" Osons un débat éclairé "

« Avoir des syndicats forts est fondamental »

Le dialogue social français est souvent comparé à son voisin allemand, perçu comme plus efficace, plus représentatif. Pourtant, les syndicats
en France gardent une certaine influence et ont encore toute légitimité à défendre les intérêts des travailleurs. Nous avons demandé à Sophie Binet quelle était sa vision de l’avenir du travail et du dialogue social en France.


Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».


Vous avez démarré votre engagement syndical dès l’université, en tant que vice-présidente de l’UNEF. Pourquoi avoir choisi de s’engager si tôt, quand moins de 3 % des moins de 30 ans adhèrent à un syndicat ?

Sophie Binet : J’ai choisi de m’engager à 15 ans quand j’ai pris conscience des inégalités sociales, notamment face à la réussite scolaire. Choquée par cette injustice, le seul moyen de vivre avec était de m’engager pour faire changer cet état de fait. J’ai donc commencé à militer à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ( JOC ), puis j’ai mis en place des cours de soutien scolaire gratuits dans mon lycée et j’ai fait
du soutien scolaire dans une cité. Arrivée à l’université, j’ai adhéré à l’UNEF, je suis devenue présidente de la section locale, vice-présidente étudiante de l’Université de Nantes, puis on m’a sollicitée pour des responsabilités nationales. J’étais donc au bureau national de l’UNEF pendant la mobilisation contre le Contrat Première Embauche, et j’en ai ensuite été vice-présidente.

Après des années de baisse, le taux de syndicalisation en France s’est stabilisé autour de 10 % ( 8 % dans le privé et 18 % dans le public ). Pourtant, les raisons de se mobiliser sont toujours aussi nombreuses. Comment expliquer ce désamour entre les Français et leurs syndicats ?

S.B. Le taux de syndicalisation en France n’est pas représentatif de la popularité des organisations syndicales, qui est très élevée. Le problème c’est que nous avons une forme de syndicalisme par « procuration ». Les comparaisons internationales sont à manier avec prudence car nous n’avons pas le même modèle syndical en France, où l’adhésion est volontaire et militante et n’apporte pas de droits ou de services supplémentaires. Par contre, la discrimination syndicale est bien réelle et représente le premier frein à l’adhésion, notamment pour les plus précaires. La déstructuration des collectifs de travail est un frein direct : la multiplication des statuts précaires, la sous-traitance, la filialisation… compliquent considérablement le travail syndical pour construire des revendications communes ! Le pluralisme syndical français n’est pas forcément un levier d’adhésion, au contraire, l’histoire montre que plus les syndicats sont nombreux plus le nombre de syndiqués est faible ! Enfin, les syndicats ont des chantiers à ouvrir pour être plus volontaristes dans les démarches d’adhésion et pour faciliter l’implication des syndiqués avec un fonctionnement toujours plus démocratique.

Revoir le mode de gouvernance des entreprises est souvent cité comme un moyen de redynamiser le syndicalisme. Mais en Allemagne aussi, souvent cité en modèle pour sa cogestion, le taux de syndicalisation baisse. Faut-il que les syndicats se réinventent ?

S.B. Les entreprises doivent être démocratisées. Ce n’est pas normal que les salariés, premiers concernés et premiers experts, soient limités à occuper des strapontins. Les salariés doivent être présents dans tous les lieux stratégiques de décision à commencer par les conseils d’administration ! La codétermination allemande est fragilisée par la financiarisation de l’économie, c’est la raison pour laquelle les syndicats allemands revendiquent désormais beaucoup plus de droits garantis par la loi, considérant que la négociation de branche ou d’entreprise ne suffit plus. Malgré des histoires et cultures syndicales très différentes, tous les syndicats du monde rencontrent des difficultés similaires du fait de la financiarisation et de l’explosion, au plan mondial, du collectif de travail et des chaines de valeur. Ce sont des défis sur lesquels nous travaillons ensemble.

Projetons-nous dans un scénario du pire, où le taux de syndicalisation reprendrait sa décrue à 5, 3 ou 1 %. En quoi l’absence de syndicat serait-elle un problème pour les salariés ?

S.B. L’absence de syndicats nous ramène au XIXe siècle, à un moment d’extrême paupérisation des travailleurs. Rappelons-nous que le progrès économique et technologique des révolutions industrielles n’a profité aux travailleurs et travailleuses que grâce aux luttes et aux syndicats. Si les Allemands ont gagné une protection sociale solide plus de 50 ans avant les Français, ce n’est pas grâce à la bonté d’âme de Bismarck mais car les syndicats et les grèves étaient autorisés, contrairement à la France où il a fallu attendre 1884 pour mettre fin à la loi Le Chapelier qui a interdit les syndicats pendant près de 100 ans ! Alors que nous sommes confrontés à des défis majeurs avec la révolution numérique et l’enjeu environnemental, avoir des syndicats forts est fondamental pour que ces transformations ne viennent pas accroitre encore la déformation du partage de la valeur au profit du capital !

Vous avez récemment déclaré qu’il fallait permettre aux salariés de retrouver la maîtrise du sens et du contenu de leur travail. En quoi ce sujet dépasse-t-il la seule sphère de l’entreprise ?

S.B. Retrouver la maitrise du sens et du contenu de son travail permet de faire primer les enjeux sociaux et environnementaux sur les objectifs chiffrés de court terme. Il s’agit de retrouver la maitrise de notre force de travail pour empêcher qu’elle soit mise au service des seuls actionnaires. C’est donc bien évidemment un enjeu pour toute la société ! Il s’agit d’une aspiration très forte, notamment des jeunes, qui, en l’absence de prise en compte, « bifurquent » et quittent pour certains le monde de l’entreprise. Ce n’est pas avec des politiques RSE de papier glacé ou des opérations de communication que les entreprises y répondront. Il faut de nouveaux droits pour permettre aux salariés d’avoir une voix déterminante sur les orientations stratégiques et de pouvoir faire examiner et financer des projets alternatifs. Sans cela, il ne faudra pas s’étonner que l’investissement des salariés dans leur travail s’effondre et qu’ils y aient un rapport lucide et désabusé ! Si on les traite comme des Kleenex, ils travailleront comme des Kleenex !

L’innovation technologique et l’intégration des enjeux environnementaux peuvent être de puissants leviers pour redonner du sens au travail. Ils peuvent aussi selon la CGT appeler une réduction du temps de travail. Quels sont les obstacles à sa mise en œuvre ?

S.B. La réduction du temps de travail est un long mouvement historique qui accompagne logiquement le progrès technologique. La question est « qui paie cette réduction du temps de travail ? ». S’agit-il d’une réduction du temps de travail collective sans perte de salaire, organisée par la loi et financée collectivement grâce aux richesses que nous créons par notre travail, ou d’une réduction du temps de travail imposée, avec du chômage et de la précarité, qui se traduit par une baisse du niveau de vie ? Cela fait près de 25 ans que les salariés subissent des mesures violentes d’augmentation du temps de travail, à travers l’assouplissement du recours aux heures supplémentaires et quatre réformes des retraites violentes. Le résultat c’est que les inégalités en matière de temps de travail atteignent des records, entre ceux qui travaillent trop, comme les cadres qui sont à près de 44h par semaine en moyenne, et les salariés les plus précaires et notamment les femmes enfermées dans des contrats à temps partiel, du chômage et de la précarité, avec des salaires bien inférieurs au Smic. Renouer avec la réduction collective du temps de travail, c’est agir sur la grande déformation de la valeur entre le capital et le travail héritée du tournant néolibéral des années 80. C’est donc un enjeu majeur, également à l’aune du défi environnemental !

Après la question du sens du travail vient rapidement la question de sa reconnaissance. Comment pouvons-nous mieux équilibrer la rémunération et la valorisation sociale du travail ?

S.B. Il faut commencer par rémunérer le travail à sa hauteur, reconnaitre les qualifications, garantir un vrai déroulement de carrière et augmenter le Smic qui ne permet plus de vivre aujourd’hui ! Le travail des femmes est particulièrement dévalorisé avec des métiers sous rémunérés parce que féminisés, dans lesquels les qualifications et le travail réel n’est pas reconnu. Prendre soin, éduquer, assister… toutes ces fonctions ne sont pas innées pour les femmes, elles sont issues de qualifications acquises qui doivent donc être rémunérées !

En fin d’année dernière, le débat sur la loi immigration a fait couler beaucoup d’encre. Il est révélateur d’une forme de paradoxe de la France en matière d’immigration ( notamment économique ), à la fois terre d’accueil historique et lieu de vifs débats sur l’intégration. Comment expliquez-vous ce tiraillement de la société entre besoin et rejet de l’immigration ?

S.B. Le débat sur l’immigration est sous tendu par une hypocrisie honteuse : il y a des secteurs entiers, le bâtiment, l’hôtellerie restauration, la prise en charge des personnes dépendantes, le nettoyage… qui ne fonctionnent que grâce à l’apport des travailleuses et travailleurs étrangers ! Bizarrement personne ne parle des médecins étrangers, sans lesquels nos hôpitaux ne pourraient pas tourner… Ces travailleuses et travailleurs doivent avoir une égalité de droit au travail – c’est la raison pour laquelle la CGT veut un droit à régularisation automatique pour tous les travailleurs – mais aussi le droit de vivre, d’avoir leurs familles à leurs côtés et de se projeter à moyen long terme ! Le débat actuel sur l’immigration démontre à quel point l’extrême droite est en train de gagner la bataille culturelle et d’imposer ses thèses. La victoire de l’extrême droite aux Pays-Bas, pays dans lequel gauche et droite se vantaient de pratiquer une politique extrêmement restrictive en matière d’immigration, démontre que les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie ! Il faut donc affronter le débat et surtout répondre aux préoccupations centrales du monde du travail, les salaires, l’emploi, les conditions de travail, au lieu de faire diversion avec la question
de l’immigration et de la sécurité !

Le préambule de la Constitution de 1946 dispose que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Pensez-vous que les conditions sont réunies pour son application  ?

S.B. Non. Il y a 6 millions de personnes en France qui sont privées d’emploi et des millions d’autres qui sont enfermées dans la précarité et les temps partiels. Le gouvernement nous avait vendu une politique contracyclique pour adapter le niveau de droits au taux de chômage. Il a violemment baissé les droits des privés d’emploi quand le chômage baissait, mais maintenant que le chômage repart à la hausse il nous explique qu’il faut encore les dégrader ! C’est se moquer du monde alors que seuls 40 % des inscrits à Pôle emploi sont indemnisés !

Pour ce faire, le 1er janvier, Pôle emploi est devenu France Travail. L’outil nécessaire, d’après le gouvernement, pour atteindre le plein emploi. Cela va-t-il changer la donne ?

S.B. France Travail s’annonce comme une usine à gaz, qui va dégrader le travail des agents et la prise en charge des privés d’emploi. Imposer des contraintes à celles et ceux à qui l’on donne à peine un revenu de subsistance bien loin du seuil de pauvreté, le RSA, est scandaleux. Alors qu’au moins un tiers des personnes n’ont pas recours à leurs droits, notamment du fait de la complexité croissante des procédures et de l’absence d’accompagnement social, la conditionnalité du RSA va s’accompagner de radiations et permettra à nouveau de faire des économies sur le dos des plus pauvres au moment où les inégalités explosent et où les ultra-riches vivent toujours mieux de leur capital. La France
est en train de devenir un pays de rentiers, c’est à cela que le gouvernement devrait s’attaquer !

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