Lauréat en 2009 du Prix du Meilleur Jeune Économiste, Thomas Philippon a marqué la recherche économique par ses travaux sur la finance et les crises. Seize ans plus tard, dans une économie marquée par les monopoles des big tech, le retard européen dans l’IA et l’urgence de la transition énergétique, il partage sa vision des enjeux économiques contemporains et du rôle des économistes dans une société en quête de repères.
Cet article est extrait du cinquième numéro de la revue Mermoz, « Démographie, la transition silencieuse ».
Vous avez remporté le PMJE en 2009 pour vos travaux permettant notamment d’éclairer les crises, à la lumière de l’économie. Qu’avons-nous appris depuis, quels sont les enseignements de vos derniers travaux ?
Je me suis intéressé à la finance sous deux angles distincts : la productivité de l’industrie financière et le contrôle du risque systémique.
Concernant le contrôle des risques, le tournant majeur est bien évidemment la grande crise financière de 2008-2009, suivie de la crise des dettes souveraines en Europe. Depuis 2008 les régulateurs ont fortement augmenté les exigences en capital des banques. L’Europe a mis en place un mécanisme unique de supervision des grandes banques. Cette évolution a été globalement un succès et le système financier est nettement plus stable aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Il faut cependant rester vigilant. L’union bancaire reste incomplète, notamment pour la garantie des dépôts. Et la régulation reste assez déficiente comme l’ont montré les crises de Credit Suisse et Sillicon Valley Bank. Il existe aussi un risque de dilution des régulations existantes par la nouvelle administration américaine.
En ce qui concerne l’efficacité de l’industrie financière on voit enfin dans les données l’impact des avancées technologiques, notamment grâce aux entreprises de FinTech qui ont forcé les banques à innover. En Europe, le crédit aux ménages est assez efficace, mais le crédit aux entreprises dépend trop des banques, et il nous faudrait des marchés plus performants pour financer l’innovation. Aux États-Unis c’est l’inverse. Les services aux ménages sont onéreux et inégaux, mais le financement des entreprises est puissant.
En quoi la méthodologie des économistes a-t-elle changé ?
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“Economic Research Evolves: Fields and Styles”, Joshua Angrist, Pierre Azoulay, Glenn Ellison, Ryan Hill, et Susan Feng Lu, AMERICAN ECONOMIC REVIEW, VOL. 107, NO. 5, MAY 2017.
Si l’on regarde sur le temps long, on voit que la recherche en économie est devenue nettement plus empirique depuis les années 1980. Par exemple, en 1980, environ 35 % des articles de recherche en macroéconomie étaient de nature empirique. En 2015 cette proportion était de 65%.1 La motivation des recherches empiriques a aussi évolué. Il s’agit surtout maintenant d’établir des liens de causalité et d’évaluer les politiques publiques en utilisant des essais contrôlés et randomisés (comme pour les essais cliniques en médecine). Les travaux influents d’Esther Duflo appartiennent à cette catégorie.
On constate un retour du protectionnisme, l’accroissement des monopoles – notamment dans la tech, l’ampleur massive des transitions en cours… On peut se demander : le libéralisme est-il encore la réponse aux défis de notre temps ?
La plupart de ces défis ne sont pas nouveaux. Il y a toujours eu des monopoles, en particulier lors des transitions technologiques. IBM et AT&T avaient eu leur temps des situations de quasi-monopole. Les rendements d’échelle existent aussi depuis la fin du XIXe siècle. De ce point de vue, la Tech n’est pas différente. Il me semble qu’il y a deux forces nouvelles. La première est la mondialisation, et pas seulement dans la Tech. Les monopoles d’aujourd’hui sont des entreprises globales. Apple réalise plus de la moitié de son chiffre d’affaires hors de son pays d’origine. Et pour LVMH ou Airbus c’est encore plus vrai. La seconde nouveauté, plus spécifique à la tech, est la vitesse de croissance des entreprises innovantes. ChatGPT a atteint 100 millions d’utilisateurs en quelques mois, quand Google avait mis plusieurs années. Dans ce contexte, le retard européen dans la Tech, et maintenant dans l’IA, est particulièrement préjudiciable.
Finalement le grand défi d’aujourd’hui est celui de la transition énergétique. Le libéralisme, qui encourage l’innovation, doit bien sur contribuer à y répondre, mais pour cela il faut que les pouvoirs publics mettent en place des incitations fortes, par des subventions et une taxe carbone.
Dans ce monde qui cherche ses repères, comment envisagez-vous le rôle d’un économiste dans la cité ?
La défiance vis-à-vis des élites touchent tous les domaines. L’économie ne fait pas exception. Il est souhaitable que les économistes s’impliquent dans le débat public mais il ne faut pas être naïf. La recherche prend du temps. Ceux qui aiment la recherche n’ont pas toujours le temps de participer aux débats.