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Une brève histoire de la recherche en économie de l’innovation

L’innovation et le progrès technique sont au cœur de nos systèmes de production et ont permis une croissance économique très forte depuis le XIXe siècle. Mais comment cette relation est-elle toujours d’actualité ? Quelles sont les mécaniques de l’innovation ? Après un retour sur les origines de la recherche en économie de l’innovation, Antonin Bergeaud met en lumière les grandes questions qui agitent aujourd’hui la recherche.

L ’économie de l’innovation, en tant que champ de recherche, trouve ses racines dans les travaux des économistes du XIXe siècle qui ont reconnu l’importance cruciale du progrès technologique dans le développement économique. Alfred Marshall, dans ses Principles of Economics (1890), est sans doute l’un des premiers à intégrer l’innovation technologique dans son analyse économique. Marshall développe notamment la notion d’économie d’agglomération, c’est-à-dire la manière dont la concentration géographique des entreprises et des industries crée un environnement propice à l’innovation, notion qui continue d’occuper une place centrale dans la recherche en économie de l’innovation. C’est toutefois surtout avec Joseph Schumpeter, et son ouvrage Capitalism, Socialism and Democracy (1942), que la compréhension du rôle de l’innovation en économie est davantage formalisée, notamment via le concept de destruction créatrice. Schumpeter voit l’innovation comme un processus cyclique où de nouvelles technologies remplacent les anciennes, détruisant des industries établies pour en créer de nouvelles. Il met l’accent sur le rôle central des entrepreneurs comme agents du changement, capables d’introduire des innovations radicales qui perturbent les marchés existants, et fait la distinction entre les innovations radicales (qui créent de nouvelles industries) et les innovations incrémentales (qui améliorent les processus existants).

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    On the mechanics of economic development

    Lucas Jr, R. E. (1988). On the mechanics of economic development. Journal of monetary economics, 22(1), 3-42.

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    Endogenous technological change

    Romer, P. M. (1990). Endogenous technological change. Journal of political Economy, 98(5), S71-S102.

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    A Model of Growth Through Creative Destruction

    Aghion, P., & Howitt, P. (1992). A Model of Growth Through Creative Destruction. Econometrica: Journal of the Econometric Society, 323-351.

Ce n’est pourtant que plus de quatre décennies plus tard que ces notions ont été pleinement formalisées et intégrées dans les théories macroéconomiques avec le développement par Lucas (1988)1 et surtout par Romer (1990)2 et Aghion et Howitt (1992)3 des modèles de croissance endogènes qui modélisent explicitement le changement technologique comme moteur de la croissance économique. En parallèle de ces avancées théoriques, le développement de nouvelles sources de données microéconomiques, notamment à la suite des travaux de Zvi Griliches ont ouvert la voie à des analyses empiriques et à des tests quantitatifs de ces modèles.

Le champ de l’économie de l’innovation depuis cette période s’articule autour de plusieurs questions dont nous proposons un résumé rapide.

Comment mesurer l’innovation ?

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    Exploring new metrics to measure environmental innovation

    Dussaux, D., A. Agnelli and N. Es-Sadki (2023), « Exploring new metrics to measure environmental innovation », OECD Environment Working Papers, No. 221, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/e57a8a13-en.

Cette question pourtant centrale n’est pas évidente, y compris aujourd’hui où la multitude des données administratives sur les entreprises permet une connaissance précise de leurs activités économiques. En effet, l’innovation revêt de nombreuses formes, repose fortement sur des actifs immatériels et difficiles à évaluer et n’apparait en général pas au bilan des entreprises. Depuis les années 1990 et les travaux menés au sein du NBER par Zvi Griliches, Adam Jaffe, Bronwyn Hall et Manuel Trajtenberg, les économistes disposent d’un outil pour contourner cette limite : les brevets. Les brevets possèdent l’avantage d’être disponibles en quantité très importante (plus de 10 millions aux États-Unis depuis 1791) et de dévoiler de manière extrêmement précise le contenu de la technologie sous-jacente. Les brevets sont par exemple utilisés pour identifier les tendances technologiques, notamment les innovations « vertes » ou l’intelligence artificielle pratiquement en temps réel et d’identifier les caractéristiques des entreprises qui sont à la pointe sur ces technologies (voir par exemple Dussaux et al., 20234 ).

Comment pousser les entreprises à innover ?

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    Good rents versus bad rents: R&d misallocation and growth

    Aghion, P., Bergeaud, A., Boppart, T., Klenow, P., & Li, H. (2024). Good rents versus bad rents: R&d misallocation and growth. Mimeo Stanford.

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    From public labs to private firms: magnitude and channels of R&D spillovers

    Bergeaud, A., Guillouzouic, A., Henry, E., & Malgouyres, C. (2022). From public labs to private firms: magnitude and channels of R&D spillovers. CEP Discussion Paper 1882

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    How to Escape The Middle Technology Trap

    Fuest, C., Gros, D., Mengel, P-L, Presidente, G and Tirole, G. (2024) EU innovation Policy. How to Escape The Middle Technology Trap. A Report by the European Policy Analysis Group

Une autre question qui intéresse les économistes de l’innovation est celle de mieux comprendre comment la puissance publique peut inciter les entreprises à innover davantage. Comme l’a montré Marshall, l’innovation génère des externalités positives qui impliquent une défaillance de marché justifiant l’intervention de l’État. En effet, lorsqu’une entreprise innove, les connaissances générées peuvent être utilisées par d’autres entreprises qui ne supportent pas les coûts initiaux de R&D. Cette situation peut conduire à un sous-investissement car les entreprises ne voient pas un retour sur investissement suffisant, sachant que d’autres peuvent exploiter ces innovations sans avoir investi de manière équivalente. Le bénéfice social de l’innovation étant supérieur à son bénéfice privé, une action publique est nécessaire. Une approche courante est l’instauration de mesures fiscales incitatives prenant la forme de crédit d’impôt ou de financement direct de la recherche par l’État. En France, les dépenses publiques de R&D représentent environ 18 milliards d’euros. Un aspect important de la recherche en économie de l’innovation consiste à mettre en évidence l’efficacité de ces dépenses et de leur allocation (voir par exemple Aghion et al., 20245). En particulier dans le cas de la France, et en Europe plus généralement, plusieurs éléments pointent vers le fait que ces dépenses ne sont pas assez ciblées vers les entreprises ayant les capacités à bénéficier le plus de ces aides (Bergeaud et al., 20226, Fuest et al., 20247).

Qui sont les inventeurs et quelles sont les entreprises innovantes ?

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    Who becomes an inventor in America? The importance of exposure to innovation

    Bell, A., Chetty, R., Jaravel, X., Petkova, N., & Van Reenen, J. (2019). Who becomes an inventor in America? The importance of exposure to innovation. The Quarterly Journal of Economics, 134(2), 647-713.

  • 9

    A new dataset to study a century of innovation in Europe and in the US

    Bergeaud, A., & Verluise, C. (2024). A new dataset to study a century of innovation in Europe and in the US. Research Policy, 53(1), 104903.

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    Racial Discrimination and Lost Innovation

    Coluccia, D. M., Dossi, G., & Ottinger, S. (2023). Racial Discrimination and Lost Innovation. Mimeo LSE

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    Social push and the direction of innovation

    Einiö, E., Feng, J., & Jaravel, X. (2023). Social push and the direction of innovation. Mimeo LSE.

L’exploitation des données de brevets par les économistes a permis le développement d’analyses illustrant les caractéristiques des entreprises innovantes (âge, productivité, secteur…) mais surtout plus récemment des inventeurs (voir notamment Bell et al., 20198L’exploitation des données de brevets par les économistes a permis le développement d’analyses illustrant les caractéristiques des entreprises innovantes (âge, productivité, secteur…) mais surtout plus récemment des inventeurs (voir notamment Bell et al., 20199) ou bien de documenter la sous-représentation de certaines populations parmi les inventeurs et plus généralement les inégalités d’accès à ces activités (Coluccia et al., 202310) et le coût social de ces discrimination (Einio et al., 202311).

  • 10 M

Pourquoi la croissance et l’innovation semblent-elles ne plus suivre la même trajectoire ?

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    A theory of falling growth and rising rents

    Aghion, P., Bergeaud, A., Boppart, T., Klenow, P. J., & Li, H. (2023). A theory of falling growth and rising rents. Review of Economic Studies, 90(6), 2675-2702.

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    Market power and innovation in the intangible economy

    De Ridder, M. (2024). Market power and innovation in the intangible economy. American Economic Review, 114(1), 199-251.

Une autre question particulièrement étudiée depuis une dizaine d’années est celle de comprendre le « nouveau paradoxe de Solow ». Robert Solow a proposé une décomposition simple de la croissance économique entre l’accumulation des facteurs de production (capital et travail) et productivité laquelle est en grande partie alimentée par le changement technologique. Dès lors on s’attend à observer une corrélation claire entre la diffusion d’innovations radicales, telles que définie par Schumpeter, et la croissance du PIB. Or cette corrélation semble avoir disparu sur la période récente : le PIB ralentit tendanciellement depuis les années 1990 alors que les technologies numériques ont envahi notre quotidien et que les dépenses de R&D comme les dépôts de brevets n’ont jamais atteint un tel niveau que ces dernières années. Ce paradoxe interroge les économistes sur les spécificités des technologies numériques et en particulier leur capacité à donner un pouvoir de marché démesuré aux entreprises qui les ont adoptées suffisamment tôt (Aghion et al., 202312; De Ridder, 202413), réduisant leur incitation à investir dans des technologies radicales et donc à impacter positivement la croissance.