Nourri par la crise du logement et la précarisation croissante de certaines couches de la société, le nombre de sans-abris en France n’a cessé de croître ces dernières décennies. Loin des idées reçues, Vanessa Benoit et Paolo Renoux brossent le portrait d’une catégorie de population et d’un système économique complexes. Prenant du recul sur 30 ans de politiques publiques et s’inspirant d’exemples étrangers, ils plaident pour un véritable changement d’approche sur le sans-abrisme.
Cet article est extrait du deuxième numéro de la revue Mermoz, « Le toit nous tombe-t-il sur la tête ? ».
On dénombre environ 300 000 personnes sans-abri en France. Derrière les statistiques, ce sont autant de situations individuelles, de parcours de vie… Qui sont-ils aujourd’hui ?
VANESSA BENOIT : L’exclusion liée au logement se développe depuis plusieurs décennies, en raison de la crise du logement, qui se fait ressentir dans toute la société, mais dont les impacts sont les plus violents pour les personnes les plus fragiles, qui n’ont plus accès au logement stable, sûr et adéquat dont nous avons tous besoin pour vivre dignement. Elle se traduit par un continuum de situations qui vont de la rue au mauvais logement, en passant par l’hébergement, l’habitat informel, et l’hébergement chez des tiers.
La précarisation croissante de toute une part de la population – insertion difficile pour les jeunes, travail émietté, travailleurs et retraités pauvres – met en difficulté des catégories sociales habituées à s’en sortir, et quand on ne peut plus joindre les deux bouts, sans filets, la rue constitue le point de chute. Toute fragilité devient un facteur de risque et surexpose à l’exclusion liée au logement : les problématiques de santé, dont la santé mentale et les addictions ; les salaires plus bas et la moindre autonomie économique des femmes ; la jeunesse mais aussi le grand âge ; le fait d’être étranger. Le « clochard », homme d’un certain âge, ancré à la rue, souffrant d’addictions et de troubles psychiques, reste très visible dans l’espace public urbain, mais les personnes les plus vulnérables, notamment les femmes et les familles, se cachent ou cherchent à ne pas être remarquées. Ces personnes développent des stratégies pour faire illusion : jeunes qui marchent toute la nuit, personnes qui s’habillent et portent des bagages pour se mettre dans les salles d’attente des aéroports. Dans des espaces qui sont théoriquement interdits aux personnes sans domicile, les professionnels font parfois preuve de tolérance : salles d’attente des hôpitaux, dépôts de bus, etc.
Chaque situation est singulière, car les personnes mobilisent toutes les ressources dont elles disposent pour maintenir une possibilité de vie meilleure. Ces ressources sont souvent fragiles et instables, et les personnes doivent s’adapter, recourant à la débrouille et la bonne volonté de leur entourage, et leurs parcours révèlent une succession de situations : un allocataire du RSA se paie quelques nuits d’hôtel, puis dort chez des connaissances, avant d’appeler le 115 parce qu’il a épuisé leur bonne volonté ; une jeune femme était hébergée par des tiers, mais cela s’est terminé lorsqu’elle est tombée enceinte, et depuis elle alterne bus de nuit et nuitées au 115 ; une famille était en squat et a été expulsée, elle appelle le 115 tous les soirs et en attendant, dort dans sa voiture ou dans un box ; un homme récemment séparé a dormi chez des amis, puis sur son lieu de travail, et maintenant dans une tente dans le bois de Vincennes.
À rebours du regard misérabiliste souvent porté sur ces personnes, vos travaux ont révélé une vraie capacité d’action, un système économique bien plus complexe qu’on ne pourrait l’imaginer. Quelles en sont les caractéristiques ?
PAOLO RENOUX : En effet, en ce qui concerne la débrouille, l’imagination est de mise : il s’agit de subvenir, souvent de manière très inventive, à ses besoins essentiels malgré des situations économiques, résidentielles et sociales extrêmement précaires. J’ai pu identifier un schéma récurrent dans ces écosystèmes de subsistance : l’assistance institutionnelle et associative constitue une base essentielle qui couvre tout ou partie des besoins physiques, une activité de débrouille (manche, récupération, vente, services, etc.) chronophage est déployée en parallèle pour compenser les manques de l’assistance et pour obtenir ce qu’elle n’offre pas, enfin, un réseau interpersonnel facilite l’activité, permet des échanges de biens et services, permet une mise en réseau des ressources. Ce schéma et mes observations contredisent deux prénotions opposées et tenaces. L’assistance n’est pas mobilisée pour tout, tout le temps et à outrance, elle est soigneusement sélectionnée et utilisée avec parcimonie, selon les besoins, ce qui invalide de fait l’hypothèse de la complaisance dans l’assistanat. Pour autant, elle n’est pas a priori évitée, stigmatisée par les personnes à la rue, qui l’utilisent volontiers et sont conscients de son hétérogénéité, ce qui invalide l’hypothèse du rejet.
Concernant les activités de subsistance, le travail de rue, je pense qu’il est politiquement et scientifiquement important de se questionner sur le terme « informel ». L’informalité dont il est question est toujours située du point de vue des pouvoirs publics. Or, en pratique, vendre sur le trottoir, récupérer et recycler, jouer de la musique dans un espace public, n’a rien d’informel. Une expérience, des savoir-faire, des normes constamment négociées sont en jeu. Se borner à réduire cette riche activité économique à un résidu informel du marché classique empêche de comprendre son importance pour les personnes concernées et plus généralement l’intérêt que peut y trouver la société dans son ensemble.
N’y a-t-il pas ici un levier de réintégration de ces personnes sur le marché du travail et donc dans la société ?
P.R. : Le problème de ce type de questionnement c’est qu’il particularise, individualise et, inéluctablement, responsabilise : il s’agit de traiter un problème systémique en travaillant sur les trajectoires individuelles. Fin 2023, il y avait au minimum 2,3 millions de chômeurs pour environ 350 000 emplois vacants. Avant de réfléchir aux situations individuelles, aux « personnes », il faut réformer le global, le « marché du travail » sous sa forme actuelle ne constitue pas une voie d’émancipation réaliste pour
la plupart des personnes sans-domicile.
Cela dit, je pense que les savoir-faire et l’expérience des personnes à la rue mériteraient d’être pris en compte dans le cadre du travail social mené avec elles. Invisible aux yeux des pouvoirs publics, des institutions quelles qu’elles soient, le travail de rue, le travail que l’on dit « informel » peut être un levier d’émancipation économique, résidentielle et sociale. Accompagner les personnes qui travaillent « à la sauvette » par exemple, vers une légalisation et une institutionnalisation de leur activité me semble être une perspective intéressante, peu coûteuse pour le Trésor public et réellement efficiente pour entamer un parcours
de sortie de la rue.
V.B. : Les personnes sans domicile déploient des trésors d’énergie pour maintenir la tête hors de l’eau. Dans un environnement extrêmement contraint, elles cherchent à préserver une existence sociale, et à construire malgré tout un avenir. La vie précaire, souvent faite d’expédients, nécessite des compétences particulières, mais crée aussi des traumatismes. Tout l’enjeu est d’accompagner ces personnes pour qu’elles puissent vivre dignement dans la société, en s’appuyant sur leurs énergies, leurs projets, et ce qu’elles ont accompli.
En 1992, les délits de mendicité et de vagabondage étaient dépénalisés. Toutefois, rien qu’en 10 ans, le nombre de personnes sans domicile fixe a été multiplié par deux… Trente ans de changements ou trente ans perdus ?
V.B. : En 30 ans, beaucoup de choses ont changé : de la loi de 1998 de lutte contre les exclusions au plan quinquennal pour le Logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme de 2018, en passant par la loi de 2002-2 qui met la personne concernée au cœur de la politique publique et la création d’un droit au logement en 2005, nos modes d’intervention ont été profondément renouvelés. Le nombre de places d’hébergement s’est envolé, passant par exemple de 72 000 à 145 000 entre 2010 et 2018 et atteignant aujourd’hui 200 000. La politique du Logement d’abord a été un véritable changement de paradigme, et les derniers plans gouvernementaux mettent l’accent sur l’accès au logement, et sur le développement de solutions adaptées aux personnes les plus exclues, comme les pensions de famille. Enfin, la recherche a permis de mieux connaître et mieux comprendre les parcours et trajectoires des personnes sans domicile, ce qui devrait permettre une action plus efficace.
Pour autant, les politiques publiques sont restées essentiellement sur le versant curatif. Elles n’ont pas agi sur les facteurs structurels qui alimentent le sans-domicilisme : la crise du logement, la précarisation de pans entiers de la société, les ruptures de parcours, et les politiques de non accueil, qui condamnent une partie des personnes exilées à la précarité. Tant que ces déterminants ne seront pas abordés directement, les politiques publiques seront en retard sur l’évolution du sans-domicilisme.
Au regard de votre expérience, diriez-vous qu’il est possible de mettre un terme au sans-abrisme ?
V.B. : Oui, c’est possible. Ce n’est pas facile, et il faut accepter de s’inscrire dans la durée, et de constater les progrès au fur et à mesure. Certains pays, comme la Finlande, ont vu reculer l’exclusion liée au logement. Aux États-Unis, une action volontariste a quasiment mis un terme au sans-domicilisme des vétérans (anciens militaires). Nous pourrions nous inspirer de ces exemples !
Pour commencer, reconnaissons qu’il ne faut pas mettre les personnes démunies à l’abri, mais leur offrir un hébergement qui leur permette de reprendre pied. Cet hébergement devrait être adapté aux besoins et aux âges de la vie, et ne pas mettre en échec les personnes ancrées à la rue, souffrant de maladies mentales et d’addictions, qui ne supportent pas la collectivité imposée. Il devrait permettre le développement des enfants qui grandissent aujourd’hui à l’hôtel, sans intimité, sans lieu adapté pour jouer ou faire leurs devoirs, écrasés par l’anxiété et le désespoir de leurs parents. Pour cela, il faut que les territoires accueillent nos centres plutôt que de les refuser, et que l’on privilégie l’hébergement de qualité plutôt que l’hôtel social.
Ensuite, il faudrait que la précarité ne soit pas une double peine, qui enferme dans le manque, mais au contraire reconnue, pour faciliter l’accès aux droits. Les personnes précaires ne seraient plus confrontées à des services numériques, des algorithmes et des chatbots, mais auraient accès à des humains formés qui les aideraient à remplir leurs dossiers et s’assureraient qu’elles reçoivent des réponses rapides et adaptées. Les personnes étrangères auraient accès à des rendez-vous en préfecture, et leurs dossiers seraient traités rapidement. Les enfants sans domicile s’inscriraient sans difficulté à l’école, et auraient accès aux tarifs sociaux de la cantine et du périscolaire. Les vacances
et les loisirs ne seraient pas considérés comme un luxe, mais comme un besoin à prendre en compte. Et le droit au logement serait… appliqué. Pour cela, il faudrait plus de logement social, et surtout plus de logements sociaux attribués aux plus pauvres.
Enfin, il faudrait que la parole des personnes concernées et des professionnels qui les accompagnent soit entendue, prise en compte, valorisée. Les personnes les plus précaires déploient une énergie incroyable pour survivre, s’adapter, et se protéger. Elles ont des compétences et des ressources. Écoutons-les, et adaptons en conséquence ce que nous leur proposons. Nos professionnels, qui travaillent tous les jours avec ces personnes, connaissent leurs difficultés, savent ce qui fonctionne et ce qui a échoué, et ont des propositions à faire.
C’est un véritable enjeu de société, et si cela concerne les politiques publiques portées par l’État et les associations, cela concerne tout autant les collectivités locales, les acteurs privés, et les citoyens que nous sommes tous.