" Osons un débat éclairé "

Cynthia Fleury-Perkins : « Nous sommes dans une vulnérabilité systémique »

Une crise chasse l’autre. Alors que la pandémie de Covid-19 commençait à refluer, la guerre a fait son retour sur le sol européen, vite complétée par un été caniculaire prémisse d’un bouleversement climatique dont nous n’apercevons que le début. Faisons-nous face à un ultimatum de changement ? Comment construire dans l’incertitude ? Une chose est sûre : face à ces crises, la coopération et le collectif sont les clés d’une réponse efficace aux changements. Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, professeur Titulaire de la Chaire Humanités et Santé, était au micro d’Où va l’éco ? »

Pandémie, guerre en Ukraine… les bouleversements que nous avons connus ces deux dernières années ouvrent des opportunités d’action et de décision. Le mot “opportunité” vous semble-t-il… opportun ? 

Je pense qu’il faut, dans un premier temps, parler effectivement de crises, de difficultés pour en faire un levier. Sinon, vous braquez les individus dans un déni des vulnérabilités qu’ils ressentent et qu’il faut reconnaître. Mais après, si on ne les transforme pas en opportunité, on se met dans une situation mortifère. Cela a toujours été notre point de vue à la Chaire de Philosophie à l’hôpital Paris Psychiatrie et Neurosciences : partir des vulnérabilités et produire des approches capacitaires.  

Aujourd’hui, je dirais que nous sommes en pleine vulnérabilité systémique. On voit comment une vulnérabilité a Wuhan ou une vulnérabilité à Kiev vient immédiatement impacter la vie des Français et des Européens. Il nous faut donc repenser des leviers capacitaires, non seulement sur les individus – donc faire du court terme – mais également repenser des choses sur du bien plus long terme. Cela nous renvoie à une gouvernance européenne, voire à une gouvernance mondiale.

Le monde, en général, et l’Europe et la France, en particulier, sont-ils prêts à ces changements face à la radicalité des événements ? 

Les lecteurs vont me pardonner ces grands traits, parce qu’évidemment, tous les individus ont des singularités, mais on observe quand même des très grandes tendances.

La première tendance, ce sont des individus qui se pensent ultra précarisés, ultra remplaçables. Or, tout individu qui se sent remplaçable a deux chemins : soit celui de la déprime et donc du découragement, soit celui de la stigmatisation inversée, c’est-à-dire celui de la rétractation et le fait de vouer les autres aux gémonies. Ce n’est donc pas avec cela qu’on produit du vrai changement. On produit beaucoup de réactions, de ressenti. Cela a été très bien posé par Karl Polanyi dans les années 1940. Ce double mouvement n’a rien de nouveau : quand il y a des mouvements ressentis comme « effractants” – et la pandémie comme l’Ukraine sont une effraction du réel – les individus soit sont sidérés, soit se replient de façon forte.

Malgré tout, il y a aussi toute une nouvelle génération qui prend la parole dans les assemblées universitaires pour dire « nous ne voulons pas de ce monde-là », « nous voulons produire des impacts différents », « nous voulons nous interroger sur les externalités négatives de l’économie », ce qui est très positif. 

Face à la montagne qui est devant nous, il faut hiérarchiser l’action. Quelle serait, à vos yeux, la première action, la première décision à prendre. 

N’étant pas responsable politique, je vais me baser sur les compétences censées être les miennes, qui se situent du côté de l’éducation et du côté du soin. Je me suis toujours plus intéressée non pas à la question du bon gouvernement, mais à celle de savoir comment le soin et l’éducation réinvestis étaient les plus grands outils de la régulation démocratique. 

Pour ma part, je pense que le premier geste à faire aujourd’hui, c’est financer, augmenter et améliorer la formation de la maternelle jusqu’aux grands parcours universitaires. Il faut accompagner nos jeunes, mais aussi former tout au long de la vie. Aujourd’hui, je vois des gens qui ont 50, 55 ans venir en master au Conservatoire national des Arts et Métiers, à l’Ecole des Mines, qui se reforment de manière très haute et qui, tout d’un coup, réinvestissent leur vie. Je travaille à cette amélioration du capacitaire par l’éducation et bien sûr par le soin, car on sait l’allongement de la vie, les polypathologies, les transitions épidémiologiques… Si nous ne sommes pas au niveau en termes d’accompagnement de la santé, je pense que, de fait, les individus ne seront pas viables pour mener les transformations du monde. 

À travers quelle gouvernance ? Vous travaillez beaucoup sur la régulation démocratique. Quel est ce concept et, justement, est-ce que les cartes ne sont pas rebattues avec le le contexte actuel ? 

Les cartes sont toujours rebattues, mais ce sont des rapports de force. Qu’est-ce que la régulation démocratique ? C’est la juste combinaison historique à un moment t de la représentation, selon les États qui sont les nôtres et les régimes politiques qui sont les nôtres, et de la participation citoyenne. C’est donc cette conjonction de temps long, de temps court, de démocratie plus ou moins semi-directe, d’initiatives comme les conventions citoyennes, ce que Dominique Rousseau appelle la démocratie continue. Ça peut être des outils de désobéissance civile parfois, une re-syndicalisation, des votations, etc. En tout cas, ce sont des outils adaptés au XXIe siècle, c’est à dire qu’ils ne sont pas simplement un blanc-seing donné à un instant t, mais un accompagnement.

Si aujourd’hui vous ne mettez pas une petite dose, voire une grande dose, de démocratie participative pour ceux qui le désirent, il y aura des freins et donc un empêchement progressif. La paralysie « saute » si on prend ce temps de conciliabule, de concertation, de co-conception. Nous sommes doués sur l’audition, mais nous sommes beaucoup moins doués sur la délibération commune, et encore moins doués sur la codécision. Demain, il nous faudra aussi être doués sur la co-responsabilisation. 

On observe un repli sur soi évident et même une forme de « chacun pour soi ». Il ressort de vos travaux et de vos propos que on ne s’en sortira qu’avec le collectif. Est-ce que ce collectif est vraiment réalisable à court terme ? 

Oui, il est totalement réalisable. Il ne se fera pas nécessairement avec de grandes idées de massification. Celle-ci ne marche plus, car elle nie les singularités. En revanche, produire des collectifs plus respectueux de l’irremplaçabilité des individus, oui, c’est possible. Et on le fait déjà ! Cela veut dire qu’il faut travailler avec des échelles différentes. Par exemple, pour un directeur d’école, cela veut dire investir le collectif de son école. Une entreprise, notamment une multinationale, le fait d’abord par son échelle puis, après, s’ouvre. Ce sont donc toutes ces micro-échelles, qui commencent par la société civile, qui nous permettent, par effet de rhizome, et non par de la massification, de produire des changements un peu endogènes. C’est plus long, plus compliqué, plus « sur-mesure » mais, encore une fois, c’est certainement plus durable. 

 


 

Crédit photo : C. Hélie Gallimard COUL 2 06.15

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