Depuis le début du relèvement des taux d’intérêt, acteurs et observateurs économiques scrutent l’avenir des politiques monétaires. Dans le contexte de forte inflation et face à la nécessité de préserver l’emploi et l’investissement, Patrick Artus explique pourquoi, de part et d’autre de l’Atlantique, les Banques Centrales vont poursuivre leur stratégie restrictive.
Il est clair que les Banques Centrales ont des objectifs plus complexes que la seule lutte contre l’inflation, quelles que soient leurs déclarations. Dans le passé (au début des années 1980, en 2000, en 2007-2008), une inflation comparable à celle qui a été observée (aux États-Unis, 9,1% au pic de juin 2022, encore 6,5% en décembre 2022 ; dans la zone euro 10,6% au pic d’inflation d’octobre 2022, encore 9,2% en décembre 2022) aurait entraîné une réaction extrêmement violente des Banques Centrales.
Si on extrapole les comportements des Banques Centrales observés dans le passé, le taux d’intervention de la Réserve Fédérale aurait été monté jusqu’à 10%, le taux d’intervention de la BCE jusqu’à 11 ou 12%. On envisage aujourd’hui que la Réserve Fédérale va arrêter la hausse de ses taux d’intérêt à 5 ou 5½%, que la BCE va monter ses taux d’intérêt, entre 4 et 4½%.
L’équilibre délicat des multiples objectifs
Il faut comprendre que, depuis les années 1990-2000-2010, les pays de l’OCDE ont connu une longue période d’inflation très faible, pendant laquelle les Banques Centrales ont adopté des objectifs autres que la stabilisation de l’inflation ; elles ont souhaité, tirant profit de l’absence d’inflation, faire monter le taux d’emploi, lutter contre les inégalités, soutenir l’investissement des entreprises et favoriser la transition énergétique.
Même lorsqu’une l’inflation forte revient, les Banques Centrales doivent continuer à préserver l’emploi et l’investissement, d’où une politique monétaire beaucoup moins brutale que dans le passé, la recherche du « soft landing », c’est-à-dire d’une désinflation progressive, n’entraînait pas de récession.
Vers une baisse des taux horizon début 2024
Les marchés financiers pensent aujourd’hui que le début de désinflation, aux Etats-Unis et dans la zone euro, va permettre une baisse rapide des taux d’intérêt des Banques Centrales survenant avant la fin de l’année 2023 aux États-Unis et au début de l’année 2024 dans la zone euro. Effectivement, à la fin de l’année 2022, l’inflation totale, incluant les prix de l’énergie et de l’alimentation, recule aux États-Unis (-0,1% en décembre 2022) et dans la zone euro (-0,3% en décembre 2022).
Mais les investisseurs concluent trop rapidement que les Banques Centrales vont avoir la possibilité de baisser vite leurs taux d’intérêt. En effet, FED et BCE ne surveillent pas l’inflation totale, mais l’inflation sous-jacente, hors énergie et alimentation. L’inflation sous-jacente est encore de 5,7% sur un an en décembre 2022 aux États-Unis (de +0,3% en décembre 2022), en recul lent ; elle augmente dans la zone euro (+6,6% sur un an en novembre 2022, et +6,9% en décembre, +0,7% sur le seul mois de décembre). L’inflation sous-jacente représente la tendance de fond de l’inflation, elle dépend des hausses de salaires, des gains de productivité.
Une baisse lente de l’inflation sous-jacente aux États-unis
Aux États-Unis, l’inflation sous-jacente ne descend que lentement (elle oscille entre 5,7% et 6,6% pendant l’année 2022) ; dans la zone euro, elle est en hausse constante. Il faut comprendre que la modération, la prudence des Banques Centrales ont comme conséquence que la politique monétaire n’est pas assez restrictive pour faire monter le chômage, ou pour provoquer une détente des marchés du travail.
Aux États-Unis, le taux de chômage baisse encore à la fin de l’année 2022 (il est de 3,5%, ce qui est un niveau historiquement très bas), dans la zone euro, il est stable à 6,5%, nettement en-dessous de sa moyenne historique. Tous les indicateurs du marché du travail montrent qu’il restera une forte tension sur ce marché : ratio des offres de travail au chômage très élevé, difficultés d’embauche persistante. On ne peut donc anticiper aux États-Unis qu’une baisse lente de l’inflation sous-jacente, dans la zone euro qu’une baisse très lente de l’inflation sous-jacente. Probablement, les salaires et l’inflation sous-jacente ne ralentiront significativement qu’en 2024, lorsque les salaires ralentiront avec la baisse de l’inflation totale (due surtout à celle des prix de l’énergie en 2023).
De plus, aux États-Unis comme dans la zone euro, ce mouvement de désinflation sera freiné par la baisse de la productivité du travail, qui conduit à des hausses de coûts salariaux unitaires supérieures à celles des salaires.
Le choix de la croissance
Il faut comprendre le choix des Banques Centrales : mener une politique monétaire peu restrictive, compte tenu du niveau de l’inflation, pour préserver la croissance, l’emploi et l’investissement. Ce choix implique que les taux d’intérêt des Banques Centrales restent assez bas (le taux d’intérêt réel à court terme calculé avec l’inflation sous-jacente, est aujourd’hui de -1,2% aux États-Unis, il sera peut-être autour de 0% au printemps 2023 ; le taux d’intérêt réel à court terme, toujours calculé avec l’inflation sous-jacente, est aujourd’hui de -4,5% dans la zone euro, il sera peut-être de -1,5% à la fin du 2ème trimestre), et en contrepartie que ces taux d’intérêt soient maintenus à ce niveau intermédiaire pendant une longue période.
Les Banques Centrales ne pourront donc probablement pas retourner à une politique monétaire moins restrictive pendant longtemps, au moins pendant un an, si elles veulent éviter un rebond de l’inflation.