" Osons un débat éclairé "

Vers plus de justice fiscale


Coordination : Natacha Valla, membre invitée du Cercle des économistes

Contributions : Gérard Bekerman, AFER, Denis Chemla, Allen & Overy, Karim Daher, ALDIC, Xavier Doumen, Hogan Lovells, Sébastien Gonnet, Accuracy, Evelyne Ternant, Parti Communiste

Modération : Anne de Guigné, Le Figaro


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Propos introductif de Natacha Valla, membre invitée du Cercle des économistes

La fiscalité est un thème essentiel pour plusieurs raisons. Je suis économiste monétaire, donc je vais forcément relier cela à la monnaie. La capacité à lever l’impôt est une condition fonctionnelle et institutionnelle de l’exercice de l’action publique. On parle des fondements essentiels de l’État et de l’État dans nos ordres constitutionnels tels qu’on les conçoit aujourd’hui. C’est aussi une condition sine qua non de crédibilité de la monnaie, en l’occurrence pour nous de l’euro. Nous savons que nous avons une monnaie stable et en laquelle nous avons confiance. La monnaie est une forme de dette ultime qui a comme garantie in fine la capacité de l’État à lever l’impôt. On parle donc de choses sérieuses, de choses fondamentales pour l’ordre qui régit nos économies. Il faut donc avoir une vision sur la quantité d’impôt souhaitable et atteignable. Nous aborderons cela sous différents angles au cours de cette session.

La question de justice dans l’impôt a deux faces : la justice en termes de rôle de l’impôt comme instrument redistributif en fonction d’un objectif de justice qu’on s’est donné collectivement dans un système démocratique, mais aussi la justice par rapport à des règles données (respecter ces règles ou non et tricher). Je pense que ces deux aspects ont une dimension dans le débat national, mais aussi et surtout une dimension dans le débat international, sachant que sur la première acception de la justice se posent des questions d’augmentation des inégalités, qui prennent différentes modalités en fonction des zones du monde, mais aussi au sein du pays. Le respect des règles prend lui aussi des dimensions différentes. L’Europe fait état d’exemple ou de contre-exemple, puisque finalement, dans cet espace qui se voulait un marché commun avec une monnaie unique, nous n’avons pas vraiment été capable de faire ce qu’on appelle un level playing field, c’est-à-dire un cadre harmonisé de conditions d’imposition qui aurait pu éliminer des opportunités d’arbitrage des entreprises entre les pays membres. Ces questions, auxquelles se sont ajoutées des questions liées au numérique, à la déterritorialisation de l’activité économique et, donc, à la définition de l’entité juridique qui est capable de taxer, ont débouché sur toute la réflexion concernant la taxation des GAFAM et sur l’initiative de l’OCDE d’instaurer une coordination internationale qui va sans doute se substituer à la taxe GAFA et aboutir à une coordination plus importante au niveau mondial afin de récupérer ce qui a été identifié comme une fuite fiscale, chiffrée à plusieurs centaines de milliards annuels.

Synthèse

Qui a dit que l’impôt devait être un instrument de justice fiscale, interroge Gérard Bekerman ? Selon Platon, « ce qui est juste est ce qui est conforme au droit ». Mais, Platon oublie que le droit est une matière qui a ses humeurs. Comme le disait Mirabeau, « il faut que les juges dorment bien pour prononcer des arrêts justes ». Il faudrait que le droit soit une pensée immuable au cours du temps, or le droit est une pensée flexible qui évolue. L’argent a deux acceptions : ou bien nous sommes titulaires d’un revenu et les inégalités sont considérables ; ou bien nous sommes consommateurs de revenus. Nous notons alors une extraordinaire convergence des modes de consommation au cours du temps, qui explique que les inégalités sont très faibles. L’impôt n’a jamais été conçu comme un outil de redistribution. Quand il a été fondé au début du XXe siècle, il s’agissait de donner à l’État les moyens pour battre la monnaie, assurer notre santé, favoriser l’éducation, les familles. Il n’avait pas de vocation redistributrice, ceci est un caprice des temps modernes, peut-être nécessaire quand on voit la réalité sociale de la France. L’essentiel, au-delà de l’impôt, c’est la liberté qui nous unit.

La justice fiscale française n’est pas laxiste, souligne Denis Chemla, contrairement à certaines idées reçues. Elle est plutôt extrêmement répressive. Elle passe plusieurs fois. Elle est à la fois fiscale et pénale. Le « verrou de Bercy », qui consistait à subordonner toute poursuite pénale à une plainte de l’administration fiscale, a été supprimé et les poursuites fiscales se sont multipliées. En 2022, le montant des redressements fiscaux a atteint 14 milliards d’euros, soit 5 milliards d’euros de plus que le budget de la justice, ce qui a une influence directe sur l’économie. C’est une justice qui peut aussi agir de façon détournée : une personne peut ne pas être poursuivie au pénal pour fraude fiscale, mais peut être poursuivie pour avoir blanchi le produit de l’économie d’impôt, les condamnations pouvant aller jusqu’à 2,5 fois le montant de l’impôt éludé. Enfin, c’est une justice qui peut être rétroactive. Elle peut, 10 ans plus tard, juger un mécanisme comme illégal, alors que, 10 ans auparavant, il ne l’était pas, mais était considéré comme de l’optimisation fiscale. C’est une justice qui fonctionne, mais qui doit encore s’améliorer.

Il peut y avoir un système de prélèvement obligatoire important et une grande injustice dans la redistribution, observe Evelyne Ternant. Un impôt redistributif est un impôt qui a minima assure l’égalité devant l’impôt et qui, éventuellement, corrige les inégalités primaires de répartition de revenus. Or, notre système français, que ce soit pour les entreprises ou pour les ménages, redistribue à l’envers. Plus on est gros, moins on est frappé. Le taux de l’impôt sur les sociétés avoisine les 25 % pour les PME et tombe à moins de 10 % pour les multinationales. Les études de Gabriel Zucman indiquent que les 370 ménages les plus fortunés paient un impôt sur le revenu de 2 %[1] et les 37 ménages les plus fortunés de 0,2 %. Pour changer cela, il faut rétablir la progressivité de l’impôt. Or, l’impôt sur le revenu, le seul impôt progressif, a été mangé au cours du temps par la montée des impôts indirects qui sont très injustes parce qu’ils frappent d’autant plus les ménages qu’ils ont un revenu modeste. Il faut également supprimer la flat tax qui, en limitant la taxation des revenus financiers à 30 %, épargne les grandes fortunes, finalement moins imposées que certains salariés. L’impôt n’a pas seulement une fonction redistributive, mais aussi une fonction d’incitation au bon comportement. Les entreprises doivent changer leurs décisions stratégiques comme, par exemple, trouver des formes de modulation de l’impôt sur les sociétés et des cotisations qui incitent à développer l’emploi et la formation, qui dissuadent de délocaliser et de faire des investissements financiers, et qui encouragent à la transition écologique. Se pose également la question de l’utilisation de l’impôt : on observe une dégradation des services publics et de l’autre côté des dépenses qui paraissent totalement inefficaces.

L’injustice est un ressenti plus ou moins fort selon la situation de chacun, note Xavier Doumen. Mais certaines études l’ont mesuré : 75 % des Français déclarent que la fiscalité est injuste en France. Or, la fiscalité est l’un des socles du vivre-ensemble. C’est la volonté des citoyens de participer au financement du bien commun et du lien social. La France est un pays fortement redistributif. Les trois quarts des impôts sur le revenu sont payés par les 10 % les plus riches. Les indicateurs de Gini disent, qu’en France, les inégalités sont beaucoup moins fortes que dans la plupart des pays du monde. Les charges sociales représentent pour 99 % des Français la majorité de leurs impôts, jusqu’à 60 % pour les classes populaires. Les charges sociales devraient servir à répartir plus justement les coûts dans la population, mais ce n’est pas le cas puisqu’elles pèsent fortement sur les plus bas revenus, ce qui est fortement contre-redistributif. Une étude de l’Institut Montaigne sur la Seine-Saint-Denis montre que ce département, le plus pauvre de France, est l’un des 10 premiers départements contributeurs de France : les habitants, en montant absolu et par habitant, contribuent plus à la Sécurité Sociale que ce qu’ils ne reçoivent. Ces départements sont plus jeunes que les autres, avec plus de travailleurs et moins de retraités. En France, les impôts ne sont pas suffisamment redistributifs. Un pacte social est à retrouver pour que l’impôt soit prélevé et redistribué au bon endroit. Les charges sociales, en réduisant la compétitivité des entreprises françaises, réduisent l’impôt et par conséquent la redistribution.

Le sujet de la fiscalité des GAFAM et, plus généralement le sujet de la fiscalité des grandes multinationales, est au cœur de la problématique de justice fiscale, souligne Sébastien Gonnet. Ces entreprises ont parfois des sièges sociaux en Irlande, qui a une fiscalité plus légère, des structures aux Pays-Bas ou au Luxembourg. Cependant, les États ont beaucoup bougé, notamment sous l’égide de l’OCDE, chef d’orchestre formidable du multilatéralisme, qui permet d’obtenir des solutions justes, équilibrées, et favorables aux pays en voie de développement. Depuis la crise financière, ils ont travaillé sur la transparence fiscale, sur le reporting, sur un carcan réglementaire qui empêche d’être trop agressifs fiscalement. Actuellement, de grands projets en matière de multilatéralisme fiscal sont en cours de discussion, notamment un impôt minimum à 15 % qui condamnerait l’ensemble des paradis fiscaux en termes d’attractivité, puisqu’il n’y aurait plus aucun intérêt pour une entreprise à positionner des opérations de holding dans ces pays. Le politique fixe la régulation, les entreprises opèrent dans ce cadre-là. Aujourd’hui, il est très coûteux d’être agressif fiscalement, en raison de la rétroactivité, des amendes fiscales, du risque pénal, mais aussi du risque réputationnel. Les entreprises se sont donc adaptées, notamment en Europe. Pour autant, tous les problèmes ne sont pas réglés. Il existe encore des poches importantes d’évasion fiscale, notamment en Afrique, à un niveau qui correspondrait au montant total de l’aide de développement.

La question de justice fiscale ne peut se concevoir sans ces deux concepts jumeaux qui sont l’équité verticale et l’équité horizontale, précise Karim Daher. On parle le plus souvent de l’équité verticale, qui est la progressivité de l’impôt : celui qui gagne plus contribue plus. Dans le concept de l’équité horizontale, les personnes qui sont dans une même situation doivent payer de la même façon ou être traitées de façon égale par rapport aux charges fiscales, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de pays. Que se passe-t-il de l’autre côté de la Méditerranée en matière d’iniquité horizontale ? Au Liban, une enseigne internationale qui donne la possibilité à un individu de louer un appartement sur sa plateforme est hors du champ de l’impôt. En effet, au Liban, chaque source de revenus est traitée à part. Au final, l’Etat a été privé de plusieurs revenus, dont la TVA. Mais le plus important est l’iniquité horizontale, parce que l’agent économique qui loue son appartement fait une concurrence déloyale aux hôtels et envers ceux qui déclarent la location de leur appartement. De même, de nombreux autres pays sont privés de ressources nécessaires pour financer des services publics qui permettraient de donner à leur population une situation meilleure, sans quoi celle-ci choisit parfois d’émigrer vers les pays du Nord.

On note des progrès dans la lutte contre l’évasion fiscale, mais ils ne sont pas à la hauteur de la déperdition fiscale, souligne Evelyne Ternant. En effet, le taux minimal de 15 % pour les multinationales va devenir la référence, alors que les taux sont en moyenne de 22 %. Cette réforme risque donc d’aboutir à une réduction de l’imposition des multinationales. Par ailleurs, beaucoup d’entreprises vont y échapper. Enfin, pour lutter efficacement contre la fraude et l’évasion fiscale, il faut embaucher des fonctionnaires de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFIP) et des douaniers. Or, ces deux administrations enregistrent une déperdition de 2 000 fonctionnaires par an. Deuxièmement, il faut que les salariés aient un droit de saisine sur ces sujets.

Gérard Bekerman propose d’ajouter un article 1 au Code des impôts : « En cas de doute sur une interprétation fiscale, ce qui doit prévaloir est la confiance légitime des citoyens. » Il s’étonne en effet d’une séparation grandissante entre les citoyens et l’administration fiscale qui les considère comme des clients. L’impôt doit être réfléchi en respectant les citoyens.

La possibilité pour les salariés de saisir la justice en matière fiscale existe déjà, fait remarquer Denis Chemla.

Le vrai progrès est le caractère multilatéral des discussions, souligne Sébastien Gonnet. Le Président Macron a proposé un ISF (impôt sur la fortune) mondial, beaucoup de ces sujets ne peuvent en effet être traités qu’à un niveau multilatéral.

Ce n’est pas l’État qui se soumet à la volonté des entreprises, c’est plutôt le contraire, observe Denis Chemla. La Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) est un instrument qui a permis à l’État de recouvrer beaucoup d’argent assez vite dans des conditions bien meilleures qu’une procédure qui aurait pu durer des années et qui aurait rapporté moins. Ce n’est pas un mécanisme de soumission, mais un mécanisme d’efficacité.

Il y a aujourd’hui une prise de conscience aussi bien au niveau des États qui coopèrent pour améliorer le cadre de la fiscalité, de l’équité et de la justice, mais aussi au niveau des entreprises, souligne Karim Daher. Il faut aujourd’hui mettre en marche quelque chose qui s’appelle l’intégrité financière dans le cadre du développement durable et du changement de la planète.

En France, nous avons plutôt tendance à penser à la sanction plutôt qu’à l’encouragement, observe Xavier Doumen. Or, la sanction au niveau national ne fait que réduire les richesses parce que les entreprises s’enfuient. L’angle le plus favorable est de taxer moins le travail, moins les entreprises, d’augmenter la production et l’impôt, et de trouver des moyens pour taxer là où il y a véritablement du patrimoine.

L’agenda international sur les approches multilatérales est une condition sine qua non pour pouvoir aborder au niveau national et local des problématiques de représentation des préférences des citoyens, des préférences démocratiques sur le taux de prélèvement et de centralisation de la ressource et du produit national, conclut Natacha Valla. Par ailleurs, la qualité de la dépense publique est la deuxième phase du sujet de la justice fiscale.

Propositions

  • Rétablir la progressivité de l’impôt (Evelyne Ternant).
  • Supprimer la flat tax (Evelyne Ternant).
  • Embaucher des fonctionnaires pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale (Evelyne Ternant).
  • Taxer moins le travail, taxer moins les entreprises, augmenter la production et l’impôt, taxer là où il y a véritablement du patrimoine (Xavier Doumen).
  • Ajouter un article 1 au Code des impôts : « En cas de doute sur une interprétation fiscale, ce qui doit prévaloir est la confiance légitime des citoyens » (Gérard Bekerman).

 


 

[1] Gabriel Zucman, Aurore Lalucq, Taxation mondiale sur les ultrariches « Ce que nous avons réussi pour les multinationales, nous devons le faire pour les grandes fortunes », Le Monde, 14 mars 2023

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