De manière lente mais continue, l’Europe se construit pas à pas. La création de l’union bancaire européenne fournit un bon exemple de cette « force tranquille ». Certes, on aurait pu rêver d’une harmonisation des règles bancaires européennes plus rapide et plus complète. Mais ne boudons pas, pour autant, notre plaisir : il y a cinq ans à peine, rares étaient ceux qui pensaient que la création d’un superviseur bancaire unique à l’échelle de l’Europe était possible, à horizon raisonnable au moins.
Ce qui a été fait dans la banque doit l’être pour les marchés financiers. Rappel des épisodes précédents : Euronext, créé en 2000, au travers du rapprochement des Bourses française, néerlandaise, belge et portugaise, constituait un premier pas prometteur. Las : le régionalisme allemand de l’époque et l’étroitesse de vue de la Commission européenne ont empêché que cet essai soit transformé. Résultat des courses ? Euronext s’est trouvé contraint d’« épouser » le Nyse, en faisant dangereusement pencher la balance de la Bourse européenne du côté de New York. Dans le passionnant « jeu de go » mondial auquel se livrent les grandes places financières du Nord mais désormais aussi du Sud et de l’Est (Hong Kong, Singapour et Shanghai dépassent désormais Euronext), le rachat de Nyse Euronext par ICE offre à l’Europe une fenêtre de tir historique dans la reconquête de sa souveraineté boursière.
Deux solutions : soit se constitue un « noyau dur » européen permettant de racheter Euronext et de l’ancrer ainsi en Europe continentale; soit la Bourse « européenne » finira tôt ou tard dans l’escarcelle de l’un ou l’autre des grands opérateurs boursiers mondiaux. Et les candidats à la reprise, déclarés ou non, sont nombreux, du Nasdaq américain au LSE anglais, ces acteurs ayant pour objectif parfaitement légitime de « vassaliser » l’opérateur boursier en contact direct avec la poche d’épargne financière encore la plus profonde du monde
Le temps presse, car l’histoire des marchés financiers a tendance à s’accélérer.
La directive européenne Mifid a officialisé et donc renforcé les plates-formes financières alternatives que sont les « dark pools » et autres marchés de gré à gré, fragilisant ainsi les Bourses officielles et centralisées, pourtant plus faciles à surveiller et à contrôler. Par ailleurs, la « tectonique des plaques économiques » conduit à une « dérive des continents boursiers » qui oriente inexorablement les flux boursiers vers l’Asie. Euronext, qui était encore la 5e place boursière mondiale en 2010, pointe, trois ans après, à la 8e place. Qu’en sera-t-il dans cinq ans ?
Cette érosion de la place boursière européenne serait, à la limite, acceptable, mais à deux conditions seulement : d’abord si l’Europe ne disposait pas d’une épargne financière très abondante et d’opérateurs bancaires très compétitifs; ensuite si le financement des entreprises européennes, et en particulier des PME, ne dépendait pas crucialement du développement d’un opérateur boursier de premier plan.
La cotation en Bourse d’Euronext peut paraître à certains comme un sujet strictement technique. Il n’en est rien. C’est un sujet éminemment politique. La création d’emplois en Europe (près de 20 millions de chômeurs à ce jour) passe par la fondation et le développement des entreprises. Le président de la République française, lui-même, l’a compris, ce que de nombreux citoyens français ne croyaient pas possible. Le développement des entreprises passera de plus en plus par les marchés financiers. Ce qui se joue sous nos yeux, c’est la naissance d’un véritable marché boursier de la zone euro. Les investisseurs institutionnels européens doivent le comprendre : en structurant un « noyau dur » homogène lors de la cotation en Bourse d’Euronext, ce qu’ils préserveront ce n’est pas seulement un de leurs outils d’accès aux marchés financiers; c’est, d’abord et avant tout, la compétitivité de leurs clients que sont les entreprises européennes. A bon entendeur…