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Jusqu’où faut-il décentraliser la France ?

Jusqu’où faut-il décentraliser la France ? C’est une des questions que le gouvernement emmené par la Première ministre, Elisabeth Borne, aura à traiter lors du quinquennat Macron 2. Pendant la campagne électorale, le sujet des territoires a fait l’objet d’un grand oral de tous les candidats devant l’Association des Maires de France.

De la fibre pour tous aux incitations fiscales en passant par la nomination de Commissaires à la reconstruction, les idées ont fusé. Mais qu’en sera-t-il dans les faits ? La décentralisation des pouvoirs et de la gestion des affaires fait débat depuis bien longtemps car elle revêt un large spectre de responsabilités… économiques, sociales, environnementales, etc.

Après un rappel historique nécessaire pour comprendre d’où nous partons, l’auteur de cette note montre qu’il existe des solutions assez simples face à des écosystèmes urbains complexes. Sans parti-pris, Hervé Le Bras explore des pistes destinées à stimuler l’initiative locale dans sa plus large acception.


La notion de décentralisation souffre d’un péché originel, l’influence de « Paris et le désert français », titre de l’ouvrage que Jean-François Gravier publie en 1947. La formule laisse entendre que Paris pompe les richesses de la France à son profit. Quand on relit l’édition de 1947, on est frappé par son obsession démographique. Alfred Sauvy avait montré avant-guerre que la fécondité des parisiennes était nettement inférieure à celle du reste des Françaises. Pour maintenir sa population, Paris aurait alors drainé la jeunesse provinciale, stérilisant le reste de la France.

Gravier avait été un idéologue du pétainisme, notamment à la tête d’une revue du régime « Idées », puis avait exercé des responsabilités au sein de la fondation pour l’études des problèmes humains ou fondation Alexis Carrel qui avait pour mission « l’amélioration de la race ». Son livre reflétait les idées de Vichy, le retour à la terre et l’encouragement de la vie familiale en particulier. A cause du titre, on a durablement retenu que Paris parasiterait le reste d’une France travailleuse et qu’une décentralisation devrait corriger cette situation pernicieuse. On va rappeler dans les lignes suivantes que la situation réelle est très différente et même opposée, la notion de décentralisation servant d’écran à un problème lancinant de démocratie locale. Pour démêler la situation, il faut séparer trois composantes de la décentralisation : économique, social et politique au sens de démocratique.

Décentralisation économique

Une préoccupation économique est à l’origine de l’idée de décentralisation que l’on fait d’habitude remonter en 1919 à la création de 17 groupements économiques régionaux par Étienne Clémentel, ministre de l’industrie et du commerce, avec l’appui des chambres de commerce et d’industrie. Cette décision repose sur un constat simple : le département est un cadre trop étroit pour la reconstruction et la relance de l’économie à l’issue des hostilités. Les préoccupations stratégiques ne sont pas absentes avec la délocalisation d’industries de défense dans le sud, loin de l’Allemagne, d’où les usines d’armement à Bordeaux et l’aéronautique à Toulouse.

Les étapes suivantes de la décentralisation obéiront aussi à des préoccupations de développement économique, qu’il s’agisse des 21 régions de programme instituées en 1955-56 dans le sillage du Commissariat au plan, puis la fondation de la Datar en 1963 et le 14 mars 1964, la création officielle des 21 régions dont le préambule du décret affirme que « chacune ayant la taille voulue pour devenir le cadre d’une activité déterminée ». La victoire du « non » au referendum de 1969 donne un coup d’arrêt à la décentralisation jusqu’aux lois Deferre en 1982 qui ont infléchi le sens de la décentralisation de l’économie vers la politique comme on le verra plus loin.

Le tissu productif actuel et surtout son évolution à moyen terme traduisent-ils une réalité et un progrès de la décentralisation dans les années récentes ? La carte ci-dessous indique la variation de l’emploi au lieu de travail entre 2007 et 2017 telle que mesurée par l’INSEE au niveau des communes (que l’on a regroupées dans les 3 800 anciens cantons pour limiter les fluctuations aléatoires). Assez curieusement, à première vue, l’emploi a surtout progressé sur les côtes atlantiques et méditerranéennes, donc assez loin de la capitale. On retrouve une très ancienne particularité de la France que l’historien Edward Fox avait développée dans L’autre France (Flammarion), l’opposition entre la France terrienne et la France maritime, parallèle à celle des Jacobins et des Girondins. Il remarquait que la France terrienne l’avait toujours emporté et en donnait pour image la place de la Concorde où l’obélisque figurant Paris tient sous son emprise les huit statues représentant huit grandes villes périphériques, la face tournée vers cet obélisque.

Figure 1 : Variation de l’emploi entre 2007 et 2017

Co. HLB, source INSEE

D’ailleurs, ce qui explique pour partie la permanence de cette division de la France, les 13 premières métropoles sont toutes proches des frontières (Lyon, Grenoble, Strasbourg, Lille, Toulouse), ou près d’un rivage (Rouen, Rennes, Brest, Nantes, Bordeaux, Montpellier, Aix-Marseille, Nice). On pourrait penser que la politique de décentralisation menée sous la forme des métropoles d’équilibre puis de la loi MAPTAM est la raison du succès économique de ces agglomérations. C’est oublier que dans plusieurs des métropoles, en particulier les plus récentes, puisqu’on en compte maintenant 22, la croissance de l’emploi a été inférieure à la moyenne nationale (Saint-Etienne, Rouen, Dijon, Orléans, Nancy, Metz). Un autre phénomène sur lequel l’État ni les métropoles n’ont de prise directe a joué en faveur des métropoles pour lesquelles l’emploi a le plus progressé : les migrations internes et l’attrait des côtes. En effet, à part quelques départements autour de l’Ile de France, tous les départements au nord de la ligne Saint-Malo-Genève ont un solde migratoire négatif et inversement, presque tous ceux situés au sud de cette ligne un solde positif (sauf la Sarthe, le Rhône et la Loire). Faute de mieux on a parlé d’héliotropisme car ce mouvement ne parait pas lié à l’économie. Par exemple, l’ancienne région Languedoc-Roussillon est celle qui a le plus fort solde positif et en même temps le plus fort taux de chômage (En 1939, dans un de leurs Oxford economic paper, J. Marschak et H.W. Robinson avait déjà fait le même constat en Angleterre). Quant à l’attrait des côtes maritimes, pour lequel il faudrait parler de thalassotropisme, on en est réduit à des conjectures (ou à la lecture du Territoire du vide d’Alain Corbin (Flammarion).

Faut-il alors y voir une conséquence d’une autre politique de décentralisation, celle qui attribue des pouvoirs économiques aux régions ? On peut d’abord remarquer qu’il n’y a pas de cohérence entre les nouvelles régions décidées par Hollande en 2015 et les métropoles. Une région en possède quatre (Auvergne-Rhône-Alpes) deux en possèdent trois (Grand-Est, PACA), deux possèdent deux (Bretagne et Occitanie) et les autres une seule. La fusion des régions a d’ailleurs détricoté la volonté initiale de servir « de cadre à une activité déterminée ». Ainsi la fusion du Midi Pyrénées centré sur l’aéronautique et du Languedoc-Roussillon adonné à l’agronomie et la médecine ne répond pas au sens commun.

Cette réforme de 2015 est d’ailleurs l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière de décentralisation. Décidée sur un coin de table où François Hollande avait déplié une carte de France, selon ses dires, elle a été défendue avec des arguments faux : qu’il fallait des régions de taille européenne pour assurer un développement économique alors que la corrélation entre la population des Länder allemands et leur réussite économique est nulle, et que cela entrainerait des économies d’échelle alors que le rapport de la Cour des comptes en 2019 chiffre l’accroissement des dépenses des nouvelles régions à 20 % entre 2016 et 2019.

De tout ceci, on pourrait conclure que le développement économique n’a pas de rapport direct avec la décentralisation. Cependant, l’emploi total comprend une grande proportion de métiers pour lesquels la productivité augmente peu. Le développement repose assez largement sur celui de l’industrie. Or, celle-ci se porte assez mal en France à plusieurs points de vue. D’abord, en 2017, la branche industrie n’occupe plus que 12 % de la population active. Ensuite, la localisation de l’emploi industriel est assez défavorable comme on peut le constater sur la seconde carte. A grande échelle, l’emploi industriel est encore assez important dans trois zones seulement, l’Est (Lorraine, Franche-Comté, Alsace), une grande partie de la région Auvergne-Rhône-Alpes, et l’Ouest profond, de la Vendée à la Manche, de la Mayenne à l’Eure-et-Loir. Ces régions sont relativement à l’écart des métropoles (sauf dans le cas de Lyon).

A un niveau fin que la carte cantonale permet de saisir, l’industrie parait prospérer seulement à l’écart des métropoles, comme si elle était rejetée. Ainsi, elle reste importante entre Nantes et Saint-Nazaire, mais non dans ces deux villes, ou encore dans les Landes contrairement à la Gironde, à Bordeaux et au Béarn. On sait que les nouvelles formes de production, utilisant massivement les robots et l’intelligence artificielle ont peu de besoin en main d’œuvre. L’emploi mesure donc plutôt l’importance des industries traditionnelles que celle des plus avancées. Cependant, la mise à l’écart des emplois industriels hors des métropoles a une autre signification. Elle illustre la séparation entre les producteurs, les « cols bleus » et les gestionnaires, les concepteurs et les décideurs. Une telle coupure est préjudiciable à l’innovation. Plus généralement, la séparation entre activités manuelles et intellectuelles ou entre contacts avec la matière et contacts avec des symboles (écrits, informatique, paperasserie) est devenue spatiale, les premières se concentrant de plus en plus dans les zones rurales, les secondes dans les grandes agglomérations.

Les territoires situés hors des quelques huit ou douze métropoles dynamiques ne peuvent pas être considérés comme ne participant pas au développement économique. Certes, ils ne peuvent pas constituer des écosystèmes relationnels complexes tels que les décrit Pierre Veltz, mais ils ont un rôle important dans la sous-traitance et les innovations qui l’accompagnent. Une fraction de l’emploi industriel hors métropole est en effet constituée de clusters modestes mais spécialisés dont le développement n’était pas inscrit à l’avance. En voici trois exemples :

  • La Mecanic Vallée, principalement de Rodez à Figeac, pépinière d’entreprises de mécanique de précision, encouragée par la région Midi-Pyrénées en liaison avec Airbus.
  • Le Choletais, à la frontière de la Vendée et du Maine et Loire. D’abord spécialisé dans le textile (les mouchoirs de Cholet), reconverti dans la chaussure après la faillite du textile, puis dans la robotique, avec le soutien de la région des Pays de la Loire, et dans la boulangerie haut de gamme (brioche Pasquier), exemple de destruction créatrice à la Schumpeter.
  • Les entreprises de prothèse dentaire de la Haute-Marne qui exportent dans toute l’Europe (Pombo, Parisot-Depret, Dental technique, etc. de Saint-Dizier à Chaumont).

Dans ces trois cas, il existait au départ une main d’œuvre spécialisée apte à se reconvertir et un soutien de la région, mais d’autres facteurs plus aléatoires donc plus difficilement prévisibles sont entrés en jeu. Un des objectifs de la décentralisation pourrait être de faciliter la détection de ces possibilités de cluster, ce qui suppose une connaissance précise du terrain que ne possèdent pas les décideurs parisiens.

Décentralisation sociale

On doit ici beaucoup aux travaux de Laurent Davezies qui distingue géographie de la production et géographie des revenus. Le paragraphe précédent correspond au premier terme, ce paragraphe au second. L’État, particulièrement l’État français joue un rôle majeur dans la redistribution des revenus au niveau des territoires. En parlant de développement, on fait presque toujours référence à la croissance du PIB. Cela a un sens au niveau national, mais au niveau régional et au niveau local, les revenus engendrés par le développement s’évaporent vers d’autres régions ou d’autres lieux. Dans plusieurs ouvrages Laurent Davezies compare le PIB de régions ou de villes à leur revenu disponible pour constater que la croissance du second est plus rapide que celle du premier en dehors des métropoles, depuis près d’un demi-siècle. Paradoxalement, les revenus ont augmenté plus vite dans le rural profond que dans les grandes agglomérations.

La carte de la figure 3 qui indique la croissance du revenu brut entre 2001 et 2015 dans les aires définies par l’INSEE (pôles de trois niveaux, leurs couronnes et les communes hors pôle ou multipolaires), le souligne à l’évidence. Dans un chapelet de départements, de la Manche à la Charente-Maritime ainsi que dans le Massif central, les revenus ont augmenté beaucoup plus vite (souvent de plus de 50 % en nominal) que dans toutes les grandes villes et le bassin parisien (souvent autour de 30 %). Une hiérarchie stricte règne dans chaque département avec la plus faible augmentation dans les pôles, une un peu plus élevée dans les couronnes et la plus forte hors des pôles et couronnes. Les seules exceptions (modestes) concernent les zones où résident les travailleurs transfrontaliers qui bénéficient des salaires élevés du Luxembourg et de la Suisse (en brun foncé sur la carte).

  • 1

    France, portrait social, INSEE, 2018

  • 2

    Base de données Filosofi du ministère des finances, 2019.

Le bénéfice du développement (la croissance du PIB) ne va donc pas aux lieux qui le produisent, mais à des lieux souvent beaucoup plus éloignés et peu productifs. Cela s’explique assez simplement par trois raisons. D’abord les actifs n’habitent souvent pas dans la commune où ils travaillent. Leur revenu est donc comptabilisé à leur lieu de résidence, situé dans la couronne urbaine, voire plus loin (navetteurs). Ensuite, en mutualisant les risques, l’État redistribue sous forme de prestations les charges sociales (allocations familiales, chômage, maladie). 45 % du revenu des 10 % de revenus les plus faibles en provient1. En troisième lieu, les actifs prennent souvent leur retraite en dehors de la commune où ils ont résidé quand ils travaillaient. Les départements ruraux où la croissance de la production est faible, mais dont les agriculteurs ont disparu et les retraités sont venus des villes, ont vu le revenu disponible individuel croitre plus vite que dans les villes. Plus généralement, Davezies rappelle que 22 % du revenu disponible brut des ménages français va à l’Ile de France alors que cette région contribue à 31 % de son PIB, l’écart entre les deux ayant constamment augmenté au cours du dernier demi-siècle. De même, Lyon qui contribue pour 3,1 en Le bénéfice du développement (la croissance du PIB) ne va donc pas aux lieux qui le produisent, mais à des lieux souvent beaucoup plus éloignés et peu productifs. Cela s’explique assez simplement par trois raisons. D’abord les actifs n’habitent souvent pas dans la commune où ils travaillent. Leur revenu est donc comptabilisé à leur lieu de résidence, situé dans la couronne urbaine, voire plus loin (navetteurs). Ensuite, en mutualisant les risques, l’État redistribue sous forme de prestations les charges sociales (allocations familiales, chômage, maladie). 45 % du revenu des 10 % de revenus les plus faibles en provient1. En troisième lieu, les actifs prennent souvent leur retraite en dehors de la commune où ils ont résidé quand ils travaillaient. Les départements ruraux où la croissance de la production est faible, mais dont les agriculteurs ont disparu et les retraités sont venus des villes, ont vu le revenu disponible individuel croitre plus vite que dans les villes. Plus généralement, Davezies rappelle que 22 % du revenu disponible brut des ménages français va à l’Ile de France alors que cette région contribue à 31 % de son PIB, l’écart entre les deux ayant constamment augmenté au cours du dernier demi-siècle. De même, Lyon qui contribue pour 3,1 en PIB national ne reçoit que 2,2 % du revenu disponible brut. Un autre chiffre illustre l’ampleur des différences, celui de la proportion des retraites dans le revenu disponible brut des départements : 9,6 % dans l’Essonne et 33,1 % dans le Cantal2.

Le revenu disponible engendre une demande de biens et de services dont la nature largement locale entre peu en concurrence avec l’extérieur au contraire des productions des grandes agglomérations prises dans la compétition internationale. Une des conséquences, elle aussi paradoxale, est une moindre pauvreté et un chômage plus faible dans les zones rurales que dans les grandes villes et de ce fait des inégalités nettement plus faibles car les revenus élevés y sont aussi plus rares.

En quoi la décentralisation pourrait-elle améliorer la redistribution des revenus ? Même si Paris s’est déchargé du règlement des prestations sociales sur les départements, la décentralisation est en trompe l’œil car les normes demeurent nationales. Comme agent de la redistribution, le département est à une bonne échelle car plus que toute autre division du territoire, il concentre les situations les plus diverses, de sa préfecture à son armature urbaine, à ses communes rurales et à ses marges souvent délaissées à la frontière des autres départements. Mais lui donner la possibilité d’ériger ses propres normes sociales n’est pas une bonne idée. Selon le modèle de Schelling, les différences de traitement même faibles entraineraient une ségrégation cumulative. Dans la mesure où les cotisations ne sont pas récoltées au même lieu que les prestations, une régionalisation ou une départementalisation de leur répartition n’est pas fondée.

Les véritables problèmes se situent à l’échelle infra-urbaine entre les quartiers, voire les îlots d’une même ville ou agglomération. Du fait du désir des individus de vivre au voisinage de leur catégorie sociale, la ségrégation modélisée par Schelling joue à fond malgré les tentatives de restaurer une mixité sociale. Un remarquable travail de délimitation des quartiers prioritaires a été effectué par la loi Lamy de 2014, mais les mesures spéciales qui les concernent restent définies au niveau national, par exemple le dédoublement des classes dans le primaire décidé au début du premier quinquennat de Macron ou les primes pour certains personnels sur le terrain.

Que ce soit en matière d’économie ou en matière de social, accroitre la décentralisation, ne semble donc pas un moyen de régler les difficultés de la société française. En fait, décentraliser est une revendication politique et même psychologique. Deferre l’avait compris lorsqu’il décréta en 1982, ce qu’on nomme l’acte 1 de la décentralisation avec l’élection au suffrage universel des conseils de région et le renforcement des pouvoirs des conseils généraux face à ceux des préfets.

Décentralisation politique

Au cours des années récentes, la décentralisation politique a de plus en plus exprimé une demande de démocratie directe. Chez les Gilets jaunes cela a pris une forme individualiste extrême dans laquelle chacun inscrivait ses propres revendications sur le dos de son gilet et refusait toute forme de représentation. Bien entendu, il est impossible que la volonté de chacun soit écoutée et suivie dans un pays de 50 millions de citoyens.

A l’extrême droite comme à la gauche de la gauche, la demande d’instauration d’un référendum d’initiative populaire ou de transformation du référendum d’initiative citoyenne ont traduit cette demande de démocratie directe. Politiquement, ces deux courants politiques aux deux extrémités du spectre ont matérialisé deux fractures, l’une entre les villes et les communes rurales avec le RN, l’autre entre les quartiers bourgeois et populaires des agglomérations pour la France insoumise. Sur la figure 4 on voit que le vote Le Pen au premier tour de la dernière élection présidentielle diminue rapidement avec la taille de la commune et l’inverse pour le vote Mélenchon. Le vote Macron est au contraire à peu près le même quel que soit le nombre d’habitants des communes.

Si la fracture urbaine se comprend car elle s’est amplifiée au cours des dernières décennies comme le montre la belle étude de France stratégie sur les quartiers, la fracture entre les villes et les campagnes parait plus mystérieuse quand on reprend la carte n°3. On a vu en effet que les revenus avaient progressé beaucoup plus vite dans les zones rurales que dans les villes et ceci régulièrement. On est peut-être en présence de ce qu’on appelle l’effet Tocqueville : lors de son périple en Amérique, l’écrivain a remarqué que le sentiment d’injustice était d’autant plus prononcé que les inégalités étaient plus faibles. Il devient imaginable de les surmonter mais on n’y parvient pas. On risque alors de se réfugier dans une utopie dont le referendum est une caractéristique.

Quelques orientations majeures peuvent faire l’objet d’un référendum, mais la majorité des décisions politiques ne se résume pas à des questions simples auxquelles on réponde par oui ou non. Prenons le cas souvent évoqué de l’immigration. Ce n’est pas une seule question qui permette de régler les problèmes. Dans le cas des votations suisses, souvent données en exemple, entre 1996 et 2022, douze votations ont eu trait aux migrations, certaines acceptées (9 février 2014, contre l’immigration de masse), d’autres refusées (27 septembre 2020, pour une immigration modérée (limitation)) et d’autres sont à venir.

La comparaison avec la Suisse est d’ailleurs trompeuse car, au contraire de la France, le pays est une fédération, donc décentralisé. Par exemple, 90 % des impôts reviennent aux cantons alors qu’en France, en 2021, le budget total des régions s’élevait à 3,3 % du prélèvement global de l’État et à 5,7 % de son budget. De ce fait, les votations ne constituent pas des tests politiques nationaux mais locaux. Au contraire, en France, les référendums déchainent les passions politiques bien au-delà de la question posée. Celui de 1969 sur les régions s’est ainsi transformé en vote pour ou contre de Gaulle.

Peut-on imaginer alors des référendums locaux soit pour décider d’un projet, comme le référendum en Loire-Atlantique sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (bien que ce ne soit pas le meilleur exemple), soit pour modifier certaines lois. La limitation de la vitesse sur route à 80 km/h aurait pu, par exemple, être discutée localement et même aménagée de manière à s’appliquer à certains tronçons du réseau routier, mais non à tous sans distinction, la question étant discutée et traitée localement par exemple au niveau départemental (d’ailleurs, pour calmer les opposants, les préfets ont eu la possibilité de revenir sur la limitation et l’ont fait dans certains départements ruraux). Plutôt qu’une réponse binaire oui/non dans un référendum local, une réponse graduée était donc possible après une étude précise des accidents ainsi qu’un exposé clair des pour et des contre : bénéfice de la diminution du nombre d’accidents contre coût du ralentissement de la circulation, la décision revenant aux intéressés et non à des technocrates. Même si, vu de Paris, le choix parait évident et il a paru évident à Manuel Valls puis à Édouard Philippe, les usagers peuvent préférer un risque plus élevé d’accident à une perte de temps.

Il existe des solutions assez simples qui redonnent à la population la capacité de décider, par exemple la technique canadienne des accomodements raisonnables. La difficulté supplémentaire dans le cas de la limitation de vitesse tient aux conducteurs qui traversent le département mais ne font pas partie de sa population. Abaisser la limite à 80 km/h réduit leur risque d’accident du fait d’un tiers, la refuser l’augmente, mais ils ne sont pas partie prenante de la décision prise par le département. Pour que des référendums locaux aient lieu, il faut être capable d’isoler exactement la population concernée. Or du fait des interdépendances de plus en plus nombreuses, c’est presque toujours impossible. Dans le cas du referendum sur Notre-Dame-des-Landes, fallait-il prendre pour périmètre le canton où l’aéroport devait être construit ? Le département où vivaient nombre de ses usagers potentiels ? La région avec d’autres usagers, la Bretagne voisine car il devait aussi y drainer une partie de sa clientèle ?

En résumé

Le développement économique actuel est peu sinon pas sensible à la décentralisation car il repose sur des écosystèmes urbains complexes. Il peut être accompagné et stimulé par des clusters plus modestes que la fusion des régions ne favorise pas. La mecanic vallée qui avait un sens quand la région Midi-Pyrénées misait sur l’aéronautique et le spatial n’en a plus guère dans une Occitanie composite. De même, le développement d’une industrie de prothèses qui pouvait être soutenue dans le cadre de la région Champagne-Ardennes n’en a plus guère dans la méga-région groupant cette dernière région avec l’Alsace et la Lorraine. Seul le développement du Choletais reste connecté à la région des pays de la Loire car elle n’a pas été fusionnée avec d’autres et a donc pu conserver ses orientations économiques. La seule recommandation que l’on puisse émettre est donc d’un retour aux 22 régions qui avaient su progressivement se spécialiser.

En ce qui concerne la répartition de revenus, il ne faut pas aller plus loin que la sous-traitance actuelle par les départements. La redistribution connecte toutes les régions et tous les départements si bien qu’il faut éviter le séparatisme tel qu’on le voit à l’œuvre ou en projet dans les pays voisins : Flandres contre Wallonie, « Padanie » contre Mezzogiorno, Catalogne contre le reste de l’Espagne.

Reste la question politique. Clairement, il faut soutenir et stimuler les initiatives à un niveau local, le quartier ou la commune en permettant de moduler et d’interpréter souplement les lois et les règlements nationaux, ce qui revient à s’opposer au pouvoir de la bureaucratie. Surtout, il faut trouver les moyens de combler les deux failles majeures, celle entre les villes et l’espace rural et celle entre les quartiers prioritaires et le reste de l‘agglomération. Pour cela, il faut sans doute imaginer des couplages, des jumelages, des associations d’un quartier urbain et d’une commune rurale avec un développement des circuits courts, de jardins ouvriers, de projets communs. A l’intérieur des villes, il faut trouver d’autres solutions que la défunte mixité. Par exemple, des institutions communes à deux quartiers, l’un étant prioritaire, l’autre non, ou bien des mélanges du type busing utilisé aux États Unis après le fin de la ségrégation raciale. Il ne m’appartient pas de me substituer aux responsables politiques dont c’est le champ d’action, mais seulement de suggérer que les problèmes de décentralisation se posent à ce niveau bien plus qu’à celui des régions ou des départements, voire des zones d’emploi. Même à une échelle fine, la relation à l’économie n’en reste pas moins directe et importante : stimuler la coopération, l’initiative locale, la paix sociale est toujours bénéfique à l’économie.

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