L’art, et en particulier la peinture, offre une fenêtre fascinante sur les modes de vie à travers le temps. Pour Mermoz, Christophe Leribault ouvre notre regard sur trois siècles, le XVIIIe, le XIXe et le XXIe, à travers trois instantanés de la vie quotidienne, reflet des valeurs et des préoccupations de la société à ces époques.
Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».
La soupière vient d’être posée sur la table. Encore brûlant, le potage exhale ses vapeurs. La jeune mère de famille commence le service, tout en faisant réciter à ses deux enfants leur prière… Dans cette scène de genre qui rappelle l’art des maîtres hollandais, Chardin nous ouvre une fenêtre sur l’intimité pleine de quiétude d’un intérieur bourgeois du XVIIIe siècle. La salle à manger est sobre, mais d’une propreté méticuleuse. La nappe est éclatante de blancheur, tout comme les habits des enfants. Le mobilier, sans être riche, est confortable et ordonné : les deux fauteuils, tapissés d’un tissu à rayures, invitent au repos.
D’un pinceau minutieux et délicat, le grand peintre des natures mortes donne vie aux moindres détails de la pièce, à tous les objets du quotidien : des couverts sur la table, en passant par le plat d’étain et le pichet en porcelaine posés sur un bahut en arrière-plan, jusqu’aux ustensiles de cuisine suspendus au mur, sans oublier le cuivre posé sur les tomettes.
L’artiste peint un intérieur modeste mais harmonieux, où le rituel religieux de la prière et le rituel domestique du repas s’enchâssent dans une scène empreinte de douceur recueillie.
À quoi pense Madame Monet sur son divan fleuri ? Monet peint sa femme dans leur petit salon, un livre refermé entre les mains, le corps calme et l’esprit vagabond, plein peut-être des rêveries que lui a inspiré sa lecture, à moins que ce ne soit les chagrins de l’exil et les soucis financiers qui la préoccupent ? Mariés depuis peu, les Monet sont alors réfugiés à Londres : ayant fui Paris après la débâcle de 1870 pour que Claude échappe à la conscription militaire, le couple s’est installé dans un petit appartement de la capitale anglaise, où les œuvres du peintre ne se vendent pas…
Camille ne semble pas poser ici, mais bien plutôt saisie dans un instant d’égarement pensif, de sorte qu’il se dégage du tableau une authentique intimité, qui doit beaucoup aussi à la représentation de leur intérieur. La méridienne, le tapis, le vase de Chine, l’éventail japonais, la cheminée de marbre, les encadrements dorés… Tout dénote le confort et l’esthétique d’un appartement bourgeois du XIXe siècle.
Cependant, il règne dans ce logement provisoire un certain dépouillement, une froideur qu’accentue la lumière du jour maussade qui filtre à travers le voilage blanc. Le maître du plein air semble comme à l’étroit : peut-être peint-il son intérieur d’exil en rêvant d’échappées belles vers la pleine campagne normande ou les falaises de Fécamp, et en projetant sur le visage de Camille le sentiment partagé de leur mélancolie à l’heure de leurs difficultés pécuniaires, de la défaite en France et de la Commune de Paris ?
Représentante de l’art figuratif contemporain, Nathanaëlle Herberlin est une peintre des intérieurs et de l’intimité. Dans Layla, elle nous invite à pénétrer dans une pièce modeste, compartimentée, très sommairement meublée : est-ce là le signe d’un minimalisme contemporain ou d’une précarité étudiante ? Certains motifs typiquement contemporains, comme l’ordinateur, la couette, le matelas posé à terre ou l’interrupteur nous rendent ce tableau familier. Ici l’œil se focalise sur l’écran lumineux qui irradie le visage absorbé de son propriétaire et auréole le mur. Le jeune homme travaille-t-il au lit dans cette confusion si actuelle, à l’heure du télétravail, de la chambre et du bureau, ou regarde-t-il une série, comme on les regarde désormais davantage, non plus dans le canapé, devant la télévision du salon, mais depuis son lit sur des écrans plus petits ? Dans ce logement quasi vide, où tout semble se passer sur cet ordinateur, ou tout se teinte de la lumière bleue qui s’en dégage, l’homme paraît hypnotisé. Nathanaëlle Herbelin évoque ici notre dépendance contemporaine aux écrans, qui happent notre attention et menacent nos nuits.
Au repas et à la prière partagés dans la salle à manger, à la lecture et à la méditation au salon, succède l’écran dans la chambre : trois intérieurs qui, à plus d’un siècle d’intervalle chacun, tracent l’évolution de nos logements, de nos goûts et de nos vies.