Étrange moment où la culture, quels qu’en soient les formes et les genres, aura occupé nos longs moments de confinement. Captations de spectacles, visites virtuelles de musées, reconstitutions de tableaux, concerts joués par des musiciens éloignés les uns des autres par les exigences sanitaires, etc. : nous aurons eu le bonheur, au milieu du désastre, de jouir de formidables moments de créativité.
Étrange moment aussi car cette consommation démultipliée n’aura donné lieu à aucune valorisation économique. Certes, des mesures de soutien public ont été annoncées. Mais il n’empêche : une partie de l’économie culturelle est en passe de s’écrouler. Comment le comprendre ? La culture a plus que jamais partie liée avec la mondialisation, le tourisme, l’événementiel, qui auront été des vecteurs de la pandémie et se seront brutalement interrompus. Sans circulation internationale des artistes, les spectacles lyriques, les festivals et les concerts, qu’il s’agisse de musiques actuelles ou de musique classique, doivent réviser leur programmation. Sans touristes internationaux, le Louvre perd 75% de ses visiteurs ; et bien d’autres lieux vivent ainsi, à des degrés divers, de la manne touristique internationale.
Quant à l’événementiel, il a de longue date envahi le champ culturel, qui en paye le prix fort : grandes salles fermées, festivals interdits, interruption des tournées.
Que faire alors ? On se tourne vers le numérique, mais qui ne saurait se substituer au présentiel pour bâtir des modèles soutenables. Tel qu’il s’est propagé à la faveur des deux mois de confinement, le numérique a nourri une culture de la gratuité. Un équilibre entre le spectacle vivant et la musique enregistrée, permettant d’asseoir des revenus plus stables pour certains artistes, avait été laborieusement construit. Il s’est effrité. Et, disons-le sans ambages : même si les chaines de télévision ont fait un énorme effort pour proposer une offre de qualité, Netflix a continué de prospérer, d’engranger des abonnés. On aura perdu des heures de réunion à bâtir une introuvable réforme audiovisuelle, au lieu de lancer Salto, la plateforme française de France Télévisions, TF1 et M6, qui aura annoncé en plein confinement qu’elle reporte son lancement !
Il faut soutenir la culture, empêcher que la précarité des artistes soit plus forte encore, aider les circuits de distribution, les librairies ainsi que les salles de spectacle et de cinéma, – lorsqu’elles en auront l’autorisation-, à rouvrir et traverser la crise ; car la consommation ne reprendra pas immédiatement, tant la crainte de demain et le volume de l’épargne de précaution demeureront fortes.
Mais il faut aussi repenser notre modèle : redonner leur place aux territoires, réduire la part de l’événementiel et du vedettariat, créer sans attendre une plateforme de programmes à hauteur de la richesse de notre patrimoine audiovisuel, assouplir les réglementations chaque fois que nécessaire, mieux rémunérer les artistes et les auteurs, nouer une relation vertueuse entre la culture et le monde économique, comme le fit Keynes en son temps, lorsqu’il créa un fonds d’aide aux artistes et prit la tête du premier Arts Council. Sans cela la culture continuera de souffrir d’une triple peine : inquiétude économique, difficulté à redémarrer la distribution et à monétiser son offre, rupture de la chaine de valeur qui la relie au secteur du tourisme.