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Inégalités de genre au travail : ampleur et causes principales

Alors que les femmes sont maintenant en moyenne davantage diplômées que les hommes, elles demeurent moins bien rémunérées sur le marché du travail. En 2023 en France, elles auraient ainsi commencé à travailler « gratuitement » le 6 novembre à 11h25. Comment parvient-on à un tel résultat ? Et comment expliquer que de tels écarts demeurent ? Après un tour d’horizon des différentes façons de mesurer les inégalités au travail selon le genre, Thomas Breda passe en revue les principales explications mises en lumière par la recherche.


Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».


S ’agissant des écarts de salaire, les statistiques pleuvent : les femmes seraient tantôt payées 25 % de moins que les hommes, tantôt 15 %, 10 %, voire 5 %. Pour appréhender ces chiffres, il convient de comprendre ce qu’ils recouvrent. L’écart le plus large correspond à l’écart de revenus du travail entre femmes et hommes en général rapporté au revenu moyen des hommes ( plutôt qu’à celui des femmes, une convention qui tend à diminuer les écarts mesurés ). Il est aujourd’hui compris entre 24 % et 30 % selon les sources ( données fiscales ou de sécurité sociale ) et la méthode exacte employée. L’ensemble de la population en âge de travailler – ou, pour certaines sources, ayant travaillé au moins une heure dans l’année – est considérée, et les revenus ne sont pas ramenés au temps de travail, ni corrigés d’éventuels facteurs explicatifs.

Cet écart « global » est important parce qu’il reflète l’ensemble des inégalités économiques liées au travail entre femmes et hommes. Il s’explique presque pour moitié par des différences de participation au marché du travail ( le fait de travailler ou non ) et de temps
de travail ( complet versus partiel ). Ainsi, l’écart de salaire par heure travaillée se situe autour de 15 %. Une fois ajusté pour les différences d’âge ou d’expérience, de métier exercé et de diplôme, l’écart se réduit autour de 10 %. Enfin, et c’est peut-être moins connu, l’écart de salaire horaire entre femmes et hommes de même catégorie socioprofessionnelle ( ouvrier, employé, profession intermédiaire ou cadre ) et travaillant dans la même entreprise n’est plus que de 5 %. Ce dernier écart « à entreprise donnée » est important car il correspond à celui que l’on peut résorber par des politiques ciblant spécifiquement les entreprises. Pour le dire autrement, si le décideur public forçait les entreprises à résorber totalement les écarts de salaire entre femmes et hommes ayant le même niveau hiérarchique, il subsisterait encore un écart global de revenus liés au travail supérieur à 20 % : on voit donc bien que pour être réellement effectives les politiques publiques doivent appréhender les inégalités de genre et leurs causes de façon plus globale.

Deux facteurs explicatifs principaux sont identifiés pour expliquer ces inégalités. D’abord les différences d’orientation scolaire puis de métier entre femmes et hommes. Chez les diplômés du supérieur, ces différences expliquent environ un tiers de l’écart de salaire horaire. C’est notamment la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques qui génère ces inégalités de carrière. Les travaux sur « le paradoxe de l’égalité de genre » montrent que cette sous-représentation ne se résorbe pas, ni au cours du temps, ni à mesure que les pays se développent. Ainsi, les pays les plus développés ou égaux du point de vue du genre ( Suède, Finlande, Norvège, etc. ) sont aussi ceux où la sous-représentation des femmes dans les sciences est la plus forte. Les travaux en sociologie ou études de genre suggèrent que les stéréotypes de genre associant les sciences plutôt aux hommes qu’aux femmes ne tendent pas à disparaître ; au contraire ils peuvent prendre davantage d’envergure dans les sociétés plus individualistes et donnant une part importante à la réalisation de soi par le travail.

Comment alors limiter les effets de la ségrégation professionnelle sur les inégalités salariales entre femmes et hommes ? Une première option consiste à revaloriser les métiers à prédominance féminine. Elle est légitime si l’on considère que les moindres salaires dans ces métiers découlent davantage d’un rapport de force défavorable ( les moins bons salaires reflètent par exemple le fait que ces secteurs sont traditionnellement moins syndiqués ) que du fait qu’ils seraient à moindre valeur ajoutée. Il est difficile de fournir une réponse totalement scientifique à une question aussi fondamentale. Cependant, la mise en lumière des métiers essentiels, largement féminisés, pendant la crise Covid, offre certainement matière à réflexion. Une seconde option est d’inciter les filles et les garçons à s’orienter davantage vers les filières
où elles et ils sont sous-représentés. Pour cela, une méthode qui a fait ses preuves est l’utilisation de rôles modèles. Il s’agit de rendre visibles les femmes ou les hommes exerçant des métiers traditionnellement réservés à l’autre genre et de favoriser les échanges entre ceux-ci
et les étudiants en passe de décider de leur orientation. Cette approche est efficace pour limiter l’influence des stéréotypes de genre et modifier l’orientation. Elle se justifie si elle ne va pas amener les étudiants à faire des choix qu’ils pourront regretter, par exemple parce qu’ils vont à l’encontre de leurs « préférences » ou qu’ils les amènent à avoir de moins bonnes carrières ou subir des discriminations.

Le second facteur explicatif, et sans doute le principal, est la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. De nombreux travaux ont d’abord montré qu’au moment de la naissance du premier enfant, les carrières et revenus des femmes décrochent significativement et de façon permanente par rapport à ceux des hommes. Ce décrochage a été observé dans de nombreux pays, quelle que soit la générosité des congés maternité, paternité ou parentaux et quelle que soit la disponibilité de solutions de gardes au voisinage des parents. L’observation essentielle est qu’il n’est jamais rattrapé : même lorsque les enfants grandissent, les femmes ne rattrapent pas le retard de carrière pris
au moment de leur naissance.

Évidemment, les normes de genre liées à l’éducation des enfants en particulier et au travail domestique en général jouent un rôle central pour expliquer ce décrochage. Les travaux de Claudia Goldin, prix de la banque de Suède en sciences économiques 2023, et son concept de greedy work ( « le travail qui dévore » ) permettent cependant d’aller plus loin dans la compréhension des enjeux liés à la conciliation vie familiale/vie professionnelle. À l’aide d’enquêtes sur les conditions de travail, Goldin montre qu’aux États-Unis, les écarts de salaire entre femmes et hommes sont les plus larges dans les secteurs qui exigent des salariés une forte flexibilité horaire et une grande disponibilité horaire. Ainsi, les femmes sont particulièrement mal payées par rapport aux hommes dans les métiers du commerce alors qu’en sciences par exemple, où elles sont peu nombreuses, elles ont des carrières presque équivalentes à celles des hommes. Pour comprendre plus finement comment les conditions de travail vont jouer sur les inégalités entre femmes et hommes, Goldin combine théorie économique et un large ensemble d’enquêtes longitudinales sur des diplômés de prestigieuses universités américaines. Elle explique que lorsqu’il y a des rendements de carrière convexes à travailler beaucoup, les couples ont un intérêt financier à se spécialiser à la naissance des enfants, l’un continuant à s’investir fortement dans son travail, et l’autre n’ayant alors pas d’autre choix que de limiter sa charge de travail et son niveau de flexibilité. Ainsi, en rendant dans certains secteurs peu rentable un partage équitable des tâches, l’organisation du travail permet aux normes sociales faisant porter implicitement les responsabilités familiales sur les femmes de jouer à plein.

Pour étayer cette explication, Goldin montre que parmi les diplômés en droit ou détendeurs d’un MBA d’une grande université américaine, les écarts femmes-hommes sont limités en début de carrière mais deviennent très importants au bout de 10 ans, notamment parmi les diplômés devenus parents. Elle montre que ce creusement est largement imputable à des différences d’investissement au travail et de disponibilité qui apparaissent surtout après la naissance du premier enfant. Le creusement des inégalités au fil de la carrière est en revanche bien moindre chez les pharmaciens, une profession qui ne demande pas une flexibilité aussi importante et qui permet de contrôler ses horaires. Pour Goldin, la dernière étape clé pour aboutir enfin à l’égalité au travail entre femmes et hommes est donc de revoir profondément son organisation, pour faire en sorte que les parents qui ne peuvent plus être totalement disponibles pour leur travail ne se retrouvent pas mis sur une voie de garage.

Concluons par un mot sur les discriminations. Les expérimentations récentes sur les discriminations à l’embauche en France basées sur l’envoi de CV fictifs ( testing ) montrent que les femmes ont en moyenne autant de chance d’être rappelées pour un entretien d’embauche que les hommes. Leurs chances sont même supérieures pour les postes qualifiés dans des domaines traditionnellement masculins, ou pour ceux avec fonctions d’encadrement. Le fait d’avoir de jeunes enfants ou d’être en passe d’en avoir ne change rien à ces conclusions. Ainsi, la lutte contre les discriminations, même si elle apparaît bien sûr toujours légitime, ne saurait suffire à résorber les inégalités de genre au travail. En cohérence avec les travaux de Goldin, des recherches récentes suggèrent que le décrochage des femmes à ce moment de leur trajectoire de vie s’explique plutôt par une réduction du temps de travail ou une réorientation vers des emplois plus conciliables avec leurs contraintes personnelles ( plus près de chez elles, davantage dans la fonction publique, etc. ) mais en général moins bien rémunérés.

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