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L’Allemagne, nouveau maillon faible de l’Europe ?

La contraction de l’activité du secteur privé en Allemagne s’est aggravée en février. Nouveau signe des faiblesses de l’économie allemande, dans la droite ligne de la récession enregistrée l’an dernier. Patrick Artus explique pourquoi cette situation était prévisible

La croissance économique de l’Allemagne a été négative en 2023 (le PIB a reculé de 0,3%) et le ministère de l’Économie allemand ne prévoit plus que 0,2% de croissance en 2024. À titre de comparaison, la France a eu 0,9% de croissance (en moyenne annuelle) en 2023, et la croissance prévue pour 2024 est comprise entre 0,5 et 1%, selon les différents prévisionnistes.

C’est l’industrie allemande qui explique ce recul de l’attractivité en 2023 : la production de l’industrie manufacturière, qui représente 20% du Produit Intérieur Brut, a reculé de 2%, les exportations de 1,8%, la production industrielle est de 9% inférieure à son niveau d’avant la crise du Covid.

Au contraire, les services résistent, particulièrement les services d’information et de communication. De manière cohérente, l’investissement des entreprises est en croissance négative, mais aussi la consommation des ménages en raison de leur pessimisme grandissant qui a provoqué une poursuite de la hausse de leur taux d’épargne.

Une situation largement prévisible

En réalité, cette situation défavorable de l’économie allemande était largement prévisible. L’Allemagne a opté au début des années 2000 pour un modèle mercantiliste de développement, basé sur la croissance des exportations et non sur celle de la demande intérieure. Ce choix a conduit à des politiques économiques restrictives (frein à la dette, limitant le déficit public à 0,35% du PIB, faiblesse des salaires dans les services, dérèglementation du marché du travail), avec un seul objectif : améliorer la compétitivité-coût de l’industrie et permettre la poursuite d’une croissance forte des exportations.

Mais ce modèle mercantiliste est devenu inefficace aujourd’hui. D’une part, la crise géopolitique (protectionnisme, obstacles au commerce de biens…) et les difficultés économiques de la Chine ont conduit à un recul des importations de la Chine et des exportations de l’Allemagne vers la Chine (qui ont reculé de 15% en 2023). D’autre part, les chiffres d’affaires réalisés en Chine des entreprises industrielles allemandes sont considérables (au total, le marché chinois représente 20% des ventes mondiales des industriels allemands), or les entreprises allemandes sont fortement concurrencées par les entreprises chinoises, par exemple en ce qui concerne les voitures électriques et d’autres biens d’équipement.

De plus, la compétitivité-coût de l’Allemagne s’est fortement dégradée en 2023. Les grèves se sont multipliées, et les entreprises allemandes ont dû augmenter les salaires de 5,5%, alors que la productivité du travail reculait de 1%. Le modèle de modération salariale permettant d’améliorer la compétitivité a donc vécu.

Enfin, l’excès d’épargne de l’Allemagne est massif : l’excédent de la balance courante de l’Allemagne atteint 7% du Produit Intérieur Brut à la fin de 2023. Mais cet excédent d’épargne, comme le montrent les chiffres de la balance courante, est prêté au Reste du Monde, et non investi en Allemagne. En particulier, les entreprises industrielles allemandes ont été attirées par les États-Unis avec les avantages fiscaux (Inflation Reduction Act), le prix du gaz naturel quatre fois plus bas aux États-Unis qu’en Europe. Au total, 125 milliards d’investissements d’entreprises allemandes ont été réalisés à l’étranger.

Un déclin irréversible ?

Le déclin industriel de l’Allemagne est-il irréversible ? L’Allemagne a des avantages comparatifs pour la production des biens industriels : une culture industrielle, une formation de techniciens et d’ingénieurs très développée, la présence de 15000 entreprises de taille moyenne (le Mittelstand) avec une culture hostile aux délocalisations. Mais les défis sont nombreux, nous l’avons vu : perte de compétitivité, retard dans le développement de certains produits (voitures électriques, batteries électriques, semi-conducteurs…), vieillissement démographique, recul de la productivité du travail.

Le gouvernement allemand est conscient de ses handicaps et il préparait un plan de soutien à la modernisation de l’industrie, doté de plus de 60 milliards d’euros. Mais un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a interdit l’usage des « fonds spéciaux » qui permettent de contourner la règle de « frein à la dette » limitant le déficit public à 0,35% du PIB.

La plupart des économistes allemands sont favorables à la révision de cette règle, mais plus de 60% des Allemands soutiennent le maintien du frein à la dette. L’issue du débat sur le frein à la dette sera centrale pour savoir s’il faut redevenir optimiste sur l’Allemagne. Si l’effort de modernisation des entreprises n’est pas soutenu par l’État, les grandes entreprises allemandes resteront attirées par les États-Unis et l’Allemagne ne redeviendra pas compétitive.

 


 

Patrick Artus, Membre du Cercle des économistes et Conseiller économique Natixis

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