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« Quoi qu’il en coûte »… jusqu’à quand ?

Évaluer et gérer les contraintes de nos dettes publiques. Voilà un programme ambitieux pour le nouveau quinquennat… et probablement les suivants, vu l’ampleur de la tâche. Cette perspective est-elle au moins à l’esprit de nos dirigeants à l’heure du « quoi qu’il en coûte », des incertitudes internationales, des plans de soutiens massifs aux économies face à la pandémie et la guerre ?

Face au dérapage de notre endettement public, il y a urgence. Mais selon l’auteur de cette note, il ne faut pas se tromper de débat. Il convient surtout de s’interroger sur la soutenabilité de la dette. Il faut ensuite définir précisément la capacité d’un État à la rembourser.

Après quelques rappels historiques nécessaires pour comprendre la conduite actuelle des politiques monétaires, Jean-Paul Pollin explique pourquoi le taux d’endettement ne peut être un indicateur fiable de la solvabilité d’un État. Il en démontre la logique sous forme d’aide à l’action, sans parti-pris, intégrant la dimension européenne du sujet. Concluant cette analyse, il dresse un constat à l’attention des décideurs : nous ne résoudrons pas le problème de la dette sans croissance.


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    Durant cette même période, les pays avancés, pris globalement, ont connu des évolutions semblables de leurs taux d’endettement : ceux-ci sont passés de 67 % en 2007 à un peu plus de 120 % en 2021. Avec cependant des différences importantes entre pays : aux États Unis le taux est passé de 62 à 130 %, alors qu’il n’a progressé que de 65 à 72 % en Allemagne.

Parmi les diverses questions dont on a soigneusement évité de débattre durant la campagne électorale figure en bonne place celle du dérapage de l’endettement public du pays. Son évolution a pourtant de quoi inquiéter puisqu’il est passé de 64 % du PIB en 2007 à 113 % aujourd’hui. C’est là la conséquence des deux crises de grande ampleur (les subprimes, puis la pandémie), auxquelles la France, comme tous ses partenaires, a dû faire face durant ces quinze dernières années. Et il se trouve que la plupart des gouvernements ont choisi, ou été contraints, d’y répondre par une fuite dans l’endettement, qui prend aujourd’hui la forme d’un encombrant héritage1.

Parler du défi que cette accumulation de dettes représente, s’interroger sur sa soutenabilité, évoquer les contraintes que cela fait peser sur les politiques à venir, esquisser des solutions, n’aurait pas été inutile dans un débat démocratique. Mais il est vrai que le problème est un peu technique et se serait mal accordé avec le lyrisme des discours électoraux. Il est vrai aussi que les mesures à prendre pour tenter de le résoudre ne sont pas de nature à faire rêver.

Pourtant les choix à faire en ce domaine ne sont pas purement techniques, ils ont bel et bien une dimension politique. Ce texte se propose de les éclairer.

A la recherche d’un indicateur de soutenabilité des dettes publiques

Notons d’abord qu’il est difficile de définir précisément la capacité d’un État à rembourser ses dettes. Théoriquement, on dit que son endettement est soutenable tant que sa valeur n’excède pas la somme (actualisée) des surplus budgétaires que l’État en question est susceptible de mobiliser à l’avenir pour la rembourser. Mais il est compliqué de passer de cette définition abstraite à la détermination d’un seuil d’endettement à partir duquel le risque de défaut d’un État devient probable. Car les soldes budgétaires à venir dépendent d’un ensemble de facteurs économiques et politiques dont l’estimation est complexe et incertaine. Par exemple, le taux d’intérêt auquel l’État s’endette est naturellement fonction des anticipations de risque de défaut faites par les investisseurs potentiels. Or, ces anticipations sont en partie arbitraires puisque l’occurrence du défaut est difficilement prévisible, comme il vient d’être dit. Il suffit donc que des doutes s’expriment à tort ou à raison sur la capacité de l’État à tenir ses engagements pour que le taux d’intérêt sur la dette augmente. Ce qui pénalise les finances publiques, accroit le risque de défaut et justifie par là même les craintes des investisseurs ; et cet enchainement est d’autant plus probable que la maturité de la dette est courte et qu’elle est détenue par des non-résidents. Mais dans tous les cas le caractère « autoréalisateur » des anticipations, qui a joué un rôle important dans des crises récentes, rend d’autant plus fragile le calcul d’une mesure objective de la soutenabilité.

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    Dans le temps long on observe aussi de spectaculaires évolutions des dettes publiques, généralement rythmées par les guerres, qui ont connu des gestions et des sorts très divers. On cite souvent à ce propos le cas exemplaire de la dette anglaise au XIXème siècle, issue des guerres napoléoniennes, qui avait atteint plus de 200 % du PIB en 1815 et fut ramenée à 150 % dix ans plus tard puis à 30 % à la veille de la première guerre mondiale. Ceci ayant été obtenu sans recours à l’inflation, mais en bénéficiant de l’industrialisation, d’une démographie dynamique et d’un cantonnement d’une partie de cette dette dans trois compagnies (dont la Banque d’Angleterre et la Compagnie des Indes), auxquelles était consenti un monopole public. Au XXème siècle, en revanche, les endettements accumulés lors des deux conflits mondiaux ont été absorbés principalement par l’inflation, voire l’hyperinflation, et par le rebond d’activité de l’après-guerre, suivi de la forte croissance des « Trente Glorieuses ». Durant cette période les taux d’endettement ont ainsi été réduits de 90 % en moyenne dans les pays avancés. Cf. V. BIGNON et P. SICSIC (2020)

mesure objective de la soutenabilité.

Cette indétermination se reflète du reste dans la diversité que l’on observe des niveaux et des évolutions des taux d’endettement public dans le temps et dans l’espace. Car diverses expériences historiques nous ont en effet appris que certains États ont connu, souvent dans les périodes de guerre, des taux d’endettement très élevés sans que cela se termine par leur insolvabilité2. De même que l’on observe à moment donné des disparités importantes entre les taux d’endettement nationaux (par exemple 250 % au Japon contre 70 % en Allemagne) qui ne semblent pas préjuger de l’aptitude des pays concernés à rembourser leurs dettes.

  • D’une part le taux du solde budgétaire primaire, c’est-à-dire de l’excédent ou du déficit du budget de l’État (pour l’année considérée) diminué du montant des intérêts payés sur la dette, le tout rapporté au PIB.
  • D’autre part, ce que l’on appelle « l’effet boule de neige » de la dette qui rend compte de son interaction avec les coûts financiers qu’elle suscite : lorsqu’elle augmente elle génère des paiements d’intérêts supplémentaires qui contribuent à son augmentation. Ce terme est fonction de l’écart entre le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire net de l’inflation) et le taux de croissance du PIB, le tout que multiplie le taux d’endettement.

Ce qui donne l’équation suivante :

Variation du taux d’endettement =
– Solde budgétaire/PIB + (Taux d’intérêt – Taux de croissance) x Taux d’endettement

Ainsi, en faisant des hypothèses proches de la situation actuelle, c’est-à-dire un taux d’intérêt réel proche de – 2 %, et un taux de croissance de 3 %, on calcule qu’il serait possible de stabiliser le taux d’endettement à son niveau actuel (115 %) avec un déficit budgétaire un peu inférieur 6 %. Ce qui laisse penser que l’on dispose encore aujourd’hui d’une marge de manœuvre appréciable. Mais on comprend bien que ce résultat repose sur des hypothèses très particulières, relatives à une situation conjoncturelle hors norme, fort éloignées d’un équilibre de long terme. Lorsque les taux d’intérêt réels reviendront à un niveau plus « normal », probablement proche du taux de croissance du PIB, et que l’activité, après avois rebondi, reviendra sur son trend d’équilibre, le diagnostic sera bien différent : la stabilisation du taux d’endettement nécessitera alors une politique budgétaire bien plus exigeante.

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    Cf. par exemple : J. FURMAN et L. SUMMERS (2020) et X. RAGOT (2021)

Une autre façon de poser le problème de l’endettement, qui a aujourd’hui la faveur d’auteurs keynésiens, consiste à se concentrer sur la charge de la dette et sur ce qu’elle représente en pourcentage du PIB3. Car, dans la mesure où les États ont généralement la capacité de « faire rouler leurs dettes », c’est-à-dire de compenser régulièrement leurs remboursements par de nouvelles émissions, la charge qu’elles représentent pour la collectivité se mesure au montant des intérêts (nets de la dépréciation de la dette due à l’inflation) qui doivent être prélevés sur le PIB. Ainsi, dans bon nombre de pays avancés cette charge d’intérêt était comprise entre 2 et 4 % du PIB à la fin des années 90 (2 % aux US, 3,5 % en France), alors qu’aujourd’hui elle se situe entre 1 et 2 %, en dépit de l’augmentation de l’endettement. Ceci est évidemment dû à la baisse des taux d’intérêt réels intervenue durant les vingt dernières années et ce mouvement devrait se poursuivre quelque temps encore du fait des conditions de taux encore plus accommodantes depuis le début de la crise sanitaire. Mais en définitive on en vient à une évaluation du « danger de la dette » bien différente de celle qui ressort de l’observation des taux d’endettement.

On peut en effet considérer qu’un État a la capacité de s’endetter tant que la charge de sa dette n’excède pas un certain pourcentage (que l’on notera y) de son PIB. Ce pourcentage étant estimé sur la base du passé, de ses projections budgétaires, d’éventuelles marges de sécurité… Ce qui s’écrit :

Taux d’intérêt x Dette < y x PIB

ou encore :

Dette/PIB < y/Taux d’intérêt

Ainsi avec un taux d’intérêt de 1 % et un pourcentage y de 2 % on parvient à une limite de taux d’endettement de 200 %. Ce qui semble offrir une capacité d’endettement (un « espace budgétaire ») conséquente, à l’opposé de ce que laisse croire l’apparent dérapage des taux d’endettement. Mais ici encore les chiffres utilisés ne s’accordent qu’avec une situation très particulière. La contrainte de 2 % sur la charge de la dette parait raisonnable puisque la France a supporté un niveau presque deux fois supérieur dans le passé, mais le taux d’intérêt de 1 % ne se conçoit que par l’intervention de politiques très accommodantes. Le doublement de ce taux impliquerait une réduction du taux d’endettement de l’ordre de 15 % qui ne serait pas facile à obtenir. D’autant que toutes les économies avancées vont devoir faire face à d’autres contraintes qui vont rendre plus difficiles un hypothétique retour à l’équilibre.

Nécessité, formes et conséquences d’une normalisation

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    Rappelons que ce que l’on nomme « policy mix » la combinaison, ou le partage des rôles, entre les politiques budgétaire et monétaire dans la régulation macroéconomique.

Un rapide retour en arrière est souhaitable pour mieux comprendre le caractère singulier de la conduite actuelle des politiques monétaires. Car à partir des années 80, sous l’influence du monétarisme (plus généralement de la doctrine néo-libérale) et pour en finir avec la stagflation apparue à la fin des années 60, ces politiques sont devenues l’instrument essentiel de régulation conjoncturelle, ce qui rompait avec la thèse keynésienne qui privilégiait la politique budgétaire. Ce changement de stratégie avait semblé donner satisfaction et l’on avait qualifié de « Grande Modération » la période comprise entre la fin des années 80 et le début des années 2000, caractérisée par une faible variabilité de la croissance et de l’inflation. De sorte que cette conception du policy mix a résisté au début chaotique du nouveau siècle, marqué notamment par l’explosion de la bulle Internet4.

Naissance d’un nouveau policy mix

Lorsqu’est venue la crise des subprimes, les banques centrales ont d’abord rempli leur mission de prêteur en dernier ressort. Elles ont même été un peu plus loin puisqu’elles ont aussi accepté de jouer un rôle de teneur de marché en dernier ressort pour venir en aide aux institutions financières que les variations excessives des prix de certains titres auraient pu mettre en difficulté. Rien de très anormal, si ce n’est que ces interventions ont éloigné les banques centrales de leur mission plus traditionnelle de régulation macroéconomique. Leur rôle et leur place dans le policy mix a en revanche sérieusement évolué lorsque les États ont été confrontés aux répercussions du choc financier sur l’activité et sur les finances publiques. De façon automatique ou délibérée ils ont alors enregistré d’importants déficits budgétaires et par suite un fort accroissement de leur endettement. Pour contenir un risque d’instabilité financière et de trop forte hausse des taux les banques centrales se sont dès lors trouvées obligées d’intervenir de façon massive et d’avoir recours pour ce faire à de nouveaux outils, tels que l’assouplissement quantitatif (QE), c’est-à-dire des achats de titres de natures et de maturités inusitées. Ce qui s’est traduit par une extension impressionnante de leur bilan.

Les banques centrales des « pays avancés » n’ont pas toutes renoncé avec la même conviction à la perte d’indépendance que constituait cette soumission à une « dominance financière et budgétaire ». La Banque d’Angleterre et la Fed l’ont accepté plus vite et plus nettement que la Banque centrale européenne qui a préféré maintenir une ligne de conduite plus rigoureuse et plus conforme à son mandat. Elle s’est d’ailleurs « illustrée » en montant ses taux directeurs en juillet 2008, soit quelques semaines avant la faillite de Lehman Brothers, et encore en 2010, quelques mois avant la crise dettes publiques européennes. Il a fallu l’arrivée de M. Draghi à sa présidence pour que la BCE franchisse le pas et use à son tour de son pouvoir de création monétaire afin de protéger les dettes publiques de certains États en difficulté et éviter ainsi l’éclatement de la zone euro.

  • 5

    Cf. A. HANSEN (1939), et pour une reprise récente de l’expression L. SUMMERS (2014 et 2015)

La sortie de la crise financière s’est caractérisée par une croissance faible, comme si elle avait perdu en potentiel et s’inscrivait sur un trend moins soutenu. Les taux et les anticipations d’inflation ont également décru et sont venus se situer à un niveau inférieur à l’objectif des banques centrales ; logiquement les taux d’intérêt de court et de long terme n’ont pas non plus retrouvé leurs niveaux précédents. En reprenant l’expression et certains des arguments présentés par A. Hansen en 1939, on a alors commencé à théoriser l’idée de « stagnation séculaire »5. On a donc fait valoir que la langueur des économies avancées ne s’expliquait pas principalement par les conséquences de la crise financière, mais plutôt parce que ces économies étaient entrées dans un régime de croissance structurellement plus faible. Pour l’expliquer on a invoqué l’existence d’un excès mondial d’épargne lié au vieillissement des populations ; on l’a également imputé à la faiblesse des gains de productivité liée paradoxalement à une « révolution industrielle » introuvable, ainsi qu’à un glissement de la structure productive vers les services ; on a aussi mis en cause la montée des inégalités et celle des désordres environnementaux… Sans que l’on soit parvenu à départager ces thèses concurrentes.

  • 6

    Les taux d’intérêt ne pouvant être négatifs (ou du moins pas trop), puisque dans le cas contraire les placements prendraient la forme de monnaie fiduciaire, si l’inflation est faible les banques centrales n’ont qu’une faible marge de manœuvre pour faire baisser les taux d’intérêt réels afin de stimuler l’économie en cas de récession. Par exemple, avec une inflation à 1 %, les taux réels ne peuvent être baissés en dessous de – que la régulation 1 %.

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    A. LERNER (1943) considérait que la régulation macroéconomique devait s’en tenir à l’application de deux règles définissant ce qu’il appelait la « finance fonctionnelle. La première stipulait que le gouvernement devait gérer la dépense publique et la fiscalité pour assurer un niveau de la demande globale compatible avec le plein emploi. La seconde préconisait d’emprunter, de prêter ou de rembourser ses dettes de façon à maintenir le taux d’intérêt au niveau assurant un montant d’investissement optimal. Cf. pour une reprise « raisonnée » du principe : C. POIRIER et X. RAGOT (2021). La « Théorie Monétaire Moderne » prétend s’inspirer de la finance fonctionnelle pour avancer des arguments et des propositions très discutés. Cf. F. DRUMETZ et C. PFISTER (2021). On trouvera dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de O. BLANCHARD et L. SUMMERS (2019) un ensemble de contributions théorisant la mise en place d’un nouveau policy mix après la crise financière.

Dans ce nouveau régime, le rôle des politiques macroéconomiques et de leur articulation se sont trouvés bouleversés par rapport au modèle élaboré et mis en place dans les années 80. Les politiques monétaires ont perdu leur efficacité puisque les marges de fixation des taux d’intérêt s’amenuisait au fur et à mesure que leur niveau baissait6. D’autre part, l’abaissement si ce n’est la disparition de l’inflation rendait obsolète leur principal objectif, et l’on s’est posé la question de savoir par quoi et comment le remplacer. Les politiques budgétaires, au contraire, ont retrouvé leur pleine pertinence et efficacité, comme au temps du keynésianisme triomphant, des années 40 à 70. Le modèle de « finance fonctionnelle » proposé par A. Lerner au début de ces mêmes années, pour clarifier et diffuser le message de la Théorie Générale de J.M. Keynes, a du reste retrouvé une réelle actualité7. Le policy mix a donc été profondément révisé (voire inversé), pour donner la primauté aux politiques budgétaires par rapport aux politiques monétaires qui, dans les faits, semblent avoir la charge de minorer le coût des déséquilibres des finances publiques.

Le retour du risque d’inflation

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    A ce moment-là certains économistes avaient prêché pour une distribution directe de monnaie aux particuliers par la banque centrale (la thèse de la « monnaie hélicoptère »). Sous cette forme la proposition était absurde, car méritait d’être ciblée et les autorités monétaires n’avaient ni les informations ni la légitimité pour le faire. Mais de façon indirecte, c’est un peu ce qui s’est passé puisque l’État a beaucoup distribué de pouvoir d’achat en se finançant par des émissions de dettes qui ont été en partie achetées et donc monétisées par la banque centrale.

Ainsi, dès le début de la pandémie, quand on a commencé à percevoir l’ampleur de ses conséquences, la plupart des décideurs et observateurs (économistes compris) ont plaidé en faveur d’un vigoureux soutien de la demande globale. On craignait un effondrement de l’activité économique doublé d’une déflation (une baisse entretenue du niveau général des prix). Et puisque les politiques monétaires semblaient bien incapables d’éloigner le danger, on a logiquement privilégié une action budgétaire massive8. A ce moment, rares étaient ceux qui faisaient valoir que la combinaison d’un choc d’offre négatif (induit par l’éventuelle désorganisation de la production et des filières d’approvisionnement, par le report des investissements, par des pertes de compétences…) et d’un choc de demande positif (dû à la stimulation budgétaire, à un possible mouvement de désépargne…) pouvait déboucher sur une stagflation. Or, c’est bien le scenario qui est en train de se concrétiser.

La crainte de la déflation relevait d’une erreur d’analyse. Mais cette erreur a eu au moins le mérite de lever les éventuelles réticences des banques centrales à soutenir les politiques budgétaires, à oublier pour un temps leur indépendance et à réutiliser les instruments non-conventionnels forgés lors de la crise financière. Pourquoi ne pas accompagner le laxisme budgétaire puisqu’il était convenu que la stabilité des prix n’était pas menacée ? Cela justifiait un policy mix consensuel qui a certainement été utile au rebond des économies. De sorte que lorsque les premiers signes d’inflation se sont manifestés, les autorités monétaires ont été au premier rang pour déclarer qu’il s’agissait de mouvements transitoires qui n’avaient pas vocation à s’autoalimenter. On a donc fait valoir que la hausse de prix observée se limitait à certains produits (les matières premières, les composants et autres produits semi finis), que les anticipations d’inflation étaient stables et bien ancrées, ou encore qu’il n’y aurait pas « d’effet de second tour », car la relation inflation-chômage (la courbe de Phillips) s’était aplatie du fait des transformations du marché du travail.

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    Cf. A. CARSTENS (2022).

Ces arguments ont permis de temporiser, mais ils sont aujourd’hui clairement démentis par les faits : on observe depuis quelques trimestres une transmission intersectorielle de l’inflation, les anticipations d’inflation à long terme augmentent depuis l’an dernier, la répercussion des prix sur les salaires se redresse depuis 3 à 4 ans et la déglobalisation devrait permettre aux entreprises comme aux salariés de retrouver le pouvoir de marché que la libéralisation des échanges leur avait fait perdre9. Il faut y ajouter que les transformations des modes de production et de consommation, résultant des leçons tirées de la crise, se traduiront fatalement par des augmentations des coûts de production. On pense en particulier aux relocalisations ou aux renforcements des chaines de valeur ; mais aussi aux volontés de produire et de consommer autrement dans le contexte de la transition écologique.

  • 10

    Par exemple, le taux d’endettement de l’Allemagne aujourd’hui à 72 % et son taux souverain à 10 ans est de 0,86%, contre 115 % 1,26 pour la France, 154 % et 2,45 % pour l’Italie. On comprend la gêne de la BCE face à la hausse des taux.

Les autorités monétaires ne peuvent donc plus rester dans le déni. Après avoir cédé sur leur indépendance elles ne peuvent pas maintenant sacrifier leur crédibilité en continuant à soutenir des arguments contre toute évidence. Les principales banques centrales, après avoir convenu que l’inflation n’était sans doute pas temporaire, adoptent désormais des attitudes bien moins conciliantes en réduisant leurs achats d’actifs pour réduire la taille de leur bilan et en remontant prudemment leurs taux directeurs. De ce point de vue, la BCE semble la plus hésitante. Après avoir fait état à la fin de l’an dernier de prévisions d’inflation, pour le moins surprenantes destinées à rassurer et justifier son attentisme, elle se reprend lentement en renvoyant à un peu plus tard le durcissement de sa politique. Cette procrastination s’explique par la forte hétérogénéité des conjonctures et de leurs gestions dans les pays composant l’Union monétaire ; le problème n’est pas nouveau, mais les circonstances l’ont aggravé. S’ajoute à cela le fait que la BCE a aussi à faire face à des différences importantes entre les niveaux de dettes publiques et des taux qu’elles supportent10. Or, les écarts de taux entre pays varient avec le niveau moyen des taux de la zone : une hausse de ce taux accroit les écarts en question. De telle sorte que si la BCE devient plus restrictive elle creusera les inégalités entre les coûts de financement des pays membres, aggravant les disparités et mettant ainsi en danger la pérennité de l’Union.

  • 11

    Dans la mesure où l’inflation entraine des effets de redistribution elle déforme les contrats existants et nuit à la conclusion des contrats à venir. De plus, en incitant les agents à se protéger contre la dérive incertaine des prix, elle conduit à des comportements inefficients. L’idée selon laquelle l’inflation est utile parce qu’elle réduit la valeur des dettes doit être prise avec précaution même si l’histoire en offre de nombreux exemples. En fait cela n’est vrai que si les anticipations des investisseurs par rapport à la réalité du phénomène. Dans le cas contraire l’inflation à venir est intégrée dans le niveau des taux.

En tout état de cause, pour toutes les banques centrales la sortie de leurs politiques accommodantes sera compliquée. Parce qu’il faudra prendre en compte la rationalité et l’horizon très limités des marchés financiers susceptibles de provoquer des mouvements déstabilisants sur les prix d’actifs. Mais aussi et surtout parce que le retrait, même progressif, du soutien aux finances publiques peut remettre en cause le rebond inachevé de certaines économies. Il n’empêche que le retour de l’inflation est maintenant avéré et l’on sait que le phénomène s’enracine et s’aggrave avec le temps. On sait aussi qu’il peut être à l’origine de sérieux dysfonctionnements11. Dans ces conditions les banques centrales peuvent difficilement temporiser dans la poursuite de leur principal objectif.

Mais aussi du risque d’instabilité financière

Mais le risque d’inflation n’est pas le seul motif susceptible de provoquer une augmentation des taux d’intérêt. Car on sait que leur maintien à leur niveau actuel génère des distorsions qui deviendront vite insupportables. La liste des déséquilibres ou des inefficiences auxquels cela donne lieu est longue et on se limitera ici à en décrire l’essentiel :

  • Rappelons en premier lieu que le niveau des taux d’intérêt est théoriquement la variable clé dans l’allocation du capital, et donc dans le choix des investissements. Ce qui implique que des taux trop faibles conduisent à sélectionner des projets insuffisamment rentables, nuisant à la croissance de l’économie. Plus encore, cela peut amener à maintenir en survie des entreprises non viables (dites zombies) qui affaiblissent le tissu productif et accumulent des potentiels de pertes qui seront supportés par la collectivité.
  • Parallèlement, un niveau trop faible du coût du crédit incite les entreprises et les ménages à s’endetter. Ce qui fragilise leur situation financière et les expose à des risques de défaillance lorsque les politiques financières changeront d’orientation.
  • Dans le même ordre d’idées la faiblesse des taux oriente l’épargne vers des placements, tels que l’immobilier ou autres valeurs refuge, par crainte de l’inflation ou de la volatilité des actifs financiers. Ce qui soustrait cette épargne au financement de l’investissement productif. Or, les temps qui viennent risquent de nous faire passer dans une situation de rareté de l’épargne au regard des besoins d’investissement.
  • D’autre part, la gamme actuelle des taux remet en question l’équilibre des intermédiaires financiers (banques et assurances). Le faible écart entre le rendement des actifs (crédits ou titres) et le coût des ressources bancaires comprime les marges des établissements. Ce qui fragilise le secteur, peut conduire à des phénomènes de rationnement ou au contraire à des prises de risques excessives pour compenser le déficit de rentabilité. Le secteur des assurances se trouve aussi affecté par la baisse de rendement de ses portefeuilles. En particulier les fonds d’assurance vie en euros ne peuvent servir des rémunérations positives (quoiqu’en réduction constante et pratiquement nulles en termes réels) que grâce aux titres acquis dans le passé et dont le montant s’amenuise ; le temps approche où cela ne sera plus possible.
  • Enfin, en éloignant les taux de marchés de leurs niveaux d’équilibre on favorise le développement de bulles sur les prix d’actifs qui ont vocation à éclater, entrainant un choc sur le système financier dont les conséquences sont potentiellement graves. Elles le seront d’ailleurs d’autant plus que l’on aura laissé la bulle se développer plus longtemps.

De sorte qu’aujourd’hui la prévention de tous ces risques financiers est devenue, tout autant que celle du risque inflationniste, un motif essentiel de réorientation des politiques monétaires.

Un impératif de croissance

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    Le taux naturel ou taux neutre se définit comme le taux qui prévaut à l’équilibre de l’économie, c’est-à-dire au plein emploi des ressources. Sa détermination empirique est un exercice compliqué et soumis à diverses hypothèses. On l’approxime souvent par le taux de croissance potentielle, lui-même défini de façon peu précise.

Concrètement, la maîtrise des risques d’inflation et d’instabilité financière devrait amener la BCE à porter dans un futur proche les taux souverains de long terme au-dessus du taux réel d’équilibre (appelé aussi taux naturel ou taux neutre) que l’on peut situer aux alentours de 1 % pour le taux réel et de 3 % pour le taux nominal (si l’on retient un taux d’inflation égal à l’objectif de 2 %) : soit plus de deux fois le taux français à 10 ans qui prévaut aujourd’hui12. Or, à de telles conditions la stabilisation du taux d’endettement nécessiterait que le budget primaire du pays dégage un modeste excédent de l’ordre de 1 %. La contrainte peut sembler légère, mais durant les 15 dernières années les soldes budgétaires primaires de la France ont toujours été déficitaires et ont atteint en moyenne -2 % du PIB. Le redressement à effectuer est donc un exercice plus difficile qu’il n’y parait. Dans ces mêmes conditions de taux, la charge d’intérêt de la dette rapportée au PIB, se trouverait aussi sérieusement alourdie, réduisant ainsi la capacité d’endettement calculée précédemment.

  • 13

    Cf. J. COPIN et J. DALBARD (2022).

Il faut cependant prendre en considération le fait que ce resserrement de la contrainte de financement pour l’État interviendra de façon progressive. D’abord parce que la BCE relèvera ses taux de façon progressive, mais aussi et surtout parce que la maturité moyenne des dettes est longue : elle est actuellement de 8,2 ans pour la France13. Ce qui lisse l’évolution des taux sur les paiements d’intérêt et retarde l’incidence de cette contrainte sur la politique budgétaire.

On doit toutefois convenir que cette réduction de « l’espace budgétaire » tombe bien mal à un moment où les conséquences de la guerre en Ukraine risquent bien de prolonger le choc d’offre lié à la pandémie. Sans oublier que certaines des fragilités reflétées et aggravées par cette crise et qui sont du ressort de l’État (la dégradation des services publics notamment) n’ont toujours pas trouvé de réponses. De même que les nécessités de la transition écologique, qui se font plus pressantes, requièrent des investissements de grande ampleur dans lesquels l’État devra prendre sa part en contribuant à la rénovation du capital public et en incitant financièrement le secteur privé à opérer les transformations attendues.

Deux orientations qui s’opposent sans s’exclure

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    Parmi les fausses solutions on a évoqué le non-remboursement par l’État des dettes détenues par la BCE. Or, il est facile de comprendre que cette décision, au-delà des apparences ne changerait rien à la situation des finances publiques et aux capacités d’endettement des États. Car ils seraient peut-être obligés de compenser les pertes de la banque centrale (de la recapitaliser), de plus les paiements d’intérêt perçus par celle-ci étant rétrocédés aux États leur annulation n’améliorerait en rien leur situation budgétaire. Accessoirement cela empêcherait la BCE de réduire la taille de son bilan lorsque le moment sera venu de le faire.

Dans ces conditions, après avoir écarté certaines propositions de peu d’intérêt, il nous semble qu’il existe deux types de solutions pour sortir de l’impasse, c’est-à-dire pour assurer la soutenabilité de nos dettes publiques14. On peut certes imaginer, dans une certaine mesure, de les combiner, mais elles relèvent dans leur principe d’orientations qui s’opposent.

La première consiste à tenter de rétablir l’équilibre budgétaire en augmentant la fiscalité et/ou en réduisant la dépense publique. Comme il vient d’être dit, l’effort nécessaire serait très significatif et il irait du reste à l’inverse de l’évolution observée sur la durée du quinquennat précédent : entre 2017 et 2022, le déficit budgétaire structurel (c’est-à-dire hors mesures de soutien et de relance) est passé de 2,4 à 4,7 % du PIB. Le risque est que ce retour vers la rigueur, même décalé et lissé dans le temps, n’aggrave les difficultés de l’économie en sortie de crise. Bien sûr le temps viendra de mettre fin aux déficits budgétaires qui ont permis d’éviter l’effondrement de l’activité. Mais à court/moyen terme l’accroissement des prélèvements obligatoires aurait des effets désincitatifs sur l’offre et dépressifs sur la demande. Quant à la baisse de la dépense publique elle pèserait aussi sur la demande et se traduirait par l’abandon ou le report d’investissements publics, conformément à ce qui a souvent été observé dans le passé, et à l’inverse des nécessités déjà évoquées.

L’autre solution, qui nous semble devoir être privilégiée, consiste à se donner les moyens d’une croissance plus forte et plus durable. Nous pensons que c’est par ce moyen, en soustrayant nos économies à la « malédiction de la stagnation séculaire », que l’on réduira le poids relatif des dettes publiques et que l’on rééquilibrera plus facilement les finances publiques. Parce que cela permettra d’augmenter les recettes publiques et de réduire les transferts que la faible progression des revenus, associée à la montée des inégalités, rendent inévitables.

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    Comme R. GORDON (2016) nous pensons qu’on ne peut attendre de cette « révolution » des gains de productivité de l’ampleur de ceux générés par les vrais révolutions précédentes. Jusqu’à présent les innovations qui en sont sorties n’ont guère transformé les structures productives et se sont révélées de faible portée. Certaines étaient illusoires, d’autres n’ont pas trouvé leur « modèle d’affaire » et nombre d’entre elles avaient un caractère principalement ludique. Il est consternant d’observer que l’on s’est enthousiasmé pour le record de levée de fonds accompli par une plateforme d’échanges de vignettes sportives. La « start up nation » s’amuse… et gâche ses potentiels.

On ne peut se résoudre à prendre comme une fatalité la surprenante faiblesse de la croissance des économies développées qui prévaut depuis quinze à vingt ans et qui est pour nous la cause principale de l’impasse dans laquelle on se trouve. D’autant que les explications que l’on avance pour rendre compte de cette stagnation ne sont guère convaincantes. L’idée d’un excès d’épargne est aujourd’hui peu crédible, alors qu’existent de colossales opportunités d’investissements. On ne voit pas non plus comment concilier la baisse des gains de productivité observée depuis près de trois décennies (à l’exception de la période entre la fin des années 90 et le début des années 2000 aux US) avec les discours sur la nouvelle révolution industrielle et ses innovations de rupture15. N’est-ce pas la preuve que les capitaux investis dans les nouvelles technologies ont eu une faible productivité et qu’ils auraient été mieux employés dans une résistance à la désindustrialisation et dans la consolidation de filières de production cohérentes ?

En d’autres termes, le choix de la croissance repose sur l’idée selon laquelle le problème à résoudre est de nature structurelle ; ce n’est pas une question de réglage conjoncturel et de recherche d’un policy mix optimal. Vue sous cet angle, la politique budgétaire ne doit plus être considérée comme l’outil de régulation de la demande globale. Il faut au contraire qu’elle soit avant tout l’un des instruments d’une politique structurelle visant à redresser et à réorienter la croissance de l’économie dans une perspective de long terme.

Quelques aspects d’une politique de croissance durable

Sans entrer dans la description d’une telle politique, deux de ses composantes nous semblent mériter quelques remarques. D’abord, il faut souligner à nouveau le rôle essentiel que jouent les investissements publics dans la croissance, comme l’ont montré de nombreux travaux empiriques. Mais il importe d’en avoir une définition assez large pour y inclure, au-delà des investissements physiques, les dépenses d’éducation, de recherche et développement ou de santé. Redresser la croissance suppose en effet de mieux mobiliser la population potentiellement active, mais aussi d’en améliorer les compétences. Il est heureux que l’on en soit enfin venu à reconnaitre, dans le débat électoral, que cela impliquait un effort particulier en faveur des divers types et niveaux de formation.

Quelles qu’en soient les formes, le développement de ces investissements suppose des financements qui risquent bien de s’ajouter aux déficits et à l’endettement publics existants. Pourtant deux arguments justifient qu’ils soient mis en œuvre sans retard. D’une part, ils n’ont théoriquement aucune raison d’être repoussés dès lors que l’on s’est assuré de leur rentabilité ; d’autant que ce type d’investissement est généralement porteur d’externalités positives qui assurent une rentabilité sociale au-dessus de celle qui reviendra directement à l’État. D’autre part, il faut profiter du temps durant lequel les charges d’intérêt seront encore faibles pour se projeter dans un avenir dont les contraintes budgétaires auront été allégées par une plus forte croissance.

L’autre composante qui requiert une attention particulière concerne la répartition de l’épargne entre ses emplois potentiels. Car il nous semble que c’est l’inefficience de son allocation plutôt que son abondance qui explique la faiblesse de la croissance. Ce qui conduit à s’interroger sur la façon dont le secteur financier devrait mieux agir en ce domaine. Plus précisément, on peut, en se référant à la situation française formuler les questions suivantes :

  • Une partie importante de l’épargne des ménages s’investit dans l’immobilier, ce qui a pour principale conséquence d’en faire monter les prix et de renchérir le coût du logement. On sait que le marché des prêts à l’habitat est très concurrentiel (avec des marges souvent négatives) parce que les banques y trouvent le moyen de fidéliser leur clientèle. Cette affectation ne doit-elle pas être reconsidérée et régulée ? L’utilisation des nouveaux outils de politique macroprudentielle pourraient y contribuer.
  • Les primes de risque requises sur les placements en fonds propres ont régulièrement augmenté durant les dix à quinze dernières années. De sorte qu’elles ont compensé la baisse des taux sans risque, laissant ainsi inchangé le coût du capital- actions. L’aversion au risque que cela dénote, et qui aboutit à rejeter certains types d’investissements, ne peut-elle pas être neutralisée par des dispositions fiscales et par la conception de produits de placements (avec garantie en capital) ? Ne peut-on mieux faire pour mettre en cohérence la structure des placements avec les intérêts bien compris des investisseurs ?
  • Dans le même esprit, le court-termisme souvent critiqué de la finance peut conduire à écarter des investissements à maturité longue, ce qui est en particulier le cas des projets « verts et durables ». Peut-on imaginer et mettre en place des produits de financement permettant (voire incitant à) leur réalisation ? Peut-on espérer allonger l’horizon des fonds d’investissements et de retraites souvent plus court que celui de leur clientèle ?
  • De façon plus ambitieuse et plus interventionniste, dans un contexte de restructuration des systèmes productifs, ne devrait- on pas envisager la réhabilitation de circuits de canaux de financements privilégiés orientant une partie de l’épargne vers des emplois ciblés ? En se gardant toutefois du réflexe actuel qui consiste à arroser, de façon peu ou pas discriminante, les « start up » de la douteuse « nouvelle révolution industrielle.

En s’en tenant à ces quelques remarques, disons qu’une politique structurelle pourrait et devrait prendre le relais de politiques conjoncturelles très accommodantes et parvenues au bout de leurs possibilités, pour prolonger et amplifier le rebond de l’économie.

Conclusion

C’est dans l’urgence que doit être conçue et mise en œuvre la stratégie de croissance qui nous semble la seule capable de desserrer les contraintes qui vont progressivement limiter la liberté d’action des politiques publiques. L’accumulation des dettes et la montée des taux d’intérêt va réduire à peu de chose l’espace budgétaire, pourtant bien nécessaire pour faire face aux défis déjà présents. C’est pourquoi il est regrettable que le débat électoral ait fait l’impasse sur la question de l’endettement public. Il aurait été utile de faire comprendre pourquoi on ne peut on ne peut pas répondre, à court terme et quoi qu’il en coûte, à toutes les revendications aussi justifiées soient elles. Cela aurait aussi permis d’ouvrir des perspectives pour mobiliser la nation sur une vision crédible et moins sombre de l’avenir. Est-il utopique ou naïf de penser que l’on aurait pu débattre d’un tel projet, après avoir expliqué que la croissance peut s’accorder avec une meilleure préservation de l’environnement et qu’elle est même une condition essentielle de son accomplissement ? Des citoyens responsables n’auraient- ils pas apprécié qu’on leur parle de revalorisation du travail (par enrichissement des emplois, amélioration des compétences), de relocalisation, des gains à attendre des investissements en R&D… ?

Ajoutons qu’il faudra aussi assez vite convaincre nos partenaires de l’Union monétaire de la pertinence de la stratégie en question. Car la suspension des règles trop rigides du cadre budgétaire européen n’aura qu’un temps. Dans l’état actuel de cette Union, il n’est pas possible de se passer d’un tel cadre, mais la façon dont les différents Etats membres envisagent sa reconstruction fait l’objet de positions très divergentes. Or, la stratégie proposée suppose un système assez souple à court/moyen terme qui risque de heurter les membres les plus rigoureux de l’union qui vont y voir une occasion de laxisme. De ce côté le débat aura donc bien lieu.


Références

  • BIGNON V. et P. SISIC (2020) « Leçons historiques des fortes augmentations de la dette publique », Bloc-Notes Eco, Billet n° 165, Banque de France.
  • BLANCHARD O. et L. SUMMERS (2019) “ Evolution or Revolution? Rethinking Macroeconomic Policy after the Great Recession “MIT Press, Cambridge.
  • CARSTENS A. (2022) “The Return of Inflation”, Speech, International Center for Monetary and Banking Studies. BIS.
  • COPIN P. et J. DALBARD (2022) « La stratégie d’émission de la dette souveraine française », Trésor-Eco, n° 297, Direction Générale du Trésor, Ministère de l’économie, des finances et de la relance.
  • DRUMETZ F. et C. PFISTER « De quoi la MMT est-elle le nom ? » (2021), Document de travail n° 833, Banque de France.
  • FURMAN J. et L. SUMMERS (2020) “A Reconsideration of Fiscal Policy in the Era of Low Interest Rates”, Working Paper
  • GORDON R. (2016) “The Rise and Fall of American Growth”, Princeton University Press.
  • HANSEN A. (1939) “Economic Progress and Declining Population Growth” The American Economic Review, 29 (1), pp. 1-15.
  • LERNER A. (1943) “Functional Finance and the Federal Debt”, Social Research (10), 1, pp. 38-51.
  • POIRIER C. et X. RAGOT (2021) « Une réhabilitation raisonnée de la finance fonctionnelle : stagnation séculaire, croissance et inflation », Revue d’Economie Financière, n° 144, pp. 61-72.
  • RAGOT X. (2021) « Plus ou moins de dette publique en France ? » Policy Brief, n° 84, OFCE.
  • SUMMERS L. (2014) “Reflections on the New Secular Stagnation Hypothesis”, in Secular Stagnation: Facts, Causes and Cures, A VoxEU eBook, CEPR
  • SUMMERS L. (2015) “Demand Side Secular Stagnation”, The American Economic Review, 105 (5), pp. 60-65.