" Osons un débat éclairé "

Comment réconcilier urbains et ruraux ?


Coordination : Maya Bacache-Beauvallet, membre du Cercle des économistes

Contributions : Isabella Alveberg, Snøhetta, Marie-Ange Debon, Groupe Keolis, Xi Dong, Université du Guangxi, Marianne Laigneau, Enedis, Tri Mumpuni, IBEKA

Modération : Patrice Moyon, Ouest France


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Propos introductif de Maya Bacache-Beauvallet, membre du Cercle des économistes

L’opposition entre le rat des villes et le rat des champs n’est pas nouvelle, ni l’opposition entre, d’un côté des actifs éduqués ayant accès aux services publics et, de l’autre côté, des moins actifs avec un niveau d’éducation plus faible. La question que nous allons nous poser aujourd’hui sera d’abord d’évaluer l’ampleur de cette réalité ; cette opposition est-elle encore d’actualité aujourd’hui, en France et dans les autres pays du monde ? L’évolution récente, en particulier avec le télétravail, a-t-elle modifié cette donne, cette opposition entre ruraux et urbains ? Deuxième question : comment les réconcilier, si besoin est ? Et plus précisément, quelles politiques publiques sont attendues ? Lesquelles sont efficaces, lesquelles fonctionnent ?

Cette opposition est complexe à mettre en évidence dans les données. L’INSEE fait la distinction entre pôles urbains, aire urbaine, péri-urbain, banlieue, centre-ville, etc. Il y a réellement un continuum dans les habitations, dans le mode de vie, et il est très compliqué, même statistiquement, d’établir des frontières très étanches.

On sait qu’un peu moins d’un actif sur trois travaille hors des zones urbaines et que 80 % de la population vit dans 20 % du territoire. Les inégalités entre ces deux populations, si on arrive à les distinguer, restent réelles. Tout d’abord en raison d’une inégalité d’accès à l’emploi sur le marché du travail. Il y a par exemple moins de 60 emplois pour 100 actifs dans les zones rurales, ce qui n’est pas le cas évidemment dans les zones urbaines, et donc plus d’un rural sur deux travaille en zone urbaine. Il y a donc de réels enjeux d’accès au marché du travail. Il y a aussi des inégalités en termes de santé ; l’espérance de vie en zone rurale est de deux ans plus faible qu’en zone urbaine, à âge, genre et travail équivalents. Et bien sûr l’inégalité dans l’accès aux services publics a été largement documentée lors de la crise des gilets jaunes, notamment, l’accès aux services publics de santé, mais aussi aux écoles. On sait par exemple que presque 100 % des urbains trouvent un service d’urgence en hôpital en moins de 20 minutes ce qui est le cas pour moins de 70 % des ruraux.

Je voudrais insister sur les échanges entre ces deux populations ; ces échanges sont d’autant plus importants qu’on est dans la transition écologique ; il y a des flux à la fois d’énergie, de matières, de biens et services, entre les deux populations, qui les rendent extrêmement complémentaires.

Les politiques publiques de résorption de ces inégalités sont nombreuses. Mais ces inégalités soulèvent des enjeux en termes de vote. Il existe beaucoup de travaux en économie sur le vote de ces zones rurales, et d’explications de la crise des gilets jaunes par le lieu d’habitation. On sait par exemple qu’un élément important de la crise des gilets jaunes a été le fait de vivre en ville moyenne, c’est-à-dire dépendre des transports, donc dépendre du prix du carburant en particulier, et de se sentir éloigné du centre-ville. Des travaux très récents de Claudia Senik, montrent que la crise politique, le vote pour les extrêmes, s’expliquent en partie par l’appartenance à une ville ou une zone périurbaine qui a été déclassée, c’est-à-dire qui a perdu par exemple un service public, un niveau d’emploi, ou qui a connu une hausse de chômage. Ce n’est pas tellement votre niveau de vie qui va déterminer cette perception des inégalités, mais réellement votre appartenance au collectif, à l’agglomération qui en souffre.

Synthèse

Le cabinet d’architectes Snøhetta a la responsabilité de construire l’environnement pour le futur, informe Isabella Alveberg. Depuis 35 ans, ses activités reposent sur les trois piliers de la durabilité : économique, social et environnemental. Pour ce qui est du développement rural ou urbain, il réfléchit toujours selon 4 axes : une conception contextuelle et durable, l’utilisation mixte des espaces et une croissance plus intelligente. Les architectes ont une grande responsabilité dans l’aménagement des espaces et la construction de notre avenir.

Keolis est à la fois présent dans le rural et dans l’urbain, explique Marie-Ange Debon. La mobilité est « le droit des droits », c’est le droit qui permet d’avoir accès au droit à la culture, au droit à la santé, au droit à l’éducation, au droit au travail… En tant qu’opérateur de transport public, l’objectif de Keolis est de donner accès aux transports à tous. Dans le milieu rural, de nouvelles solutions se sont développées : l’autocar express avec des voies dédiées, des applications de transport à la demande organisées par les opérateurs de transport public, des véhicules autonomes, qui ne sont pas encore complètement matures mais qui, pour des petits trajets, seront un complément très concret. Les opérateurs de transport public, avec leurs clients que sont les autorités organisatrices (les collectivités locales) qui financent et offrent le transport en commun, sont de plus en plus attentives à desservir les zones peu denses et à assurer ce droit au transport. Pour que certains abandonnent leur voiture, il faut qu’ils aient une alternative.

Dans son livre Destin trafiqué, qui raconte le destin d’une famille de la campagne en Chine, Dong Xi montre que réconcilier la ville et la campagne est un sujet mondial auquel on ne trouve pas de réponse actuellement. Aujourd’hui, les jeunes dans les campagnes chinoises, lorsqu’ils ne sont pas admis à l’université, vont chercher du travail en ville. Beaucoup s’inquiètent des problèmes d’éducation pour leurs enfants, c’est la raison pour laquelle ces enfants sont parfois offerts à des familles plus riches qui ont des problèmes de fertilité. Ces enfants vivent une sorte de contradiction : ils veulent à la fois garder leur statut de jeunes urbains qui ont grandi dans des familles aisées et garder leurs liens avec leurs familles originelles.

La France est le deuxième pays rural en Europe après la Pologne, rappelle Marianne Laigneau. 30 % de la population vit dans des communes de moins de 2 000 habitants. L’objectif de l’Accord de Paris est d’atteindre la neutralité carbone en 2050. La France a une énorme chance, c’est d’avoir d’ores et déjà une électricité décarbonée à 95 %. Le sujet n’est donc pas de décarboner encore plus l’électricité mais plutôt d’en produire plus et de multiplier ses usages tout en veillant à la sobriété. Les territoires urbains consomment 20 fois plus d’électricité qu’ils n’en produisent : deux tiers des énergies renouvelables (le solaire, de l’éolien, la biomasse, le petit hydraulique, le biogaz) sont produits en France dans des communes de moins de 2 000 habitants, et cela croît à un rythme exponentiel. Le nombre de raccordements au réseau électrique effectués par ENEDIS entre 2020 et 2022 a été multiplié par deux. Parmi les 700 000 sites de production renouvelable, deux tiers sont dans le rural ce à quoi il faut ajouter un million de nouveaux sites de production, à raccorder d’ici 2030. Cette évolution est une chance pour le rural. Ce sont beaucoup d’innovations telles que l’autoconsommation collective, des bâtiments qui se mettent ensemble pour produire et consommer une partie de leur production. Ce sont aussi des sources complémentaires de revenus pour les agriculteurs. Le transport est le droit des droits, l’électricité est le bien des biens, c’est celui qui permet de se chauffer, d’étudier et d’éclairer tous les usages de notre vie quotidienne. Cet accès est garanti partout, pour tous, au même prix et par tous les temps. En matière de transition énergétique le sujet n’est pas l’autosuffisance mais la solidarité collective,  être inclusif, notamment par l’éducation, la formation professionnelle, l’ascenseur social, et faire en sorte que tout cela soit à la portée de chacun au meilleur coût, et donc au meilleur prix, ce qui suppose beaucoup d’investissements.

En Indonésie, le vrai problème est la déconnexion aux ressources locales des communautés locales, informe Tri Mumpuni. IBEKA est là pour les reconnecter, grâce à l’installation de petites centrales micro hydrauliques. C’est une entreprise qui utilise l’électricité pour développer l’économie locale. Ainsi la communauté bénéficie de revenus et de meilleures conditions économiques. Aujourd’hui, on trouve dans les zones rurales de bonnes écoles, de bonnes infrastructures de santé et ainsi les jeunes partent moins dans les zones urbaines.

On pourrait faire mieux à l’échelle française, estime Marianne Laigneau. C’est ce que doit permettre la récente loi sur l’accélération des énergies renouvelables : Comment mieux anticiper ces développements, comment mieux les flécher, les connecter le plus rapidement possible et à un moindre coût ?  Des installations de recharge de voiture électrique fleurissent sur pratiquement tous les parkings de supermarché. Où est la vision globale du schéma cohérent d’emplacement de localisation de ces bornes ? Ce sont en effet des matériaux rares, de l’eau, mais c’est aussi de l’investissement, donc de l’argent public, et des recettes qui viennent des clients et des contribuables. L’effort de sobriété, le fait que les ressources soient finies, obligent à une planification qui ne doit pas être seulement du haut vers le bas, et ce avec une vision d’anticipation.

Les gouvernements doivent être cohérents en ce qui concerne les règlements et les lois sur l’utilisation des énergies renouvelables, approuve Tri Mumpuni. En Indonésie, les ressources sont dispersées et il existe beaucoup d’entreprises indépendantes. Il est important de s’assurer que le gouvernement est favorable aux énergies renouvelables et au développement des communautés locales.

Le gouvernement chinois veut résoudre ce problème, à travers un programme de réduction de pauvreté, qui consiste à augmenter les revenus de la population, informe Dong Xi. Ce programme comprend deux étapes : tout d’abord réduire des problèmes basiques, deuxièmement avoir des services de base, notamment pour les problématiques touchant au logement. L’objectif est aussi de réduire les écarts entre la ville et la campagne. Par exemple, pour les paysans qui veulent vendre leurs légumes dans une grande ville, c’est très compliqué.

Il faut une proximité de la décision publique, explique Marie-Ange Debon. En effet, les territoires et les problématiques sont fondamentalement différents. La politique publique est un socle commun mais il faut aussi donner beaucoup de liberté aux territoires. Concernant le transport en commun, il est très important que l’offre soit disponible. Le secteur du transport est un secteur en tension, parce que les politiques publiques de formation n’ont pas toujours mis les bons efforts sur les bonnes matières, en effet, la mobilité n’est pas présente dans les métiers de formation, ou très peu.

Les réseaux télécoms et internet sont aujourd’hui le cœur du sujet sur les inégalités territoriales, ajoute Maya Bacache-Beauvallet. On ne peut pas faire du télétravail et développer les territoires ruraux s’il n’y a pas un accès à la fibre et aux réseaux mobiles. Dans ce secteur, les politiques publiques ont été déterminantes. Il a fallu l’impulsion gouvernementale pour aller dans les zones où le marché n’était pas immédiatement rentable. Dans les villes denses, on est à moins de 15 minutes de tout, dans le même temps, de plus en plus de personnes ont envie d’être au vert, d’être au frais et au calme. Fera-t-on des communautés de vie très intégrées, ou à l’inverse des espaces éloignés, avec beaucoup de mobilité et donc des transports collectifs qui s’organisent ? Le politique ne semble pas encore avoir tranché ces ambiguïtés de demandes sociales. La transition renouvelle les débats sur les inégalités entre urbains et ruraux. Le deuxième mot est « intégration » :  il ne s’agit pas seulement de réconcilier urbains et ruraux, mais de créer une communauté. Dans une époque faites de conflits et d’oppositions, on a besoin d’intégration et de construction de consensus pour réussir cette transition.

Propositions

  • Développer une offre de transport public en dehors des territoires fortement urbanisés (Marie-Ange Debon).
  • Avoir une cohérence gouvernementale en ce qui concerne les règlements et les lois sur l’utilisation d’énergie renouvelable (Marianne Laigneau, Tri Mumpuni).
  • Instaurer une proximité de la décision publique (Marie-Ange Debon).
  • Construire un consensus politique pour réussir la transition (Maya Bacache-Beauvallet).

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