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Comment permettre à l’Europe et à la France d’innover« à la frontière »

Comment l’Europe, à la pointe sur les premières révolutions industrielles, s’est-elle retrouvée à la traîne sur les États-Unis ? Pour le comprendre, Philippe Aghion nous propose une analyse des contrastes entre les écosystèmes d’innovation sur les deux rives de l’Atlantique et en tire deux leçons pour la politique française d’innovation.

I l y a plusieurs sortes d’innovations. Les innovations dites « incrémentales », qui débouchent sur de nouveaux produits ou de nouveaux procédés de production mais qui demeurent circonscrites à certains secteurs et ne représentent que des améliorations marginales sur ce qui existait auparavant. Et les innovations « de rupture » qui transforment nos modes de vie et de pensée de façon radicale et affectent l’ensemble de l’économie. La machine à vapeur, l’électricité, l’Internet et plus récemment l’intelligence artificielle en particulier dans sa version générative, constituent des exemples types d’innovations de rupture.

Or, si la machine à vapeur a été inventée en Europe, toutes les autres grandes révolutions technologiques depuis le début du 20e siècle ont vu le jour aux États-Unis. En outre, depuis plusieurs décennies l’Europe et en particulier la France demeurent à la traîne dans les technologies de pointe et les industries high-tech. Dans cet article nous nous interrogeons sur les raisons de ce déclin et sur les politiques qui permettraient de l’endiguer.

Stimuler l’innovation de rupture en Europe

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    EU Innovation Policy : How to Escape the Middle Technology Trap, Avril 2024, Université Bocconi.

    https://iep.unibocconi.eu/events/eu-innovation-policy-how-escape-middle-technology-trap

Une étude récente publiée par l’université Bocconi1 se penche sur la question de savoir pourquoi l’Europe est durablement à la traîne, et sur les changements institutionnels et de politique économique qui lui permettraient de revenir dans la course.

Tout d’abord sur le pourquoi : l’étude met en évidence plusieurs faits saillants. En premier lieu les dépenses privées en recherche et développement (R&D) sont deux fois moins élevées dans l’Union Européenne (UE) qu’aux États-Unis (1,2 % du PIB dans l’UE contre 2,3 % du PIB aux États-Unis). Mais, fait encore plus marquant : les industries high-tech – à commencer par les services informatiques et logiciels d’une part, et le secteur biotech et pharmaceutique d’autre part – représentent 85 % des dépenses privées en R&D aux États-Unis tandis que l’industrie automobile absorbe plus de 50 % des dépenses privées de R&D en Europe. Il n’est donc pas étonnant que les États-Unis dominent largement en termes de brevets high-tech (technologies de l’information, biotech et pharmacie) tandis que l’Europe domine en production de brevets dans des domaines plus traditionnels comme les transports et la mobilité.

Pourquoi ce contraste entre les domaines d’innovation américains et européens ? Notre réponse est que l’écosystème d’innovation américain donne une place prépondérante à la recherche fondamentale (universités, laboratoires) et au financement des projets à haut risque. De fait, l’existence aux États-Unis d’un puissant réseau de fondations de recherche, d’investisseurs institutionnels, et de capital-risqueurs dotés de l’expérience nécessaire pour faire croître de nouvelles entreprises, contribue à expliquer la domination américaine en matière d’innovation de pointe ou « de rupture ».

En outre les États-Unis disposent d’un puissant outil de politique industrielle qui contribue encore davantage à leur garantir un leadership dans les technologies de l’information et la biotech : à savoir les Advanced Research Project Agencies. La première agence de ce type, la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA), a été créée en 1958 en période de guerre froide pour faire face à la concurrence de l’Union Soviétique en matière d’espace et de défense. Par la suite les Américains ont créé la ARPA-Energy puis la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) grâce à laquelle nous avons pu tous être vaccinés contre le Covid-19.

Le but d’une agence de type DARPA est de faciliter le passage du stade de la recherche fondamentale à celui des applications et de la commercialisation pour les innovations de rupture, lorsque ce passage occasionne d’importants coûts fixes et nécessite de coordonner différentes sources de financement et différents agents économiques. Le programme DARPA a permis aux Américains d’envoyer des hommes dans l’espace et de conquérir la lune, et a conduit à terme à d’importantes innovations telles que l’Internet ou le GPS.

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Le modèle DARPA est particulièrement intéressant car il combine une approche descendante (top down) et une approche ascendante (bottom up). Du côté top down, c’est le ministère de la Défense qui finance les programmes, sélectionne les chefs de programmes et les recrute pour une période de 3 à 5 ans. Du côté bottom up, une fois sélectionnés, ces chefs de programmes qui proviennent du monde académique, du secteur privé ou qui sont des investisseurs, ont toute latitude pour définir et gérer leurs programmes. Ils peuvent organiser librement des collaborations entre start-ups, laboratoires universitaires et grandes entreprises industrielles, et jouissent d’une grande flexibilité dans le recrutement de leurs collaborateurs.

Alors bien sûr d’aucuns évoquent le programme Horizon Europe qui selon eux pourrait changer la donne en matière d’innovations de rupture. Cependant, comme le montre très bien le rapport de l’université Bocconi, sur ses 11 milliards d’euros de budget annuel, seul 1,4 milliards d’euros est alloué au Conseil d’Innovation Européen (EIC) en charge des innovations de rupture. Et encore, si d’aucuns caressent l’espoir que ce Conseil puisse être l’équivalent de la DARPA américaine, force est de constater que nous sommes loin du compte.

« Des politiques d’innovation non ciblées ont peu de chance de générer des innovations de rupture »

Patrice Geoffron

En particulier, nous avons vu que de l’autre côté de l’Atlantique, si c’est le gouvernement qui finance la DARPA et sélectionne les chefs de programmes, une fois sélectionnés, ces chefs de programmes qui proviennent autant du monde académique que du secteur privé, ont toute latitude pour susciter et financer des projets disruptifs pour accomplir une mission de pointe. Or tel n’est pas le cas avec le Conseil d’Innovation Européen, dont les instances sont soumises à la tutelle de l’Agence Européenne pour l’Innovation et les PME (EISMEA) dont la responsabilité principale est de soutenir les PME européennes. Or il se trouve que les PME existantes se focalisent davantage sur des innovations moins à la pointe que celles poussées par les nouveaux entrants. Dès lors, il n’est guère surprenant, qu’à la différence de la DARPA qui a véritablement stimulé des innovations de rupture, l’Agence Européenne pour l’Innovation demeure cantonnée aux innovations incrémentales et aux domaines technologiques plus traditionnels.

D’où l’importance de réformer en profondeur le système d’innovation européen : donner davantage de latitude aux pays membres pour financer la recherche fondamentale, créer un marché financier européen intégré articulé autour d’une union bancaire et d’une union des marchés des capitaux pour pousser des innovations de rupture en Europe, et créer un organisme européen qui soit la contrepartie des DARPA américaines en sélectionnant les projets d’innovation de rupture sur la base de l’excellence des projets – comme le fait déjà le Conseil Européen de la Recherche pour les projets de recherche fondamentale.

Politique française d’innovation

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    “From Public Labs to Private Firms: Magnitude and Channels of R&D Spillovers”,

    Antonin Bergeaud, Arthur Guillouzouic, Emeric Henry, et Clement Malgouyres, College de France, octobre 2022.

Deux politiques d’innovation initiées sous la présidence Sarkozy ont été récemment évaluées. La première, en 2008, fut la réforme du Crédit d’Impôt Recherche pour en augmenter l’enveloppe de 2 à 6 milliards d’euros. La seconde, en 2009, fut la création de Labex (Laboratoires d’Excellence) dotés de moyens suffisants pour acquérir une visibilité internationale. C’est ainsi que 1,5 milliards d’euros furent investis dans 171 unités de recherche sélectionnées par un jury international. Quel a été l’impact de ces deux initiatives ? Une étude récente2 montre une étonnante efficacité du dispositif des Labex : la création de ces laboratoires de recherche fondamentale a fortement stimulé l’innovation et l’emploi en R&D dans les industries de pointe proches à la fois géographiquement et sectoriellement. Par exemple la création du Labex « Action » à Dijon spécialisé dans la miniaturisation des systèmes intégrés, a fortement stimulé l’emploi de nouveaux chercheurs et la production de brevets dans les entreprises d’équipements de communication, de composants électroniques, et de systèmes de navigation, situées à proximité. En revanche plusieurs études, notamment par France Stratégie et par l’Institut des Politiques Publiques, montrent un effet négligeable de la réforme du CIR sur la production de brevets. Quelles leçons tirer de ces évaluations ?

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La première leçon est que des politiques d’innovation non ciblées ont peu de chance de générer des innovations de rupture. C’est aussi vrai pour le CIR que pour les politiques actuelles de soutien à l’innovation conduites par le Conseil d’Innovation Européen (EIC). Comme nous l’avons mentionné plus haut, bien que dédié en principe aux innovations de rupture, celui-ci est en fait soumis à la tutelle de l’Agence Européenne pour l’Innovation et les PME (EISMEA) dont la responsabilité principale est de soutenir les PME existantes, lesquelles se focalisent davantage sur des innovations incrémentales.

« Nous proposons une exception IA pour libérer les chercheurs des contraintes administratives et leur donner davantage de moyens pour mener une recherche publique en IA »

Patrice Geoffron

La deuxième leçon, c’est que l’innovation de rupture, est un processus en plusieurs étapes, qui commence avec la recherche fondamentale. Si nous voulons générer davantage d’innovations de rupture, il nous faut en particulier créer davantage de Labex, et plus généralement accroitre sensiblement notre soutien financier et logistique à la recherche fondamentale dans les secteurs de pointe, à commencer par l’IA. Dans le rapport de la Commission sur l’Intelligence Artificielle intitulé IA : notre ambition pour la France (Odile Jacob, 2024), nous proposons une « exception IA » pour libérer les chercheurs des contraintes administratives et leur donner davantage de moyens pour mener une recherche publique en IA. En particulier en favorisant le développement d’emplois de recherche hybrides entre le public (l’université) et le privé.

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