Les conflits qui se dessinent aujourd’hui impacteront sans nul doute l’ordre mondial tel que nous le connaissons. L’Inde, qui ne prend pas directement part aux principaux affrontements en cours, pourrait enfin voir son heure venir, avance Pierre Jacquet.
L’Inde, surtout depuis l’ouverture au début des années 1990, est souvent comparée à une nouvelle Chine en puissance. Régulièrement, son « heure » semble venue, le pays est appelé à surpasser la Chine et à devenir la première puissance mondiale. Régulièrement aussi, les espoirs sont douchés, et la réalité de la pauvreté et de la mauvaise gouvernance s’impose. La guerre en Ukraine et les tensions sino-américaines renouvellent les attentes. Dorénavant le premier pays au monde par sa population (1,4 milliard d’habitants), l’Inde est en effet un acteur géopolitique régional et global incontournable.
La modernisation au service de la croissance
En 2021 et 2022, malgré la pandémie, le pays a connu des taux de croissance parmi les plus élevés de la planète. Ses atouts économiques sont indéniables, renforcés par le développement du numérique soutenu par le gouvernement Modi : le gigantesque potentiel du marché intérieur commence se matérialiser, avec la substitution d’une taxe uniforme sur les biens et services (GST) à la myriade de taxes locales qui segmentaient l’espace national ; là où les transferts gouvernementaux se perdaient en route (pas pour tout le monde), la numérisation et la modernisation financière permettent a priori l’accès direct au bénéficiaire final ; une carte d’identité biométrique (Adhaar) pour tous les Indiens a été mise en place ; de gros conglomérats industriels, qu’il s’agisse de TATA, d’Adani, de Reliance Industries ou d’autres encore, ont une capacité d’investissement énorme ; on connaît également l’excellence indienne dans les domaines en pointe de l’innovation technique ; enfin, la population indienne est jeune, plus d’un quart ayant moins de quatorze ans.
Les trois obstacles indiens
C’est aussi un pays fascinant, par son histoire, sa diversité et sa richesse humaine, culturelle, patrimoniale. Pour autant, il est handicapé par au moins trois lourdes réalités.
La première est le caractère inabouti de cette grande démocratie caractérisée par la diversité ethnique, religieuse, géographique, culturelle et linguistique. Le gouvernement actuel, loin d’en faire un atout, poursuit l’objectif d’un État défini par l’identité hindoue. Il accepte, pour ne pas dire encourage, une discrimination souvent violente vis-à-vis notamment des Musulmans (200 millions de personnes). La construction de la Nation indienne n’a pas suivi l’édification politique et institutionnelle de l’État, relativement récente. L’historien Michel Angot, dans sa monumentale Histoire des Indes, considère que « l’Inde existe au détriment des Indes, même si l’identité de l’Inde demeure toujours à prouver ; aujourd’hui, être indien est à la fois une réalité et une prétention […] ».
Un des développements humains les plus faibles au monde
La seconde est l’étendue et la persistance de la pauvreté. Le pays occupe en 2021 la 132e place (sur 189) pour son développement humain. Trop de jeunes Indiens sont privés d’accès à une éducation de qualité. Les indicateurs de santé sont alarmants. En 2022, le taux de cachexie (sous-alimentation sérieuse et atrophie) infantile est le plus élevé au monde ; l’indice global de la faim (Global Hunger Index) place le pays à la 107e place sur 121 en 2022.
La troisième réalité est celle d’une urbanisation encore faible à l’échelle nationale et en même temps mal maîtrisée. L’Inde concentre les mégapoles les plus polluées, incapables de fournir à leur population les services essentiels nécessaires.
Beaucoup d’obstacles doivent donc être surmontés pour que la croissance soit soutenable et conduise à la cohérence nationale, à la puissance globale et à un avenir plus prévisible.