Education, compétences, choix d’orientation ou accompagnement, tous les jeunes n’ont pas les mêmes cartes en main au moment d’entrer sur le marché du travail. Faut-il s’y résoudre ? Nous avons proposé à Marc Ferracci, membre de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, et Alexandre Pastor, jeune entrepreneur marseillais engagé dans le projet Jeunesse(s) du Cercle des économistes, d’en débattre.
Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».
L’employabilité des jeunes à la sortie de leurs études est régulièrement pointée du doigt, avec des compétences parfois peu en phase avec les besoins du marché du travail, une faible connexion entre l’entreprise et l’enseignement… Quel regard portez-vous sur ces critiques ?
MARC FERRACCI : Il faut partir du constat que l’acquisition des savoirs fondamentaux, numératie et littératie, qui sont une condition nécessaire pour se reconvertir plus tard, est défaillante et doit être améliorée. Ensuite, il y a l’acquisition de compétences utiles au tissu économique. On a fait le choix, depuis plusieurs décennies, du collège unique, sans le remettre en question, y compris dans les annonces récentes sur l’éducation. Le collège unique, cela signifie qu’on se donne l’ambition d’emmener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat général ou technologique. Ce n’est pas le choix qu’ont fait d’autres pays. En Suisse, c’est une proportion complètement inverse, à peu près 80 % d’une classe d’âge va vers l’enseignement professionnel. La question est aussi : est-ce que les compétences acquises au titre des formations générales ou technologiques dans l’enseignement initial correspondent aux besoins des entreprises ? Sur ce sujet, il faut être ouvert d’esprit : nous n’avons pas vocation à former des gens qui soient directement employables dans les entreprises mais il faut des compétences qui permettent d’évoluer professionnellement et d’abord des compétences sociales. On sait que le système d’éducation français favorise peu la coopération entre élèves et la capacité d’interaction sociale. On le voit bien quand on a besoin d’insérer des jeunes dans des entreprises. Ce que nous disent les employeurs, c’est : « je n’ai pas besoin qu’il arrive avec des compétences techniques, je vais les lui apprendre. En revanche, j’ai besoin qu’il sache arriver à l’heure, qu’il sache s’intégrer à un collectif de travail et qu’il ait une capacité à interagir avec ses collègues ou ses supérieurs ». C’est cela qui manque aux entreprises.
ALEXANDRE PASTOR : Quand je parle avec les jeunes dans différents ateliers, ils disent ne pas avoir l’occasion de prouver ce qu’ils savent faire, ne pas avoir l’espace d’expression pour le faire. L’Education nationale a aussi du mal à faire de la place aux acteurs extérieurs, associations ou entreprises […]. Je pense qu’il y a un lien encore plus fort à faire sur la construction des programmes et donc du processus d’apprentissage, car on demande de plus en plus aux professeurs d’être experts de tout, mais quand on est expert de tout, on n’est expert de rien ! On remarque que les jeunes qui arrivent sur le marché du travail manquent de soft skills. Parce qu’ils n’ont pas été confrontés à la vie active, ils n’ont pas été confrontés à la réalité du travail. Je pense qu’il est intéressant de pouvoir les faire rentrer progressivement dans l’entreprise, comme on le voit par exemple chez certaines grandes entreprises qui créent leur organisme de formation. Il ne faut pas tendre non plus vers la privatisation comme le font certains pays mais faire en sorte vraiment d’avoir un équilibre.
Les choix d’orientation sont essentiels pour faciliter l’entrée sur le marché du travail. Or tous les jeunes ne sont pas égaux face à ceux-ci. Quelles mesures vous paraîtraient nécessaires pour corriger ces inégalités ?
M F : C’est un vaste débat. On doit d’abord la transparence, notamment aux familles modestes, sur ce que sont les débouchés professionnels de chaque formation. Avec la loi Avenir professionnel de 2018, le dispositif « InserJeunes » donne une information sur le taux d’insertion et le nombre de professionnels pour chaque diplôme, dans chaque établissement de l’enseignement professionnel. Le but était de donner une information transparente aux jeunes au moment où, à la fin de la 3e, ils font leur choix d’orientation. Il faut désormais aller au bout de la logique en mettant cette information sur Affelnet [service d’affectation dans les lycées et CFA après la 3e] et en rendant obligatoire sa consultation avant de faire les choix […]. Beaucoup de jeunes sont orientés par méconnaissance vers des filières qui offrent peu de débouchés. Mais avoir l’information ne suffit pas, il faut aussi donner le goût des métiers, et pour cela mettre le plus possible les jeunes en situation professionnelle. C’est aussi les mettre face à des acteurs qui viennent parler de leur métier, qui pour certains ont une mauvaise image, qui vient souvent d’un problème de représentation, notamment pour les métiers industriels […]. Un jeune n’a que 40 % de chance d’être en emploi après avoir obtenu son bac professionnel. On parle de jeunes qui ont fait l’effort de travailler, qui ont obtenu leur diplôme et à qui on est incapable de garantir un emploi derrière.
A P : Je pense qu’il y a la question du role model. Il y a pas mal de jeunes filles ou garçons qui n’osent pas aussi aller vers certains métiers parce qu’il n’y a pas de personnes qui leur ressemblent. Il faut pouvoir casser ce stéréotype et changer ce paradigme en faisant en sorte que des personnes puissent incarner certains métiers qui n’étaient pas accessibles pour certains il y a 10, 20 ou 30 ans. Il faut aussi humainement créer du lien. Savoir le taux d’emploi, c’est bien. Mais pour l’avoir vécu, lorsque l’on a 15 ans, un pourcentage ça ne parle pas beaucoup. Alors que la rencontre avec quelqu’un qui a galéré comme nous ou qui peut partager sa réussite… Il y a la question aussi de former les personnes qui accompagnent, c’est-à-dire les conseillers d’orientation, qu’il faut former pour réduire les biais genrés ou sociaux et que ça ne soit pas les jeunes qui s’adaptent au marché mais le marché qui s’adapte aux talents des jeunes.
M F : Sur le sujet des vocations, l’idée n’est évidemment pas d’envoyer des gens dans des entonnoirs en disant : « il y a de la place dans ce métier, il faut y aller ». Ils doivent pouvoir avoir cette liberté de tâtonner, de choisir et de trouver leur voie. Le titre du dernier livre de Xavier Jaravel, Marie Curie habite le Morbihan, est très révélateur. Il veut dire qu’il y a des génies partout en France et que la responsabilité de l’Education nationale et du système de recherche, c’est de faire émerger ces talents, en confrontant les gens aux sciences, à l’innovation, à la découverte, avec ce que cela suppose d’erreurs. C’est aussi ça qu’on a beaucoup de mal à faire en France : apprendre aux gens à se tromper.
A P : Le rapport à l’échec n’est pas le même en fonction des conditions sociales, de l’environnement dans lequel on travaille, on vit et on est éduqué. Certains se disent qu’ils n’ont pas le droit à l’échec car s’ils tombent, ils n’auront pas de deuxième chance. Alors que d’autres peuvent se dire « je tente, ça n’est pas grave si je n’y arrive pas, je peux retourner chez mes parents ou quelqu’un sera là pour moi ». Mais oui, il faut faire évoluer le rapport à l’échec.
L’accompagnement dans la transition entre études et vie professionnelle est clé : 62% des 18-30 ans pensent qu’ils n’ont pas été bien accompagnés dans cette période[1]. Que faudrait-il faire ?
M F : Il n’y a pas une réponse unique. Le mentorat fait partie des solutions qui peuvent produire des effets, notamment pour les jeunes qui ont un déficit de réseau. Mais il n’y a pas que le mentorat, il y a aussi l’accompagnement à la recherche d’emploi […]. Les lycées professionnels ont par exemple beaucoup de mal à se connecter au monde du travail et à accompagner les jeunes dans la recherche de leur premier emploi. Or, quand on ne trouve pas le bon premier job, derrière c’est toute la trajectoire et la carrière professionnelle qui se trouvent affectées. L’expérimentation « Avenir’pro » consiste ainsi à faire rentrer dans les terminales de lycées professionnels des conseillers de Pôle emploi ou d’opérateurs privés, qui enseignent aux jeunes à chercher un job et qui les accompagnent dans cette recherche une fois leur bac en poche.
A P : La question du mentorat renvoie à celle de l’ouverture au réseau. Pour les jeunes qui n’ont pas de réseau, c’est très important car dès la 3e ou 2nde, il peut être traumatisant de constater que certains trouvent un stage très rapidement alors que d’autres, jusqu’à la veille, n’ont pas trouvé. Ensuite, il faudrait un rapport de force plus équilibré dans le mentorat, où le jeune peut apporter quelque chose au mentor. Il faut qu’une relation se crée entre la personne qui va accueillir dans l’entreprise et le jeune qui va accueillir l’employeur dans sa vie. Ça va ramener de la dignité aux jeunes en se disant : « je suis utile, j’ai la capacité d’apporter quelque chose ». Je voudrais aussi parler du bénévolat qui n’est, pour l’avoir vécu, pas assez valorisé […]. Il faut mettre des mots sur ces compétences et les aider à les faire valoir, je pense que ça débloquerait certaines barrières pour pouvoir se lancer sur le marché du travail.
Un des freins majeurs pour entrer sur le marché du travail, ce sont les discriminations, souvent implicites, voire inconscientes. Comment en est-on arrivé là ?
M F : A la base des discriminations à l’embauche, il y a des biais de représentation. On va considérer par exemple qu’un jeune des quartiers n’a pas les codes pour s’insérer dans un environnement de travail, que quelqu’un qui est gros est peu dynamique et n’a pas vocation à apporter quelque chose à l’entreprise parce qu’il se laisse aller, etc. Ces biais de représentation sont dans l’esprit des employeurs et ils sont massifs. Un chiffre permet de l’illustrer : 42 % des actifs ont été victimes ou témoins de discrimination dans leur activité professionnelle. On a laissé se développer, sans véritablement s’y attaquer, des pratiques qui favorisent l’entre-soi. Quand on est recruteur, on a tendance, pour se rassurer, à recruter des gens qui nous ressemblent, qui ont eu le même parcours. Or le système scolaire est lui-même inégalitaire […], donc on reproduit les inégalités. Maintenant, comment on s’y attaque ? D’abord, en faisant prendre conscience aux gens qu’ils sont discriminants malgré eux. C’est en cela que le testing, à mon sens, a de l’intérêt, car il permet de mettre le doigt sur des pratiques. Quand vous montrez à un employeur que dans les 500 derniers recrutements il a, de manière systématique, écarté certains types de CV, il constate qu’il y a un problème. On peut aussi questionner certains processus de recrutement qui génèrent des biais, en particulier les algorithmes qui trient les CV […]. Enfin, il faut aussi former les personnes en charge du recrutement en les faisant se mettre à la place des personnes discriminées.
A P : Il faut humaniser le parcours de recrutement, de plus en plus robotisé […]. Il faut aussi réintégrer dans la société le temps long et donc, dans le processus de recrutement, reprendre le temps de l’échange, pour comprendre la personne, son histoire, d’où elle vient et comment elle est arrivée face à nous. Par exemple, elle a peut-être a mis 1h30 pour venir et n’arrive pas dans les mêmes conditions que celle qui a juste mis 20 minutes […]. Ça va à contre-courant de notre de notre société où tout va vite mais, pour l’avoir expérimenté, quand on prend le temps d’écouter les gens, on se rend compte que toutes les réponses sont face à nous. Et c’est là qu’on trouve des solutions.
En France, 12,8% des 15-29 ans ne sont ni en études, ni en formation, ni en emploi (on les appelle les NEETs). Comment expliquez-vous que dans l’une des plus grandes puissances économiques du monde 1,4 million de jeunes se trouvent exclus de la sorte ?
A P : Pour moi, les NEETs ne sont pas en dehors des radars mais en dehors des « grosses machines » comme Pôle emploi. En fait, ces personnes-là sont identifiées par les associations de grande proximité, qui sont vraiment proches des habitants. Ces associations savent comment aller toucher et comment fédérer ces personnes, que ça soit dans les quartiers ou dans les communes rurales. Ces associations doivent avoir l’oreille du préfet ou des grosses associations, qui sont assez bien organisées pour les accompagner dans l’écriture de projets. Mais souvent, ces associations n’arrivent pas à mettre sur papier ce qui ce qu’elles font au quotidien, à rendre palpable leur action pour se faire financer un projet. Il faut donc favoriser le consortium, il faut construire avec ceux qui sont sur le terrain pour après traduire leurs projets auprès des institutions. Je pense que ça, c’est peut-être une des réponses pour pourvoir vraiment fédérer et toucher les NEETs.
M F : C’est une question très vaste et très compliquée. Avant toute chose, il faut se dire : pour éviter qu’il y ait trop de NEETs, il faut éviter que les gens ne basculent dans cette situation. C’est donc d’abord la question de l’adéquation du système scolaire au système professionnel ou non professionnel, la question des savoirs de base, etc. Au fond, c’est la question de l’efficacité de notre système d’éducation initiale, il ne faut pas faire comme si le problème commençait au moment où les gens basculent dans le statut de NEETs.
Aujourd’hui il faut aller vers des diagnostics les plus personnalisés possibles car on se rend compte qu’il y a une grande diversité de situations […]. D’abord, qu’est ce qui nous pousse à décrocher et que peut-on résoudre en amont ? Ensuite, il faut faire un diagnostic personnalisé. Si on prend l’exemple du harcèlement, on ne renvoie pas des jeunes qui ont été harcelés ou humiliés par un professeur devant un autre professeur dans le cadre d’une formation professionnelle aussi facilement que ça. Il faut commencer par ce diagnostic très fin. Après parfois, il y a des jeunes qui ont qui n’ont pas eu de difficultés puis qui, à un moment, ont connu un problème familial, ont été malades, ont été éloignés de l’école pendant quelques mois et ont décroché sans jamais revenir. Il y a aussi des gens qui sont en rupture avec le monde du travail car ils ne se reconnaissent pas dans le monde du travail. Tout cela appelle des réponses différentes […]. Je ne vais donc pas arriver avec une méthode et une solution unique, ça n’existe pas. On a inventé des dizaines et des dizaines de dispositifs depuis des années pour permettre l’insertion professionnelle des jeunes. Les deux enseignements que j’en tire c’est qu’il faut être au plus près des personnes au moment du diagnostic, avec de l’humain, et qu’il faut évaluer les choses, y compris de manière scientifique. Les pays qui ont résolu une grande partie le problème du chômage des jeunes sont les pays qui évaluent de manière systématique.
Le projet Jeunesse(s)
Le projet Jeunesse( s ) du Cercle des économistes est le premier dispositif en France visant à intégrer pleinement les problématiques des jeunesses dans les réflexions économiques et les politiques publiques. En trois étapes, des jeunes encadrés d’experts des mondes académique, économique ou associatif, discutent, réfléchissent et coconstruisent des propositions concrètes, portées aux Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence par une délégation de 150 jeunes. L’an dernier, 35 000 jeunes ont pris part au dispositif.
Pour en savoir plus et participer aux conversations, c’est par ici.