est actuellement président de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), qui vise à ce que l’Europe reprenne le leadership sur l’innovation de rupture. Diplômé d’HEC, de la Harvard Kennedy School et auditeur libre à Sup’Aéro, il est pilote privé, anime une chronique « Sciences et Technologies » sur Europe 1, et enseigne la géopolitique des technologies à SciencesPo. Il est membre du Innovation Security Board de la Conférence de Sécurité de Munich.

 

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