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Retour sur le Prix du Meilleur Jeune Économiste 2024

« Un économiste type utilise souvent un jargon technique, parlant de concepts tels que l’inflation, le PIB, les marchés boursiers, les modèles économiques, etc. ». Cette description des traits associés à un économiste, proposée par ChatGPT, est probablement une vision très répandue dans la société, mais mériterait d’être a minima, nuancée.

L ’image d’une science économique centrée sur elle-même, dédaignant les sciences humaines dans sa volonté de s’arrimer aux sciences dures, est au mieux dépassée, au pire erronée, comme en témoigne la nature des travaux des jeunes économistes candidats au Prix du Meilleur Jeune Économiste, qui traduisent également une évolution des préoccupations de la société. Bien sûr, on y retrouve les sujets « attendus » comme l’efficacité du signal-prix ou les facteurs influençant l’évolution de la productivité. Mais l’on y trouve également des problématiques très sociales et politiques. Comment les normes de genre contribuent à la formation des choix éducatifs, aux décisions d’offres de travail ou aux préférences politiques ? Comment se construisent les jugements et quels biais de discriminations souffrent-ils ? Quel rôle le progrès technologique joue-t-il dans les politiques climatiques et dans l’évolution des inégalités ? Autant de questions sur lesquelles planche la nouvelle garde des économistes.

Françoise Benhamou abordait déjà la question dans les pages du précédent numéro de Mermoz. La part croissante des candidates à ce prix révèle plusieurs tendances : une féminisation plus grande de la profession (bien que celle-ci reste largement dominée par les hommes, qui représentent 63,9 % des postes dans l’enseignement supérieur), une auto-censure moins grande. Mais du chemin reste encore à parcourir notamment pour tenter de gommer l’effet d’un congé maternité sur les carrières universitaires.

Voici quelques éléments, non-exhaustifs, qui nous éclairent sur le renouveau de la science économique française. Les travaux de la lauréate (voir entretien p. 43) et des trois nommés du Prix 2024 vous en donneront une vision très concrète. Vous pouvez également écouter notre podcast Génération économie, qui donne la parole à cette « nouvelle garde » d’économistes autour de leurs travaux de recherche.

Alban Schneyder


La lauréate 2024

Alexandra Roulet, professeure à l’INSEAD, est membre du Center for Economic
Policy Research (CEPR) et du Conseil d’Analyse Economique (CAE). Entre juin 2022 et septembre 2023, elle a assuré la fonction de conseillère macro-économie
et politiques publiques auprès du président de la République Emmanuel Macron et de la première ministre Elisabeth Borne. Économiste du travail, ses recherches ont notamment porté sur les liens entre chômage et santé, sur les effets de l’assurance chômage, sur les écarts de salaire entre les hommes et les femmes
ou sur les effets sur l’emploi de l’intelligence artificielle.

Les nommés 2024

Antonin Bergeaud est assistant professeur au département d’économie d’HEC Paris, chercheur associé à LSE et au CEPR,
et membre du Laboratoire d’Innovation du Collège de France. Spécialiste de la croissance économique et de l’innovation, ses travaux portent sur les déterminants de l’évolution de la croissance à long terme ainsi que sur les facteurs explicatifs du ralentissement économique. Il s’intéresse notamment à la création et la diffusion des innovations, à la dynamique de la productivité et aux effets du changement technologique, en particulier l’IA, sur
les inégalités et sur l’avenir du travail.

Fanny Henriet est directrice de recherche au CNRS au sein d’Aix-Marseille School of Economics et membre du Conseil d’Analyse Économique. Elle est également professeure chargée de cours à l’École polytechnique. Ses recherches portent sur l’économie de l’environnement, l’économie des ressources naturelles et la transition énergétique. Ses travaux récents portent sur les implications de la transition énergétique sur l’utilisation des ressources fossiles, ainsi que les instruments de politiques publiques, en particulier la fiscalité, pour décarboner l’économie.

Benjamin Marx est professeur assistant d’économie à Boston University, chercheur associé au département d’économie de Sciences Po et chercheur affilié aux NBER, CEPR, J-PAL et BREAD. Il étudie les phénomènes culturels, institutionnels et politiques qui conditionnent les trajectoires du développement économique, en associant les méthodes quantitatives de l’économie et les connaissances des autres sciences sociales. Parmi ses principaux axes de recherche figurent la religion, la compétition démocratique et le comportement électoral, et les structures de gouvernance informelle.


La science économique vit-elle un renouveau ?

Le 27 mai dernier, Alexandra Roulet recevait le Prix du Meilleur Jeune Économiste, décerné par Le Cercle des économistes et Le Monde, qui récompense un(e) économiste pour ses travaux et sa contribution au débat public. L’occasion de revenir avec elle sur le rôle des économistes dans la vie démocratique.

Beaucoup de reproches sont adressés à la science économique : son incapacité à prévoir les crises, des modèles qui reposent sur des hypothèses irréalistes, des recommandations « froides » ou technocratiques… Devant tant de chefs d’accusation, plaidez-vous coupable au nom de votre profession ?

ALEXANDRA ROULET Tous les reproches ne me semblent pas toujours fondés mais bien sûr il faut perpétuellement se remettre en question. Les gilets jaunes ont par exemple montré que le signal-prix prôné par les économistes pour l’accélération de la transition écologique pouvait se heurter à des limites en pratique lorsque les personnes impactées n’ont pas d’alternatives technologiques à l’option polluante : au lieu de par exemple moins conduire, elles vont juste davantage payer ! Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner le signal-prix, pas du tout, cela veut juste dire qu’il faut étoffer l’analyse, combiner cet outil à d’autres instruments, etc. Le réel doit venir nourrir et enrichir notre pensée. Et d’ailleurs depuis cet épisode, la recherche en économie sur ce sujet s’est beaucoup développée, avec beaucoup de travaux très intéressants.

De façon plus générale, je pense que la science économique a beaucoup à apporter pour expliquer les arbitrages, quantifier différents effets, produire des chiffrages raisonnés. Pour autant elle doit être humble, comprendre qu’elle n’est pas la seule façon de voir le monde, le seul critère à l’aune de juger une décision. Elle est là pour éclairer, c’est tout.

L’ouverture sur les autres disciplines semble être de plus en plus forte. Un retour aux fondamentaux d’Aristote ou Adam Smith ? Les économistes se sont-ils trompés en devenant hyper-spécialisés et en voulant créer leur propre science ?

A.R. Dans un monde de plus en plus complexe, il est normal de se spécialiser. Mais cela ne doit pas empêcher de dialoguer, bien au contraire. Par exemple, dans le cadre des missions d’évaluation des politiques publiques, les pouvoirs publics commandent souvent une évaluation quantitative, faite par des économistes, et une évaluation qualitative, faites par des sociologues généralement. On pourrait évidemment avoir des chercheurs en sciences sociales capables de faire les deux en un travail unifié mais je pense que vu les spécificités des méthodes la spécialisation a du sens. À condition encore une fois de rester humble et de reconnaitre que l’économie est une discipline parmi d’autres.

L’économiste est beaucoup associé à ses modèles, qui doivent lui permettre d’anticiper les effets de mesures sur l’emploi, la planète ou la santé. En même temps, peut-on vraiment prévoir l’avenir ?

A.R. Je ne pense pas que les modèles des chercheurs en économie cherchent à prédire l’avenir. Les prévisionnistes essayent de prévoir la conjoncture, à partir des données observées et de l’information dont ils disposent sur ce qui est susceptible de se passer dans les mois ou années à venir (hypothèses sur les politiques mises en place etc.). Mais à part cet exercice spécifique, les modèles en économie cherchent plutôt à mieux comprendre le réel. Ils peuvent par exemple être utile pour formaliser des arbitrages : prenons l’exemple de l’assurance chômage qui peut à la fois avoir des effets sur l’emploi et des effets sur la pauvreté. Maximiser l’emploi peut justifier de la durcir mais minimiser la pauvreté joue dans l’autre sens. Comment penser cet arbitrage ? Un modèle peut aider à y voir plus clair pour savoir ensuite quelle est la bonne façon de mesurer ces deux effets empiriquement dans les données et de les quantifier. Un modèle peut aussi aider à rationaliser des faits observés empiriquement, généralement lorsque plusieurs forces sont en présence et qu’on veut comprendre comment elles interagissent. Les modèles à mon sens restent utiles en économie, c’est une façon d’aider la pensée.

La profession d’économiste n’est pas la plus diverse en matière de genre (32 % de femmes dans les départements d’économies, TSE, 2023) ou d’origines sociales (plus de 50 % des économistes ont un père cadre, chercheur ou enseignant et 25 % ont un père chef d’entreprise ou commerçant, Sciences Po, 2023). Pensez-vous que la diversité des perspectives aide à produire des recherches plus complètes et pertinentes, à « sortir du mainstream » ?

A.R. Oui c’est un point très important. En matière de genre, je pense que la profession a pris conscience du sujet et que les progrès sont très nets dans les dernières années. Même si à mon sens, on n’a pas forcément réglé le fond du problème, à savoir le simple fait que le système de tenure oblige à un effort professionnel très intense juste au moment où les femmes sont généralement enceintes ou avec des enfants en bas âge, du fait de l’horloge biologique. Rallonger ou raccourcir le calendrier de tenure permettrait un meilleur équilibre vie professionnelle-vie familiale. En matière d’origine sociale, je pense qu’on est beaucoup plus loin du compte et c’est préoccupant. Entre autres parce que l’origine sociale peut influencer le type de questions que l’on se pose et donc la composition de la profession peut avoir des répercussions sur les idées produites. Il faut que la discipline ait un regard large et divers, et donc que ses membres soient également divers.

Les indicateurs n’ont-ils pas pris une place trop importante dans la décision publique ? Quel doit être le rôle de l’économiste dans une démocratie ?

A.R. L’économiste doit être là pour apporter ses connaissances avec sincérité, honnêteté intellectuelle et humilité. Il doit être très clair sur ce qui relève de résultats factuels et ce qui relève de son interprétation à l’aune de ses orientations politiques. Sinon les citoyens ont l’impression que les économistes ne sont jamais d’accord et on tombe dans un relativisme dangereux. Il y a des résultats sur lesquels on peut s’accorder même si on peut être en désaccord sur la façon de les interpréter, de les extrapoler, de les pondérer par rapport à d’autres résultats. Mais au moins il faut que les faits puissent être présentés clairement.

Et vis-à-vis du grand public ?

A.R. Le rôle vis-à-vis des pouvoirs publics et du grand public est le même selon moi. Eclairer, apporter ses connaissances, en faisant la part de ce qui relève des faits v. de l’interprétation.

Éclairer les débats, comprendre le réel, mesurer les effets des politiques publiques sur la vie des gens… finalement, est-ce qu’économiste n’est pas un des plus beaux métiers du monde ?

A.R. J’adore mon métier et j’encourage tous les jeunes étudiants et étudiantes à s’intéresser à l’économie, à persévérer au-delà des débuts parfois arides dans cette matière, lorsqu’il faut apprendre les outils et les techniques, pour pouvoir ensuite apporter leur propre contribution à la discipline et utiliser les méthodologies de la science économique pour apporter des réponses somme toute assez fiables aux questions qu’ils se posent, tout en restant curieux et ouvert sur les autres disciplines bien sûr !