Espérer dans un monde de violence

Coordination : Jean-Hervé Lorenzi, Président des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence

Contributions : Sophie Joissains, Maire d’Aix-en-Provence, Renaud Muselier, Président de la Région Sud, Jean-Baptiste Perrier, Faculté de droit et de sciences politiques Aix-Marseille Université

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Propos introductif de Jean-Hervé Lorenzi, membre du Cercle des économistes

Comme chaque année, je vais vous dire que cette 23^e édition des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence est exceptionnelle, mais cette fois, c’est vrai : vous êtes 700, nous serons 7 000 sur internet (quelques milliers de personnes assistent à l’évènement de manière indirecte) et nous allons essayer de bâtir toute une logique qui consiste, au fond, à recréer de l’espoir.

Le titre de cette session à laquelle ont bien voulu participer la Docteure Mya Singh Bais, Lionel Zinsou et Abnousse Shalmani – trois personnalités éminentes – est « Espérer dans un monde de violence ». Ce thème est formidable parce que vous voyez que, dès le départ, nous sommes convaincus que l’optimisme est à la racine même de l’apaisement de nos sociétés. Comme vous le savez, cette séance de deux jours et demi se terminera par une table ronde réunissant quatre jeunes, laquelle sera animée par Françoise Benhamou, notre Présidente, et portera sur la manière de recréer de l’espoir. Tout cela pour vous dire qu’il y a une espèce de très lente progression.

Je ne fais pas de publicité (c’est un ouvrage que vous ne trouverez plus), mais j’avais écrit il y a cinq ou six ans un livre intitulé Un Monde de violences[1] qui s’opposait à cette idée développée sur la fin du monde, sur la fin de l’Histoire : le monde allait s’arrêter et, désormais, tout le monde serait en paix. Je n’y croyais pas. Je pensais que le monde n’était pas composé d’individus différents. Il était simplement traversé par des violences sous-jacentes qui se sont exprimées tout au long de ces dernières années, avec une sorte de pic de violence dans les derniers mois, notamment sur un plan géostratégique, mais aussi dans un grand nombre de pays où les femmes, les opprimés divers et variés sont frappés par des exclusions qui semblent être des résurgences du passé.

Aussi, allons-nous avoir une discussion d’une heure qui commencera avec la Docteure Anjhula Mya Singh Bais, Présidente d’Amnesty International. Tout le monde connaît Amnesty International. Elle en parlera mais évoquera surtout le rôle des ONG (Organisations Non Gouvernementales) pour retrouver l’espoir, dans une situation où il existe beaucoup de violences immanentes, de guerres, de conflits, de fractures sociales. Nous devons parvenir à nous extraire de tout cela. Les ONG jouent ce rôle majeur dans nos sociétés, Amnesty International en étant l’illustration la plus parfaite.

Ensuite, nous écouterons Lionel Zinsou, personnage éminent et ami des membres du Cercle depuis quelques décennies, il a eu une carrière à la fois liée à la politique française (cabinets ministériels ou équivalents) et une carrière d’industriel très brillant, et par la suite de financier tout aussi brillant. Il fut Premier Ministre du Bénin, avec là aussi beaucoup de talent ; son problème étant que tout ce qu’il fait, il le fait avec talent. Il nous parlera d’une autre violence, celle que connaissent les sociétés africaines par rapport à la pauvreté et comment, face à ces énormes difficultés, on peut rebondir, repenser le monde par rapport à une expression beaucoup plus porteuse d’espoir et de positivité.

Enfin, Abnousse Shalmani qui est une femme là aussi exceptionnelle, grande amie de Philippe Aghion (que je vois et qui est très important pour nous), nous parlera quant à elle de la souffrance des femmes dans un pays qu’elle connaît bien, mais surtout, elle nous expliquera (et sera en cela au cœur de nos réflexions) le rôle de la jeunesse partout dans le monde : comment rebondit-on à travers la remontée, la montée de cette jeunesse qui, ici comme ailleurs, jouera un rôle absolument déterminant.

Synthèse

De nombreuses études montrent que les atteintes aux droits de l’homme ont diminué et que l’accès à la santé ou à l’éducation a augmenté, observe Anjhula Mya Singh Bais. La crise liée à la Covid-19 a fait resurgir des mouvements puissants et l’Amérique latine a joué un rôle important. Les droits de l’homme relèvent d’un phénomène global, à l’image des problématiques liées au climat. Si le thème des droits de l’homme est associé aux abus, il s’agit de droits essentiels dont nous disposons dès notre naissance. Il convient d’y réfléchir en termes de solution et d’innovation plutôt que d’intimidation et de montrer à la population qu’elle n’est pas mise à distance. Ce à quoi vous résistez persiste : la colère enferme et fait perdre espoir, il faut donc penser globalement, agir localement et faire en sorte que l’espoir inspire les messages portés par les ONG.

L’Europe regarde l’Afrique à travers le prisme du désespoir, constate Lionel Zinsou. Comprendre la situation africaine implique de la connaître et de la respecter. Les agences de notation considèrent que l’Afrique présente un niveau de risque exceptionnel par rapport aux autres pays émergents. Or, les études économiques montrent qu’en termes de défauts, l’Afrique est parmi les continents qui présentent le moins de risques financiers. L’économiste et sociologue suédois Hans Rosling[2]a établi que l’Europe et les États-Unis sont parmi les pays qui ont les niveaux de connaissances les plus anciens sur les pays en développement. Pour construire de l’espoir, il est primordial de connaître les sources du désespoir. Lors du sommet de Paris[3], Cyril Ramaphosa a beaucoup insisté sur le fait que les pays africains se sentent considérés comme des mendiants par les institutions internationales. La considération et le respect importent. Rendre les objets d’art précoloniaux constituerait le début d’une considération pour l’histoire africaine. Lors de la grande vague de colonisation, il y avait moins de 30 millions d’Africains sur 30 millions de kilomètres carrés. Le néo-ottomanisme et les rêves impériaux des puissances nouvelles n’ont aucune raison de faire peur. Ni la Russie ni la Chine ne colonisent l’Afrique. Il s’agit d’un fantasme européen. Dissiper ces peurs est une manière de commencer à reconstruire l’espoir, sans projeter sur l’Afrique des réalités européennes. La considération et la connaissance peuvent permettre de reconstruire ensemble la confiance et l’espoir. L’Afrique possède trois atouts : un actif démographique (il s’agit du continent qui a désormais le moins d’inactifs à porter par des actifs, avec une structure qui par elle-même génèrera de l’épargne et les moyens d’investir), des actifs qui n’existaient pas comme valeur économique (son désert et ses mangroves ont de l’intérêt pour produire de l’énergie et le fait que l’Afrique n’attente pas à ses forêts est unique au monde) et le fait que les Africains soient des early adopters[4] de technologies (les usages en matière de télécommunication ou de monnaie numérique montrent que les Africains sont parmi ceux qui adoptent le plus vite les nouvelles technologies). Ce que les historiens économistes appellent l’avantage de l’arriération devient un véritable atout. On passe de l’archaïsme au numérique et cela crée un peu d’espoir.

L’espoir est présent, mais les démocraties libérales sont devenues incapables de le voir, déplore Abnousse Shalmani. L’invasion de l’Ukraine a provoqué un électrochoc : des populations voisines se battent pour vivre sous l’égide de démocraties libérales. L’espoir est là. En Iran, la signature des accords de Vienne en 2015 et la promesse de libéralisation de l’économie ont suscité un espoir incroyable. La révolution des mentalités est faite en Iran : la « mollahrchie » est tombée dans l’esprit de la majorité des Iraniens. Reste aujourd’hui à détrôner les mollahs et les gardiens de la révolution. La Révolution française a commencé à Pâques 1739 quand Louis XV a refusé de communier, provoquant une désacralisation de son pouvoir. La nouvelle révolution iranienne prendra moins de temps, du fait des nouvelles technologies, mais la révolution qui compte est celle des mentalités. Cette révolution était faite en Iran quand le premier foulard a brûlé, quand la première femme a dansé dans les rues, quand les cloisons qui séparent les hommes des femmes dans les cantines ont été abattues. Les interdits qui permettent à une autocratie de tenir sont tombés. Sur le même modèle que cette jeunesse iranienne, il y a le désir démocratique et la créativité des Taïwanais, des Hongkongais, des Birmans, des Thaïlandais. Le mouvement du Milk Tea Alliance[5] est une revendication simple, mais éminemment symbolique. Si le thé est bu noir en Chine, tel n’est pas le cas à Taïwan, à Hong Kong, en Thaïlande ou en Birmanie. Le Milk Tea Alliance refuse l’uniformisation, fait l’éloge de la singularité et la revendique. Une démocratie libérale, c’est l’éloge de l’individu, de la singularité. C’est le fait de pouvoir boire le thé avec des perles de tapioca si on le souhaite. Nos démocraties libérales semblent un peu épuisées : ses populations ont oublié qu’elles ont la chance de pouvoir s’exprimer librement, sans risquer la torture ou l’emprisonnement. Pour paraphraser le Marquis de Sade, nous devons faire encore un petit effort pour être fiers d’être des démocraties libérales.

Comment faire renaître l’espoir dans les pays où les révoltes ont été écrasées par des circonstances externes (Covid-19) et comment mieux connaître l’Afrique ? demande El-Mouhoub Mouhoud.

Les jeunes ont des raisons légitimes d’exprimer leur colère et constituent la plus grande source d’espoir, affirme Anjhula Mya Singh Bais. Face au racisme et à l’augmentation des inégalités, l’économie est un chemin vers les droits humains. Développement et démocratie doivent aller de pair. Si les droits humains font souvent l’objet de bashing[6], il n’existe pas d’autre cadre aussi sophistiqué, partagé par les États, soumis à autant d’études et objet de négociations en cas de conflit. Il faut atteindre une masse critique : 10 % de la population est un point de bascule. Il y a un facteur de peur tout à fait compréhensible par rapport aux menaces, mais nous ne nous concentrons pas sur les gains, là où nous pouvons capitaliser. Il faut prendre en compte la réalité. Les États ont tendance à voter en bloc, l’Afrique du Sud a pris un leadership sur le racisme au sein des Nations Unies, l’Union Européenne sur les technologies. Les pays du Nord doivent mieux écouter et les coalitions doivent présenter davantage de diversité. Cela constituerait un point de bascule. Il ne faut pas abandonner, garder espoir, rester confiant. Lorsque l’on a des incertitudes, tout est possible : trou noir ou galaxie d’étoiles.

Les facteurs favorables au changement sont nombreux, indique Lionel Zinsou. Les acteurs sont de plus en plus diversifiés. Des flux robustes de remise d’épargne provenant de migrants africains mobilisent chaque année plus de ressources que l’aide publique au développement. Ce ne sont pas des dettes mais des dons. Les philanthropes ont désormais un effet systémique sur le changement (fondation Gates, Bezos, Rockefeller, Master Card), notamment en matière de santé publique en Afrique. Des coalitions nouvelles se créent dans le domaine du financement vert (subventions de philanthropes, fonds concessionnels levés par les banques de développement, fonds privés rémunérés). Elles seront essentielles en matière de transition énergétique. Grâce à internet, un chercheur africain est en temps réel partie prenante de toutes les innovations et de tous les progrès, de même que les entreprises et start-up africaines. Il existe donc des instruments nouveaux pour innover.

La méconnaissance de l’Afrique semble due à une forme de paresse qui peut être surmontée rapidement, estime Abnousse Shalmani. Les autocraties éliminent sans mal les opposants intérieurs. Ne pouvant survire dans leur pays, ils émigrent, adoptent une vision ankylosée de leur pays d’origine et sont incapables d’y retourner. Tel fut le cas d’Hamid Karzai en Afghanistan. L’opposition iranienne joue la partition des années 1970 sans réaliser à quel point la jeunesse est connectée. Les agents de la CIA autrefois infiltrés dans les autocraties connaissaient les opposants et savaient qui finançaient. Pour savoir qui peut représenter l’avenir, il est nécessaire d’assurer une présence intérieure. Les pays du Sud-Est asiatique, d’Afrique, l’Iran ont une jeunesse cultivée, diplômée, donc susceptible de constituer la classe politique de demain. Il faut la repérer, la financer et arrêter d’imaginer qu’hier peut sauver demain. Les jeunes sont là, aujourd’hui.

Dans les situations les plus difficiles, l’espoir est toujours là, conclut Jean-Hervé Lorenzi.

Propositions

Penser les droits humains en termes d’innovation plutôt que d’intimidation (Anjhula Mya Singh Bais).
Penser globalement, agir localement et faire en sorte que l’espoir inspire les messages (Anjhula Mya Singh Bais).
Considérer l’histoire africaine en lui restituant ses objets d’art précoloniaux (Lionel Zinsou).
Dissiper les peurs liées à la recolonisation de l’Afrique (Lionel Zinsou).
Valoriser les atouts africains liés à la démographie, à l’environnement et aux usages numériques (Lionel Zinsou).
Écouter mieux et diversifier les coalitions (Anjhula Mya Singh Bais).
Être présents à l’intérieur des pays autocratiques pour repérer et financer la classe politique de demain (Abnousse Shalmani).

[1] Un Monde de violences, Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi, 2015, Eyrolles.

[2] Factfulness, Hans Rosling, 2019, Flammarion.

[3] Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, 22 et 23 juin 2023, Paris.

[4] Nouveaux adeptes.

[5] L’alliance du thé au lait.

[6] Dénigrement.