Pour tout décideur politique, la construction d’un programme économique et social repose sur des idées et des convictions fortes, mais relève aussi de la gageure. A ce titre, le contexte économique général fait de la présidentielle 2022 un exemple parfait. Comment construire un programme face aux incertitudes, actuelles et futures ?
De leur côté, les économistes élaborent leur réflexion sur la base de travaux empiriques. Mais leurs avis et travaux divergent souvent. Un consensus peut toutefois intervenir sur les grands choix de politique qui semblent s’imposer.
De quelles réformes et politiques structurelles la France a aujourd’hui besoin face à un monde en rapide et profonde mutation ? A l’heure où nous parlons, sur quelles questions faut- il construire un programme économique ? Patrick Artus, membre du Cercle des économistes, liste huit priorités, de la jeunesse aux salaires en passant par la fiscalité pro-investissements, la transition énergétique et les inégalités patrimoniales notamment. La liste est longue, l’analyse éclairante.
Les économistes ont des points de divergence sur un certain nombre de questions économiques. Prendre parti sur la nature de certains mécanismes ou sur la réponse à certaines questions est alors indispensable pour construire un programme sérieux de politique économique (nous nous concentrons ici sur le cas de la France). C’est nécessaire pour que ce programme soit transparent et crédible, basé sur des hypothèses claires.
Parmi les questions sur lesquelles il faut prendre position pour construire un programme crédible, on peut penser par exemple aux interrogations suivantes :
- Peut-on augmenter les bas salaires sans détruire de l’emploi peu qualifié ?
- Quels sont les impôts qui ont certainement un effet négatif sur l’investissement et l’emploi ?
- La désindustrialisation, le faible taux d’emploi et le déficit extérieur de la France viennent-ils d’un coût excessif du travail ou d’autres facteurs, et lesquels ?
- Le niveau de marges bénéficiaires des entreprises et le niveau de rémunération des actionnaires sont-ils, ou non, excessifs ?
- Peut-on réduire les inégalités patrimoniales sans affecter le dynamisme de l’économie ?
- La transition énergétique va-t-elle conduire à un prix nettement plus élevé de l’énergie et, s’il n’y a pas correction, à une forte hausse des inégalités ? À un recul de la consommation nécessaire pour couvrir la hausse des investissements ?
- La hausse excessive des prix de l’immobilier doit-elle être corrigée par des aides aux ménages, par le contrôle des prix de l’immobilier ou par un supplément de construction de logements ?
- Les difficultés des jeunes (chômage élevé, nombre important de jeunes déscolarisés sans emploi) viennent-elles uniquement de l’inefficacité du système éducatif ou aussi de problèmes économiques (pauvreté forte chez les jeunes, prix élevés de l’immobilier…) ?
La motivation : expliciter les hypothèses sous-jacentes aux choix de politique économique
Les économistes ont des divergences sur l’analyse de beaucoup de mécanismes économiques, souvent très importants. Lorsqu’on présente un programme de politique économique, pour qu’il soit compréhensible, cohérent, transparent, il faut donc expliciter les hypothèses faites sur les mécanismes économiques. Quelle vue du fonctionnement de l’économie a l’auteur du programme, et pourquoi alors fait-il, de manière cohérente, certains choix de politique
économique ?
Nous nous intéressons ici au cas de la France, et examinons huit exemples de situations où il faut faire un choix explicite parmi les différentes hypothèses de fonctionnement de l’économie avant de pouvoir proposer une politique économique. Il s’agit des bas salaires, de la fiscalité, de la désindustrialisation, du partage des revenus, des inégalités patrimoniales, de la transition énergétique, des prix de l’immobilier, des jeunes.
Première question : peut-on augmenter les bas salaires sans détruire de l’emploi peu qualifié ?
L’idée d’augmenter nettement les bas salaires et le pouvoir d’achat des ménages modestes est bien sûr attrayante. Mais elle se heurte à l’idée qu’une forte hausse du salaire minimum conduirait à des destructions d’emplois peu qualifiés, alors que le salaire minimum est déjà élevé en France (graphique 1a) ainsi que le taux de chômage des peu qualifiés
(graphique 1b).
Est-on certain qu’une hausse importante du salaire minimum détruirait beaucoup d’emplois ? Certains avancent qu’elle stimulerait la demande, qu’elle rendrait plus attractifs les emplois peu qualifiés, qu’elle serait compensée par une hausse des prix des biens et services dont la production utilise de l’emploi peu qualifié. Il faut trancher entre ces arguments avant de décider de proposer une forte hausse du salaire minimum.
Deuxième question : la fiscalité
Certaines propositions visent à poursuivre les baisses d’impôts en France (particulièrement les impôts sur les entreprises, les cotisations sociales des salariés) ; d’autres propositions visent à taxer davantage les hauts revenus, les revenus du capital.
Avant de trancher, il faut avoir une vision des impôts dont le niveau élevé pénalise effectivement l’investissement et l’emploi, afin de continuer à baisser et certainement de ne pas augmenter ces impôts.
Quels sont-ils ? La comparaison des pays de l’OCDE semble montrer qu’un poids élevé des cotisations sociales et des impôts de production des entreprises est défavorable à l’emploi et à l’industrie (graphiques 2a/b). En tout cas, avant de présenter un programme fiscal, il faut avoir une vision des impôts qui créent ces distorsions défavorables.
Troisième question : désindustrialisation
Il y a évidemment consensus pour préconiser la réindustrialisation de la France, dans une situation où le poids de l’industrie est devenu très faible (graphique 3a), où le commerce extérieur pour les produits industriels s’est violemment dégradé (graphique 3b).
La réindustrialisation créerait des emplois de bonne qualité, réduirait la dépendance de la France vis-à-vis des importations pour des produits stratégiques (matériels pour les énergies renouvelables, médicament, électronique). Mais quelles sont les causes de la désindustrialisation ?
C’est la question à laquelle il faut répondre ici. Est-ce le coût du travail (graphique 3c), la faible durée du travaiL, la fiscalité (voir plus haut), la faiblesse des compétences ?
Le remède dépend entièrement de la cause : freinage des salaires ou baisse des impôts, allongement de la durée du travail, formation ?
Quatrième question : le partage des revenus
On sait que le partage des revenus entre salaires et profits est resté stable en France (graphique 4a) et que les inégalités de revenu après redistribution sont faibles par rapport aux autres pays (graphique 4b).
Mais il existe cependant une interrogation sur le partage des revenus, puisque les inégalités de revenu avant redistribution sont très fortes en France (graphique 4c).
Les marges bénéficiaires des entreprises (graphique 4d) et la rémunération des actionnaires (graphique 4e) sont-elles convenables, trop élevées, trop faibles ?
Les profits correspondent-ils ou non au besoin de financement de l’économie (ce qui semble être le cas avec un taux d’autofinancement voisin de 100 %, graphique 4f). Au total, faut-il agir sur le niveau général des salaires ?
Cinquième question : les inégalités patrimoniales
Si les inégalités de revenu après redistribution sont assez faibles en France, les inégalités de patrimoine (graphique 5a) augmentent avec la hausse des prix des actifs (actions, immobilier, graphique 5b), et la transmission des patrimoines par l’héritage.
Il y a des rentes (rente immobilière, rente liée à l’héritage), ce qui est condamnable. Mais la question qu’il faut se poser est celle de la capacité à réduire les inégalités de patrimoine sans réduire le dynamisme économique : comment préserver l’incitation à innover, à créer des entreprises ? Comment multiplier le nombre d’entreprises intermédiaires (ETI) familiales ?
Que sait-on (que pense-t-on, en proposant un programme de politique économique) des différentes politiques de réduction des inégalités de patrimoine (taxation de la fortune, taxation des héritages…) en ce qui concerne leurs effets sur le dynamisme de l’économie ?
Sixième question : la transition énergétique
La transition énergétique (nécessité d’avoir zéro émission nette de CO2 en 2050, graphique 6) va avoir des effets très importants sur l’équilibre économique. Il faut alors se prononcer sur ces effets avant de définir des politiques économiques correctrices.
Si on pense que le passage aux énergies renouvelables va conduire à une forte hausse des prix de l’énergie ou des voitures, alors on doit proposer des politiques de réduction des inégalités créées (en raison en particulier du poids élevé de la consommation d’énergie dans la dépense des ménages modestes). Il faut alors aussi chiffrer les dépenses publiques correspondantes et les financer.
Si on pense que la transition énergétique va nécessiter une très forte hausse des investissements, alors il faut dire par qui et comment ces investissements seront financés. L’identification des effets de la transition énergétique a donc un effet très important sur le choix des politiques économiques.
La hausse des prix relatifs de l’immobilier (graphiques 7a/b) pose un problème économique (fragilité financière des emprunteurs) et social (capacité réduite à accéder au logement) évident.
Mais la question est celle du choix des politiques les plus efficaces pour stabiliser les prix de l’immobilier ou réduire les effets négatifs de leur hausse. Que pense-t-on de l’efficacité des aides au logement (avec le risque de faire monter encore plus les prix en soutenant la demande de logement), du contrôle des prix (avec le risque de décourager l’offre), de politiques d’urbanisme qui permettraient de construire davantage de logements ? Comment explique-t-on le niveau insuffisant de la construction de logements en France (graphique 7c) ?
Huitième question : les difficultés des jeunes
Même si la situation s’est un peu améliorée depuis quelques années, la situation des jeunes est difficile en France, comme le montrent le niveau du chômage des jeunes (graphique 8a) et de la proportion de jeunes déscolarisés et sans emploi (les NEETs, graphique 8b).
Il faut alors se prononcer sur les causes de ces difficultés des jeunes : est-ce la faible efficacité du système éducatif, en particulier dans les matières scientifiques ? Est-ce l’absence d’un revenu spécifique pour les jeunes et donc le taux de pauvreté élevé des jeunes (graphique 8c) ? Est-ce le coût élevé du logement ?
Synthèse
Il faut avoir une vision claire des mécanismes économiques avant de proposer un programme de politique économique.
Avant de proposer un programme de politique économique, il faut avoir une vision sur les mécanismes économiques essentiels et les problèmes économiques essentiels, en particulier :
- L’effet des hausses des bas salaires sur l’emploi peu qualifié ;
- L’effet des variations des différents impôts sur l’investissement et l’emploi ;
- Les causes de la désindustrialisation ;
- Le caractère normal ou non du niveau des marges bénéficiaires des entreprises et de la rémunération des actionnaires ;
- Les liens entre inégalités patrimoniales et dynamisme économique ;
- Les effets de la transition énergétique ;
- La manière de corriger les hausses excessives des prix de l’immobilier ;
- Les causes des difficultés des jeunes.Une fois une position claire affichée sur ces différents mécanismes économiques, il est facile de construire un programme crédible et transparent de politique économique.