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Ne pas sous-estimer les enjeux du numérique

Ne pas sous-estimer les enjeux du numérique ! Internet, 5G, fibre, fiscalité des géants du web, liberté d’expression… notre quotidien en est imprégné, quelles que soient les générations. Mais ce monde est-il suffisamment régulé face aux enjeux économiques, sociaux et concurrentiels qu’il représente ? Rien n’est moins sûr.

Après un précieux rappel du contexte et des enjeux, les auteures de cette note énumèrent une série de propositions qui apparaissent comme une aide à la décision pour les acteurs économiques… et politiques, à l’aube du nouveau quinquennat.

Réguler, donc, pour mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques, développer une veille sur le télétravail, respecter l’environnement, se protéger et former aux bons usages tout en renforçant notre souveraineté numérique. Sans parti-pris, Françoise Benhamou et Anne Perrot dressent ici une liste exhaustive des bonnes pratiques pour asseoir une bonne politique numérique globale.


Introduction

Les enjeux du numérique sont à la fois sociaux, sociétaux, éducatifs, géopolitiques, et évidemment économiques. La politique du numérique couvre toute une palette d’initiatives : taxation des Gafam, protection des données, concurrence, accompagnement de l’innovation, équipement des entreprises, accompagnement des startups, apprentissages scolaires, etc. Cette contribution se concentre sur quelques thèmes qui doivent appeler particulièrement l’attention des décideurs publics et privés : régulation de la concurrence et politique des données, développement de la 5G, respect des questions environnementales, formation, souveraineté et cybersécurité.

Réguler

Depuis les années 2010, la question de la « régulation du numérique » est régulièrement posée, à la fois par les acteurs économiques dont les modèles d’affaires sont concurrencés par l’arrivée des plateformes (tels les taxis), par ceux qui ont recours à leurs services mais qui doivent partager la rente générée par leur offre de service (hôtels et plateformes de réservation en ligne), ou par les acteurs qui estiment que les plateformes ne rémunèrent pas correctement leur production (médias et moteurs de recherche ou réseaux sociaux). Mais réguler le numérique ne va pas de soi. Dès lors que le numérique ne constitue pas un secteur mais irrigue toute l’économie, réguler les activités qui utilisent les technologies numériques reviendrait à encadrer progressivement toute l’activité économique.

Un point est commun à la plupart des situations : agissant par l’exploitation des effets de réseau, et donc assises sur la grande taille de leurs opérations, les grandes plateformes ont acquis un pouvoir que leurs principaux interlocuteurs, entreprises utilisatrices ou consommateurs, ont du mal à contrebalancer dans les négociations. Les années passées ont ainsi vu les procédures se multiplier afin de rééquilibrer le rapport de force. Les hôtels ont obtenu de Booking, avant que la loi ne l’entérine, la suppression des clauses de parité tarifaire, qui obligeait les hôteliers à proposer les mêmes prix sur l’ensemble de leurs canaux de distribution. L’Autorité de la concurrence en France a contraint Google à négocier de bonne foi des droits voisins avec les éditeurs de presse, leur permettant d’obtenir une rémunération pour la reproduction et la diffusion totale ou partielle de leurs publications. De nombreuses procédures de concurrence sont entamées à l’égard d’Amazon, notamment sur le volet de son comportement comme place de marché. En effet, Amazon vend des produits sur son site internet en tant que détaillant et met à la disposition des vendeurs indépendants une place de marché sur laquelle ils peuvent vendre des produits directement aux consommateurs. La plateforme collecte en conséquence des données qui concernent ces vendeurs et qui sont susceptibles d’affecter la concurrence.

L’accumulation de ces procédures a mis au jour l’insuffisance des règles « historiques » de concurrence pour contrer les abus des plateformes numériques. L’une des raisons principales est la temporalité des interventions : les procédures de concurrence sont longues et requièrent une instruction complexe. Le temps des marchés numériques est court, et les effets de réseaux y jouent rapidement leur effet multiplicateur : les autorités de concurrence risquent souvent d’arriver trop tard, lorsque les effets négatifs d’un comportement se sont déjà manifestés de façon parfois irréversible (sortie de concurrents du marché par exemple). S’est ainsi imposée progressivement l’idée que pour être efficaces, les règles de concurrence devaient intégrer une part de régulation ex ante, en prévention de comportements anti-concurrentiels, alors que la politique de la concurrence intervient en général ex post, une fois des comportements anti-concurrentiels observés sur le marché.

Notons par ailleurs qu’on ne peut aujourd’hui compter sur la rivalité entre plateformes pour assurer un fonctionnement concurrentiel du marché. Les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), qui sont l’équivalent chinois des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ne peuvent faire réellement concurrence à leurs rivales occidentales car le principe de réciprocité qui régit les relations commerciales internationales sous le contrôle de l’OMC ne concerne pas aujourd’hui les services numériques.

Enfin, le démantèlement des plateformes, prôné initialement par la sénatrice démocrate Elizabeth Warren au États-Unis et aujourd’hui par la responsable de la FTC (Federal Trade Commission) Lina Kahn, semble être un chemin non seulement complexe (comment procéder ? où doit passer le découpage ? les algorithmes ne sont-ils pas trop enchevêtrés pour cela ?) mais aussi incertain : les gains concurrentiels attendus seraient-ils suffisants pour compenser les pertes d’efficacité ?

La Commission européenne s’est emparée de ces difficultés. Deux textes complémentaires viennent d’être finalisés et adoptés, au terme d’un « trilogue » entre la Commission, le Conseil et le Parlement européens. Ils visent à encadrer le pouvoir de marché des plateformes.

  • Le DSA (Digital Services Act) concerne les contenus numériques et renforce la responsabilité des plateformes dans la désinformation et la manipulation des contenus, afin de lutter contre les contenus illicites (contenus terroristes, fausses informations, …) et les produits illicites (contrefaçon par exemple). Il concerne toutes les plateformes offrant des services intermédiaires (cloud, messageries, fournisseurs d’accès …). Sans remettre en cause le statut d’hébergeur des grandes plateformes, il renforce désormais les obligations reposant sur elles en matière de véracité des informations et de contenus haineux, comme l’obligation de mettre en place des règles et des services de signalement de ces contenus problématiques. Les plateformes seront désormais contraintes de supprimer les contenus ou les services illégaux après leur signalement.
  • Le DMA (Digital Markets Act) touche plus directement aux comportements anticoncurrentiels. Il définit les critères permettant de déterminer quels acteurs relèvent de cette régulation (les gatekeepers, ou contrôleurs d’accès), et pour les plateformes ainsi définies, il impose des obligations de faire ou de ne pas faire. Le DMA renforce par des mesures de régulation concurrentielle ex ante le pouvoir d’intervention de la DG Competition : certaines plateformes jouant le rôle de contrôleur d’accès devront suivre des obligations comportementales, comme l’interdiction de favoriser leurs propres contenus ou services par rapport aux autres concurrents. Par exemple, dans le domaine de la publicité en ligne où Google et Facebook représentent à elles deux une part de marché de 85% environ, les plateformes faisant partie du champ de la régulation ne devront pas privilégier leurs propres services, alors qu’elles sont présentes de bout en bout sur la chaine qui conduit de l’annonceur au média. Cette obligation, jointe à d’autres, devrait permettre aux médias de reprendre une part des revenus publicitaires perdus.

Ces deux textes constituent une avancée dans le champ de la régulation, même si cette régulation n’est pas ici sectorielle, mais s’applique aux plateformes qui posent des problèmes de concurrence que les outils antitrust habituels peinent à résoudre. Il s’agit essentiellement de réguler la manière dont les données sont collectées et structurées.

Réguler la concurrence dans le champ des médias, condition du bon fonctionnement de nos démocraties

Cette question de la distorsion que certaines plateformes introduisent pour favoriser leurs propres contenus est particulièrement aiguë dans le domaine des médias. En effet, les médias sont étroitement dépendants de leurs revenus publicitaires sur internet. Or les deux plateformes que sont Google et Facebook, en favorisant leurs services le long de la chaine verticale que constituent les différentes opérations nécessaires à la mise en place d’une publicité en ligne, ont progressivement évincé leurs concurrents, et en étant présents d’un bout à l’autre de cette chaine, ont privé de leurs revenus les éditeurs de médias. Ainsi énoncé, ce problème est essentiellement de nature concurrentielle, mais il a un impact évident sur le modèle économique des médias et, partant, sur le fonctionnement de la démocratie. Aux médias traditionnels, conçus par des journalistes professionnels, suivant des règles d’éthique et de qualité, se substitue, en partie grâce à cet affaiblissement économique, l’information délivrée par les réseaux sociaux, agglomérat d’opinions individuelles sans souci de véracité factuelle et d’objectivité dans la présentation, démultipliée par le pouvoir des effets de réseau. Même si certains médias ont su s’adapter aux évolutions, d’une façon générale, pris en étau entre la préemption de leurs recettes publicitaires et la diffusion rapide et virale des informations par les réseaux sociaux, les médias traditionnels voient leur modèle économique menacé.Cette question de la distorsion que certaines plateformes introduisent pour favoriser leurs propres contenus est particulièrement aiguë dans le domaine des médias. En effet, les médias sont étroitement dépendants de leurs revenus publicitaires sur internet. Or les deux plateformes que sont Google et Facebook, en favorisant leurs services le long de la chaine verticale que constituent les différentes opérations nécessaires à la mise en place d’une publicité en ligne, ont progressivement évincé leurs concurrents, et en étant présents d’un bout à l’autre de cette chaine, ont privé de leurs revenus les éditeurs de médias. Ainsi énoncé, ce problème est essentiellement de nature concurrentielle, mais il a un impact évident sur le modèle économique des médias et, partant, sur le fonctionnement de la démocratie. Aux médias traditionnels, conçus par des journalistes professionnels, suivant des règles d’éthique et de qualité, se substitue, en partie grâce à cet affaiblissement économique, l’information délivrée par les réseaux sociaux, agglomérat d’opinions individuelles sans souci de véracité factuelle et d’objectivité dans la présentation, démultipliée par le pouvoir des effets de réseau. Même si certains médias ont su s’adapter aux évolutions, d’une façon générale, pris en étau entre la préemption de leurs recettes publicitaires et la diffusion rapide et virale des informations par les réseaux sociaux, les médias traditionnels voient leur modèle économique menacé.

Protéger les travailleurs des plateformes numériques

Certains travailleurs des plateformes numériques connaissent des conditions de travail dégradées. Le sort des travailleurs des plateformes de mobilité en particulier a régulièrement été mis en avant par les différents contentieux qui ont tourné autour de la question de leur statut.

En France, à la faveur des mesures de 2008 qui ont créé et encouragé le statut d’auto-entrepreneur, les plateformes ont souvent contraint leurs travailleurs à adopter ce statut d’indépendant. Une partie de ces travailleurs est d’ailleurs satisfaite et des enquêtes récurrentes mettent en avant la préférence d’un grand nombre d’entre eux pour un statut plus indépendant que celui de salarié. Mais la requalification de ces travailleurs en salariés, au gré de décisions de justice de portée souvent locale, vient relancer de façon récurrente la question de savoir si ces personnes sont ou non dans une relation de dépendance aux plateformes, si leur représentation est correcte, si leur rémunération est satisfaisante… Par ailleurs, ces plateformes sont aussi pourvoyeuses de revenus et d’emplois pour des personnes souvent peu qualifiées et qui ont du mal à avoir accès à un emploi salarié stable, si bien que l’alternative à un emploi dans une plateforme est rarement, pour son titulaire, un CDI bien rémunéré. Cependant, d’autres analyses pointent aussi les conditions de travail difficiles et l’absence de visibilité des travailleurs sur leur temps de travail quotidien. Les plateformes de mobilité maitrisent ainsi, par exemple, dans une certaine opacité pour les personnes qu’elles emploient, l’algorithme qui alloue les courses aux travailleurs. Ceux-ci peuvent connaitre tantôt un travail sans pause, tantôt de longues plages sans aucune occupation, ce qui nuit à la fois à leurs revenus et à leur qualité de vie. Les revenus sont souvent très bas, et la protection sociale assurée par ce statut demeure médiocre. Il est vrai que d’un autre côté, les travailleurs des plateformes sont souvent multiaffiliés, ce qui réduit leur relation de subordination, et choisissent en partie leurs horaires de travail.

Sans pour autant préconiser la requalification généralisée des travailleurs des plateformes en salariés, il apparait que garantir à ces travailleurs un socle de droits en matière de représentation en vue du dialogue social, leur assurer une rémunération et des droits sociaux minimaux, assurer la transparence des algorithmes utilisés par la plateforme pour allouer le travail ou pour évaluer les travailleurs devraient faire partie du socle de droits de ces nouvelles formes de travail.

Développer une veille sur le télétravail

Le confinement consécutif à l’apparition de la pandémie de Covid-19 a conduit à une accélération d’un phénomène jusqu’alors contenu, celui du télétravail, pour les métiers qui s’y prêtent. Une fois achevée la période d’obligation liée à la situation sanitaire, celui-ci n’est pas revenu à la situation d’avant-crise ; en effet, s’est exercée une double pression pour un prolongement au moins partiel du télétravail, venue d’un côté de certains salariés souhaitant minimiser leur temps de transport et de l’autre côté de certaines entreprises désireuses de réduire les coûts de location de bureaux. La tendance est à une organisation hybride, qui accorde une place au télétravail mais maintient une présence effective nécessaire à la construction et à la consolidation d’une culture d’entreprise : « Le bureau ne doit pas simplement attirer par la qualité des conditions matérielles qu’il offre – par opposition au télétravail -, il doit surtout être le repère commun qui, par une culture construite, acquise et collective, permet d’éviter les risques liés à la fragmentation du lieu de travail » (Proust, 2021). Si la conciliation travail-famille est un facteur essentiel du bien-être au travail (Senik, 2020), et si l’on considère que celle-ci est mieux équilibrée quand une part du travail peut être effectuée à distance, « on ne connaît pas pour autant les conséquences à long terme de cette organisation du travail sur la confiance, la collaboration et la coordination dans les organisations » (Acemoglu in Vaitilingam, 2022). Un rapport du Conseil de la productivité (2022) précise que les effets du télétravail sur la productivité seraient non linéaires et présenteraient un profil de courbe en U inversé. Le rapport insiste sur les risques de télé-migrations (externalisation et délocalisation de fonctions jusqu’alors considérées comme « naturellement » effectuées en interne) et sur les inégalités produites par la coupure entre télétravailleurs et travailleurs exerçant des métiers qui ne peuvent qu’être en présentiel.

Ces réflexions conduisent à préconiser un dialogue social en continu sur le télétravail, dans la mesure où le phénomène est récent et encore insuffisamment documenté, qu’il s’agisse des horaires, des équipements, de la formation et des compétences à acquérir et valoriser.

Une étude (Eberly, Haskel et Mizen, 2021) a montré que les économies ont pu mieux résister aux effets de la pandémie en mettant en valeur le « capital potentiel » existant, comprenant aussi bien les espaces de travail à domicile que les connexions Internet des travailleurs. Ce capital crée des potentialités de production loin d’être négligeables, et mériterait d’une part d’être intégré dans les statistiques économiques car il est créateur de capacités supplémentaires de production, d’autre part d’être mieux pris en compte dans le calcul du coût du travail supporté implicitement par le travailleur.

Développer les infrastructures indispensables aux applications des technologies numériques

  • 1

    « Introduction à la 5G : les usages et les fréquences », ARCEP, novembre 2020 : https://www.arcep.fr/fileadmin/ cru-1651234245/user_upload/grands_dossiers/5G/introduction-5G-usages-et-frequences.pdf

Comme le souligne l’Arcep, la 5G devrait agir comme facilitateur de la numérisation de la société, en permettant le développement de nouveaux usages domestiques et de nouveaux services (e-santé, villes intelligentes) ainsi que des développements industriels majeurs (connectivité des machines et pilotage à distance des outils industriels, assistance à la maintenance grâce à la réalité augmentée), affinement de la mise en œuvre d’autres technologies (tels les smart grid – réseaux électriques intelligents – nécessitant une connaissance des besoins en temps réel), déploiement massif de l’Internet des objets1.

L’adoption de la technologie revêt pourtant un caractère très progressif et tous les sites, y compris ruraux, devraient être couverts par la 5G au plus tard en 2030. Cette technologie évolutive va s’enrichir progressivement. Son développement, enjeu de réindustrialisation et de mieux vivre, devra s’accélérer.

Conjuguer le numérique et le respect de l’environnement

  • 2

    Ferreboeuf H. et Jancovici J.M., « La 5G est-elle vraiment utile ? », Le Monde, 09 janvier 2020.

De légitimes interrogations ont pu naitre au sujet des effets sanitaires et environnementaux des technologies numériques. « Est-il normal, maintenant que la décarbonation est dans tous les esprits, que la mise en place de la 5G ne s’accompagne en France d’aucune évaluation mettant en balance le supplément de service rendu avec les inconvénients environnementaux additionnels – car il y en a ? »2. Plusieurs rapports ont été commandés qui concluent à l’absence d’effets néfastes avérés de court terme, mais à la nécessaire vigilance sur le long terme. Il est important de ne pas occulter les questions et d’y répondre sereinement. De ce point de vue, on peut regretter une certaine propension à éluder les questions plutôt qu’à les prendre de front.

  • -20

    ADEME et Arcep, Évaluation de l’impact environnemental du numérique en France et analyse prospective, Note de synthèse, 19 janvier 2022

Le Gouvernement a confié en 2020 la réalisation d’une étude conjointe à l’Ademe (Agence de la transition écologique) et à l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) sur l’évaluation de l’impact environnemental du numérique en France3. L’étude analyse toutes les étapes du cycle de vie des terminaux, des réseaux et des centres de données (fabrication, distribution, utilisation et fin de vie), et prend en compte 11 indicateurs environnementaux en plus de l’empreinte carbone. Elle conclut que les terminaux sont à l’origine de 65 à 90 % de l’impact environnemental, selon l’indicateur environnemental considéré. En d’autres termes, l’impact environnemental du numérique ne se limite pas à son empreinte carbone. La même étude relève l’impact des centres de données (tout particulièrement les serveurs d’entreprises et de colocation), dont on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’il devrait se renforcer.

  • 4

    Cf. https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/3-chiffres-impact-bitcoin-planete/

  • 5

    Shangrong Jiang, Yuze Li, Quanying Lu, Yongmiao Hong, Dabo Guan, Yu Xiong & Shouyang Wang, “Policy assessments for the carbon emission flows and sustainability of Bitcoin blockchain operation in China”, Nature communications, 12, 06 April 2021.

L’étude n’évoque pas l’impact de la blockchain sur l’environnement. Cette question – présente dans des cercles restreints – est venue sur le devant de la scène médiatique notamment avec une déclaration d’Elon Musk comme quoi Tesla n’acceptera de bitcoins que lorsqu’ils seront devenus moins polluants. Cette déclaration fait écho à une étude publiée dans la revue Ressources, Conservation and Recycling qui conclut que les transactions en Bitcoin ont généré 30 700 tonnes de déchets électroniques en 2020, et qu’une transaction produirait environ 270 grammes de déchets, soit le poids d’un demi-iPad4 ! On rencontre ainsi deux dimensions complémentaires de l’impact de cette technologie en matière environnementale : utilisation de matériaux électroniques et consommation énergétique. La première dimension est aujourd’hui dominante. Une autre étude5  simule les flux d’émissions de carbone liés à l’exploitation de la blockchain Bitcoin en Chine : la consommation d’énergie qui en résulte devrait atteindre 297 milliards de kilowattheures et générer 130,50 millions de tonnes de CO2 en 2024.

  • 6

    https://journalducoin.com/bitcoin/bitcoin-la-demarche-societe-de-minage-contre-courant/

  • 7

    https://www.jbs.cam.ac.uk/wp-content/uploads/2021/01/2021-ccaf-3rd-global-cryptoasset-benchmarking- study.pdf

Les développements à venir des usages de la blockchain d’un côté, et la montée des besoins liés à la diversité des usages numériques de l’autre côté impliquent deux directions de travail : investissement en recherche-développement sur les moyens de réduire cet impact environnemental ou de recycler l’énergie, information des usagers sur les incidences environnementales de leurs usages du numérique ainsi que sur les meilleures pratiques. En Suède par exemple, Kryptovault, plateforme de données et mineur de Bitcoin, récupère la chaleur émise par ses 1000 mineurs de bitcoins afin de permettre aux bûcherons de sécher leur bois6. Une étude du Cambridge Center for Alternative Finance mentionne que 39% de l’énergie utilisée par les mineurs de Bitcoin provient de sources renouvelables, principalement hydraulique7.

Les expériences de recyclage devraient être visibles sur une plateforme européenne permettant de relever et de reprendre, le cas échéant, les meilleures pratiques.

Former au bon usage du numérique

  • 8

    Cass R. Sunstein, Republic.Com, Princeton University Press, 2001.

  • 2

    titre

    contenu

Partons de ce constat : on est entré dans « l’ère de la distraction », et l’attention devient une ressource rare, tant l’offre est infinie dans le monde numérique. La thématique de l’asservissement au « dieu unique de la technologie » (Mauro Barberis) et de la dépendance à un monde ultra individualisé et proposant le jeu et le monde virtuel comme source d’une identité parallèle (on pense ici au projet de metavers de Facebook) prend de l’importance, suscitant nombre d’interrogations sur les apprentissages. Richard Wurman a mis en avant, dans son livre Information Anxiety (1989) les effets pathologiques de la surinformation. A ces effets s’ajoutent les dangers de l’éparpillement, de la mise à plat et sur le même plan de ce qui aurait eu vocation à être hiérarchisé, de la manipulation, ou tout simplement de ce que Cass Sunstein avait dès le début des années 2000 soulevé : le rétrécissement de notre univers informationnel par le filtrage, dans le cyberespace, de toute information à l’exception de celle que nous souhaitons voir, entendre et lire8. Ces « bulles filtrantes » des réseaux sociaux, pour reprendre le terme d’Eli Pariser, nous poussent toujours plus loin vers ce que l’on connaît déjà et alimentent nos croyances et nos valeurs. Face au double écueil éducatif et démocratique, la réponse, à côté des efforts de régulation, repose sur un apprentissage des usages de l’Internet.

Le numérique à l’école, ce sont des équipements, des ressources pédagogiques, des connexions, des compétences techniques. Sur le site du ministère de l’éducation nationale, on aperçoit les progrès effectués pour proposer toute une gamme de ressources et d’apprentissage. Pensé comme un moyen d’enrichir la gamme des outils à disposition des enseignants, les enseignements liés au numérique doivent couvrir deux catégories d’objectifs. D’un côté, ils doivent devenir un moment de l’instruction civique des temps modernes, de l’apprentissage de la lecture distanciée des réponses aux requêtes et de la familiarisation à la non-neutralité des moteurs de recherche. D’un autre côté, ils doivent inclure l’apprentissage du codage, compétence indispensable dans nombre de métiers.

Se prémunir de l’insécurité

La guerre en Ukraine a amplifié les enjeux liés à deux questions complémentaires : celle de la cybersécurité d’une part, et celle de la souveraineté industrielle et numérique d’autre part. On avait progressivement pris conscience de l’imbrication entre souveraineté économique et souveraineté démocratique et politique, mais la guerre a suscité un sentiment d’urgence et une volonté de coopération renforcée entre pays alliés.

La plupart des services requiert des outils numériques, un stockage dans le cloud, une sécurisation des données. On sait qu’une des formes des guerres à venir, qui peuvent s’immiscer en tous points de l’économie, du fonctionnement de la démocratie et de la société, sera l’attaque des données et des logiciels.

  • 9

    Notées sur 31 points de contrôles, 23 entreprises sur 78 n’obtiennent pas la note de 40/100 jugée minimum par Wavestone source : Florian Dèbes, Les Échos, 16 mars 2022.

  • 10

    https://www.ssi.gouv.fr/publication/une-annee-2021-marquee-par-la-professionnalisation-des-acteurs- malveillants/

Les entreprises, les administrations et les États pâtissent d’attaques à la fois plus fréquentes, plus difficiles à anticiper et plus coûteuses. D’après une étude Wavestone, un tiers des grandes entreprises françaises n’obtiennent pas la note minimum de maturité face aux risques de paralysie et d’extorsion informatique9. De même l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) met en évidence la faible sécurité des données stockées dans le cloud. Elle note qu’« alors que la généralisation des usages numériques – souvent mal maitrisés – continue de représenter un défi pour les entreprises et les administrations, l’agence observe une amélioration constante des capacités des acteurs malveillants. Ainsi, le nombre d’intrusions avérées dans des systèmes d’information signalées à l’ANSSI a augmenté de 37% entre 2020 et 2021 (786 en 2020 contre 1082 en 2021, soit désormais près de 3 intrusions avérées par jour). »10 L’ANSSI relève tout particulièrement la diversité des finalités sous-jacentes aux attaques (gains financiers, espionnage, déstabilisation, sabotage, etc.) et la professionnalisation des acteurs malveillants.

Trois voies de réponses sont nécessaires : l’information, les dangers encourus étant trop souvent sous-estimés, la formation et la montée en compétence en matière d’usages du numérique, et l’investissement dans la recherche.

Donner un contenu opérationnel à la souveraineté numérique

Evoquer une politique du numérique renvoie à la question de la dépendance numérique, devenue une antienne. L’exemple de la réussite de Doctolib est frappant. Startup française, elle se développe en hébergeant ses données … chez Amazon et démultiplie ainsi son efficacité. Qu’il s’agisse de moteurs de recherche, de places de marché, de réseaux sociaux, on est confronté à l’absence de groupes européens capables de rivaliser avec les GAFAM. On connaît les effets de réseaux qui expliquent que les entreprises dominantes bénéficient davantages cumulatifs. Mais l’explication ne saurait se résumer à cela ; le partage d’une langue commune par une population très large contribue à l’efficacité des moteurs de recherche américains ou chinois. La trésorerie accumulée par les GAFAM les autorise de surcroît à occuper une position de prédateurs de l’innovation, soit via la recherche effectuée au sein même des groupes, soit par le rachat des sociétés les plus innovantes.

Dans une tribune publiée le 30 septembre 2019 sur Le Monde.fr sous le titre « Il faut poser des limites aux géants du numérique pour sanctuariser les activités assumées par les États », Salwa Toko, présidente du Conseil national du numérique, rappellent que les États souverains et l’Union européenne doivent affirmer leur pouvoir de régulation à l’encontre des grandes entreprises du numérique en actionnant toute une palette d’outils de politique publique :

  • Soutien à l’innovation via un fonds souverain doté de 100 milliards d’euros tourné vers les technologies d’avenir, somme qui peut sembler élevée mais qui est faible en regard de la taille des géants américains (cf. tableau 1)
  • Lutte contre l’évasion fiscale s’inscrivant dans la dynamique de régulation de la fiscalité numérique à l’échelle internationale
  • Dispositifs contre la cyberhaine
  • Encadrement des cybermonnaies
  • Maîtrise des données et de leur accès via l’application du Règlement général sur la protection des données (RGPD)
  • Organisation de l’accès et du partage de certaines données non personnelles détenues par les entreprises (données environnementales par exemple) relevant de l’intérêt général
  • Garantie du principe de transparence et de loyauté des plateformes et des systèmes algorithmiques
  • Mise en place d’une veille sur l’éthique de l’intelligence artificielle.

Certains éléments de ce programme ambitieux mais nécessaire sont déjà en place, comme on l’a vu ; mais nombre de questions se posent encore, telle celle de la charge de la police des réseaux confiée aux plateformes. Et l’organisation de l’accès et du partage des données environnementales détenues par les entreprises ou la mise en place d’une veille sur l’éthique de l’intelligence artificielle restent à approfondir.


Propositions

Réguler

  • Faire glisser la politique de la concurrence envers les plateformes vers une intervention ex ante, chaque fois que nécessaire.
  • Réguler la concurrence dans le champ des médias, condition du bon fonctionnement de nos démocraties, en veillant notamment à l’application du droit voisin pour les éditeurs de presse lorsque leurs contenus sont proposés, en tout ou en partie, par des plateformes numériques.

Protéger les travailleurs des plateformes numériques

  • Garantir aux travailleurs des plateformes un socle de droits en matière de représentation en vue du dialogue social.
  • Leur assurer une rémunération et des droits sociaux minimaux.
  • Assurer la transparence des algorithmes utilisés par les plateformes pour allouer leur travail ou pour évaluer les travailleurs.

Développer une veille sur le télétravail

  • Installer un dialogue social en continu sur le télétravail, dans la mesure où le phénomène est récent et encore insuffisamment documenté, qu’il s’agisse des horaires, des équipements, de la formation et des compétences à acquérir et mettre en valeur.
  • Mieux évaluer le « capital potentiel » existant, comprenant aussi bien les espaces de travail à domicile que les connexions Internet des travailleurs dans la mesure où ce capital est créateur de capacités supplémentaires de production.

Conjuguer le numérique et le respect de l’environnement

  • Investir en recherche-développement sur les moyens de réduire l’impact environnemental du numérique et de recycler l’énergie.
  • Mieux informer les usagers sur les incidences environnementales de leurs pratiques numériques.
  • Créer une plateforme européenne permettant de relever et de reprendre, le cas échéant, les meilleures pratiques et expériences de recyclage.

Développer les infrastructures indispensables aux applications des technologies numériques

  • Accélérer les développements de la 5G pour les usages domestiques et industriels.

Former au bon usage du numérique

  • Mettre en place une vraie politique d’apprentissage des usages de l’Internet incluant, au niveau des lycées un apprentissage du codage, compétence indispensable dans nombre de métiers

Se prémunir de l’insécurité numérique

  • Améliorer la cybersécurité par un investissement massif dans l’information, la formation et la montée en compétence en matière d’usages du numérique, et l’investissement dans la recherche.

Donner un contenu opérationnel à la souveraineté numérique

  • Soutenir à l’innovation via un fonds souverain européen.
  • Renforcer la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales
  • Organiser l’accès et le partage de certaines données non personnelles détenues par les entreprises (données environnementales par exemple) relevant de l’intérêt général.
  • Mettre en place une veille sur l’éthique de l’intelligence artificielle.

Références

  • Barberis Mauro, #Populismo : come internet uccide la democrazia, Chiarelettere, 2020.
  • Bourreau M., Perrot A., Plateformes numériques : réguler avant qu’il ne soit trop tard, Note pour le CAE, 2020-10-22, https://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae- note060.pdf
  • Eberly J., Haskel J. et Mizen P. (2021), « “Potential Capital”, Working From Home, and Economic Resilience », NBER Working Paper, n° 29431, octobre.
  • Paliser Eli, The Filter Bubble: What The Internet Is Hiding From You, Penguin, 2012.
  • Proust S., Télétravail, la fin du bureau ?, Jean Jaurès et l’Aube, 2021.
  • Semik C., Bien-être au travail. Ce qui compte, Presses de SciencesPo, 2020.
  • Sunstein Cass R., Republic.Com, Princeton University Press, 2001.
  • Vaitilingam R., « The impact of working from home on productivity, happiness, and careers: Views of leading economists », VoxEU Acemoglu, 2022.
  • Valla N. et Conseil national de productivité, Productivité et compétitivité : analyses conjoncturelles et structurelles post-Covid, Troisième rapport, mai 2022.

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