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Énergies, agriculture, au cœur de la transition

Propos introductif d’Éric Labaye, membre invité par le Cercle des économistes

Je commencerai simplement par rappeler une tendance de fond que l’on pourrait oublier de temps en temps, mais qui conduit aux grandes questions sur l’énergie et l’agriculture : la tendance démographique. Juste pour se rappeler quelques chiffres : nous avions 1,2 milliards de consommateurs en 1990, nous en avons environ 4 milliards aujourd’hui, nous en aurons 5,5 milliards en 2030 et 6 à 7 milliards en 2050. On voit tout de suite qu’en quarante ou cinquante ans, la tension qui s’exerce sur les ressources est multipliée par cinq ou six, puisque ces consommateurs utilisent de l’énergie et de l’agriculture. Deux enjeux résultent de cette croissance démographique.

Le premier enjeu : comment décarboner ? Nous connaissons tous l’ambition de parvenir à du net zéro en 2050. Aujourd’hui, le secteur de l’énergie représente 50 % de la consommation énergétique. Comment décarboner le secteur de l’énergie ? Au regard de la croissance mondiale d’ici à 2050, il faut retirer 75 % de la teneur en carbone de l’industrie énergétique. Il s’agit donc d’un enjeu massif sur lequel nous reviendrons. Deuxième élément : l’agriculture représente 20 à 25 % des gaz à effet de serre, plutôt du côté du méthane ou du protoxyde d’azote. De nouveau se présente un enjeu majeur autour de la décarbonation de l’agriculture.

Autre enjeu autour de la croissance démographique : sommes-nous capables de soutenir le développement pour nourrir la planète ? Nous savons aujourd’hui qu’il existe de nombreux sujets autour de la raréfaction de l’eau. Avons-nous suffisamment de matériaux ? Nous avons une terre qui est finie par essence, avec une croissance exponentielle des demandes en matériaux. D’où ce deuxième enjeu dont nous discuterons : peut-on soutenir cette croissance démographique autour de l’agriculture ?

En termes de solutions, il me semble important d’adresser quatre thèmes.

Première solution : les modes de production. Fait-on évoluer les modes de production ? Nous connaissons tous l’évolution en matière d’énergies renouvelables. À quelle vitesse et à quelle échelle peut-on avancer sur les énergies renouvelables ? Deuxième sujet du côté de l’agriculture : sommes-nous capables de faire une agriculture sans engrais ? Aujourd’hui, la productivité agricole connaît une croissance importante avec les engrais. Est-on capable de continuer à avoir une croissance de la productivité agricole pour nourrir 5 ou 6 milliards de consommateurs ? Troisième sujet : l’innovation. A-t-on de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles sources de production, de nouvelles plantes, de nouvelles semences pouvant répondre à cet enjeu d’alimentation ou d’énergie décarbonée ?

Deuxième domaine dont il va falloir discuter : le domaine de la consommation. Il s’agit du deuxième levier. Est-on capable de baisser la consommation d’énergie, de baisser la consommation alimentaire ? Se pose évidemment la question de l’efficacité énergétique. Tout le monde travaille dessus. L’École Polytechnique compte un laboratoire entièrement dédié à l’efficacité énergétique afin de baisser la consommation à utilisation constante. On le voit aussi du côté de la consommation agricole. Peut-on baisser la consommation individuelle ? Adresse-t-on la question de l’obésité ? Adresse-t-on la question du mix animal-végétal ? On sait qu’une grande partie des gaz à effet de serre vient du monde animal. Dernier élément : quid du gaspillage ? La plupart des études montrent que dans la chaîne de production agroalimentaire, environ un tiers est gaspillé ou en tout cas non utilisé. Peut-on réduire ce tiers, le réutiliser ou ne pas le produire ? Cela éviterait de mettre en tension les ressources.

Troisième sujet à discuter : l’économie circulaire. On peut améliorer la production ou réduire la consommation, mais quid de l’économie circulaire qui réutilise massivement des matériaux ? On le voit classiquement dans les matériaux de production des biens, mais dans le domaine agricole, peut-on réutiliser les matériaux ? Faut-il également repenser les modes de conception pour avoir dès le début une écoconception des produits permettant de recycler et de réutiliser des matériaux constants pour un usage grandissant ?

Dernier point : pourquoi a-t-on couplé agriculture et énergie dans la même table ronde ? Parce qu’il existe un lien important entre les deux : 20 % de l’énergie renouvelable, en tout cas en France, vient de l’agriculture (la biomasse, le solaire, l’éolien). Cela représente déjà une part importante : 3 % de la production globale viennent de l’agriculture. On a aussi une compétition, presque une concurrence, entre l’énergie et l’agriculture pour les surfaces disponibles. Doit-on réserver les terres arables pour cultiver, ou utilise-t-on un champ pour faire du photovoltaïque, de l’éolien ? Il faut se poser la question de l’agrivoltaïsme ; à savoir un champ photovoltaïque au-dessus de cultures. Il s’agit peut-être d’un chemin sur lequel avancer pour permettre de produire, et même d’améliorer la production puisque cela protège un peu plus du soleil et préserve l’eau, tout en produisant de l’énergie.

Voici donc les quatre domaines à regarder afin de résoudre deux grands enjeux : la décarbonation de ces industries et le soutien au développement démographique mondial.

Synthèse

En 2020, la FNSEA a produit un rapport intitulé « Faire du défi climatique une opportunité pour l’agriculture »[1], rappelle Arnaud Rousseau. L’agriculture a une capacité de décarbonation comparable aux forêts ou aux océans et le devoir consubstantiel de nourrir une population qui ne cesse de croître. Son premier défi est économique : il concerne la souveraineté, la compétitivité et le revenu. Le taux de rentabilité des capitaux employés dans l’agriculture en Europe est de l’ordre de 1 %, et les agriculteurs sont la classe socioprofessionnelle qui travaille le plus, pour des revenus relativement faibles.

L’alimentation n’est pas un business mais un droit humain, souligne Cécile Béliot. Derrière l’alimentation, sont en jeu la santé, le climat et la biodiversité. Le modèle actuel paupérise ceux et celles qui nous nourrissent et ne permettra pas d’alimenter 10 milliards de personnes. Nous devons agir tout de suite parce que l’agriculture, c’est le temps long. En Indonésie, la population s’est enrichie et s’alimente davantage. On observe toutefois les mêmes déficiences nutritionnelles et l’obésité augmente. Si les pays émergents adoptent le même régime alimentaire que les pays riches, la trajectoire carbone des accords de Paris sera dépassée de 260 %. L’enjeu est donc de transitionner en amont et d’adopter des méthodes agricoles durables. Il faut aussi comprendre que si les pays riches ne changent pas la façon dont ils s’alimentent, nous n’avons aucune chance de résoudre le problème du climat. Sans manger moins, on peut produire mieux et manger mieux.

Les secteurs de l’énergie et de l’alimentaire ont besoin l’un de l’autre pour réussir, explique Olivier Scalabre. L’énergie a besoin de foncier mais aussi de ressources agricoles : la biomasse représente aujourd’hui 6 % du parc énergétique français. Tendre vers un scénario à 1,5 degré nécessiterait 150 térawattheures de capacité supplémentaire, soit un tiers des surfaces agricoles utilisées. Le monde agricole a aussi besoin du monde de l’énergie. Si l’énergie n’est pas décarbonée, les rendements agricoles seront impactés par le changement climatique. La coexistence entre les deux secteurs a donc trait aux terres agricoles, à la biomasse et aux conflits d’usage. Les terres agricoles étant limitées, seront-elles destinées plutôt à l’énergie, plutôt à l’alimentation, ou à la préservation de puits de carbone ? L’agriculteur aura les clés de cette coexistence. Ces deux secteurs sont par ailleurs en forte transition et ont des défis communs à relever. Le premier est technologique : la technologie sera nécessaire pour décarboner l’énergie (hydrogène, stockage, capture du carbone), tout comme elle le sera dans le domaine agricole (robotique, intelligence artificielle, biologie synthétique). Ces technologies existent mais doivent être mises à l’échelle dans cinq ans maximum pour tenir l’objectif de 1,5 degré. Le deuxième défi commun est le financement : 37 000 milliards sont nécessaires à la transition énergétique et 8 000 milliards à la transition agricole. On en dépense actuellement la moitié, il faut donc doubler les efforts. Le dernier défi porte sur la formation, qu’il s’agisse de former des soudeurs en grand nombre dans le domaine de l’énergie ou l’ensemble de la filière agricole à l’agriculture régénératrice.

Il sera important de continuer à produire, singulièrement en Europe, souligne Arnaud Rousseau. Il faudra aussi du progrès pour disposer de variétés plus économes en eau, en pesticides et adaptées au climat. Les solutions devront être territorialisées en fonction de la pression foncière. Pour produire de l’alimentation ou de la biomasse, il faut également mieux utiliser l’eau. Il existe un panel de solutions : stockage hivernal, goutte-à-goutte, réutilisation, voire désalinisation. L’agriculture utilise 30 % d’eau en moins qu’en 2000 ; avec un mètre cube d’eau, on produit 30 % de biomasse. Le progrès est donc au rendez-vous. Dans un contexte de forte transition, une continuité dans les politiques publiques est nécessaire : elles ne peuvent dépendre des alternances politiques. Une forme de consensus doit permettre de regarder loin et d’investir massivement pour relever le challenge de produire à la fois de l’alimentation et de la biomasse dans un modèle très différent. Il faudra enfin restaurer une forme de confiance quant à la juste répartition de la valeur. Avant de savoir quelles techniques seront utilisées, la question de la valeur générée et de sa répartition est essentielle pour le monde agricole.

Il n’est pas compliqué d’agir dès maintenant, estime Cécile Béliot. Le groupe Bel travaille avec l’amont agricole pour le faire basculer dans l’agriculture régénératrice. La machine à capter du carbone existe, il s’agit du sol, et les méthodes agroécologiques sont connues. Mais un amont agricole qui ne sait pas ce qu’il va gagner à la fin du mois ne va pas beaucoup bouger si vous lui parlez de la fin de la planète. Une agriculture durable coûte plus cher. Si la précarité alimentaire est réelle en France, il ne s’agit pas du même sujet. Il doit être traité collectivement pour aider les foyers précarisés, mais les autres, ceux qui dépensent 14 % de leurs revenus dans l’alimentation, peuvent faire l’investissement additionnel et le feraient s’ils avaient conscience de la valeur de l’alimentation pour la santé, la santé des sols et le bien-être de ceux et celles qui nous nourrissent. Nous sommes illettrés au sujet de l’alimentation. Il s’agit d’un premier levier. Le deuxième consiste à équilibrer notre alimentation, notamment avec des protéines végétales, pour faire baisser l’impact carbone. Le rôle de l’industriel est de donner envie aux consommateurs de le faire à un prix raisonnable. L’enjeu réside dans la mise à l’échelle, la solution est donc de faire bouger les comportements du consommateur pour l’atteindre.

L’accès au marché de capitaux est fluide mais les projets manquent, signale Xavier Barbaro. Neoen souhaite apporter au monde agricole davantage de ressources financières. Les énergéticiens sont là pour trente ans : ils vont verser des loyers, partager des revenus et sont peut-être le meilleur canal entre le monde financier et le monde agricole. La France a besoin de produire plus d’un point de vue agricole, mais aussi d’un point de vue électrique. L’an dernier, elle a dû quémander à son voisin allemand des électrons. L’énergie renouvelable est une bonne solution en matière de production et de décarbonation, mais il s’agit aussi de la source d’énergie la moins chère. Plus nous produirons de l’énergie solaire ou éolienne, plus elle aura la capacité de partager avec le monde agricole la valeur créée et les économies réalisées.

Un équilibre est nécessaire pour que l’énergie ne devienne pas prépondérante, et des technologies doivent être développées en fonction des types de culture ou d’élevage, indique Thierry Vergnaud. On prévoit 2 GW d’agrivoltaïsme en 2025, et 3 GW en 2026. Les projets sont déjà en cours d’études et d’instruction. La courbe va s’accélérer : en 2030, on prévoit 60 % de la capacité solaire totale en agrivoltaïsme. En 2050, l’agrivoltaïsme représentera 60 à 80 GW sur les 120 prévus. Un des enjeux de la discussion entre le monde agricole et les énergéticiens consistera à trouver le foncier qui permettra une telle production d’énergie. Une vision franco-française ne permettra pas de trouver les solutions adaptées. Les quelques technologies agrivoltaïques qui émergent en Espagne ou en Italie ne suffiront pas. L’enjeu est de disposer de projets et de technologies en nombre suffisant de sorte que ces dernières puissent être économiquement réalistes.

Interrogé sur la manière de convaincre, Arnaud Rousseau répond que le principe de réalité s’impose toujours : l’opinion publique prendra conscience de l’utilité de la contribution agricole dans la production d’énergie. L’agriculture française est reconnue comme l’une des plus durables du monde en termes économique, environnemental et sociétal. Si l’agriculture est une solution, elle n’est pas la seule et il s’agit d’aligner les acteurs ayant envie de travailler à trouver des solutions. Autre question d’équilibre : il ne faut pas opposer protéines animales et végétales. Si nous voulons conserver les prairies qui sont des puits de carbone, celles-ci devront être occupées par des vaches ; d’autant que dans certaines régions du monde, l’environnement ne permet pas de faire autre chose que de l’élevage. Au regard des enjeux, il est encore nécessaire de discuter du périmètre (la France ne suffit pas, nous avons besoin de l’Europe), de la cohérence et des investissements. L’alimentation reste le cœur de métier de l’agriculture, mais cette dernière sait qu’elle peut répondre demain à la production de biomasse.

Le levier le plus important en matière d’alimentation durable est individuel, affirme Cécile Béliot. Pourquoi en France plus de 20 % du contenu d’un frigo est-il jeté ? Parce que l’on n’y attache aucune valeur. Les distributeurs sélectionnent les produits et ont à ce titre un impact majeur sur la façon dont nous nous nourrissons. Ils évoluent et travaillent ces sujets.

Interrogé sur le fait que les énergies renouvelables sont appelées à prouver qu’elles constituent une véritable alternative, Thierry Vergnaud explique que les projets se développent fortement, et qu’ils font face à deux enjeux : fédérer les agriculteurs, les énergéticiens, les élus ou les services de l’État pour produire les gigawatts annoncés d’une part ; obtenir une appropriation territoriale d’autre part.

Neoen a l’ambition de fournir à ses clients une énergie verte, française et surtout 20 % moins chère que les alternatives classiques, annonce Xavier Barbaro. Plus elle grandira, plus elle redistribuera, notamment au monde agricole, et plus elle sera compétitive pour ses clients, en particulier pour le monde agroalimentaire qui s’intéresse à cette source d’énergie.

À l’image de Schneider Electric, Renault et Air liquide qui ont fabriqué ensemble des respirateurs lors de la crise sanitaire, les acteurs doivent bouger ensemble, estime Olivier Scalabre : le secteur privé devra fonctionner en écosystème.

Éric Labaye conclut en mettant en exergue trois points : la complémentarité entre agriculture et énergie ; les nouveaux modes de production ; la mise à l’échelle de ces solutions. Comment incite-t-on citoyens et producteurs à évoluer ? En travaillant sur la manière de communiquer avec le plus grand nombre, de disposer de projets plus nombreux et de faire bouger chacun d’entre nous. Ce management du changement semble central : les solutions technologiques existent, il faut désormais les mettre en mouvement plus vite et à plus grande échelle.

Propositions

  • Mettre en mouvement plus vite et à plus grande échelle les technologies nécessaires à la décarbonation de l’énergie et au monde agricole (Olivier Scalabre, Éric Labaye).
  • Doubler les efforts financiers actuels (Olivier Scalabre).
  • Continuer à produire, progresser pour disposer de variétés plus économes en eau, en pesticides et adaptées au climat, mieux utiliser l’eau (Arnaud Rousseau).
  • Territorialiser les solutions (Arnaud Rousseau).
  • Garantir la continuité des politiques publiques (Arnaud Rousseau).
  • Travailler avec l’amont agricole pour le faire basculer dans l’agriculture régénératrice (Cécile Béliot).
  • Instaurer des primes à la transition écologique pour favoriser les pâturages tournants et l’autonomie protéinique (Cécile Béliot).
  • Disposer de projets et de technologies en nombre suffisant pour que ces dernières puissent être économiquement viables (Thierry Vergnaud).
  • Fédérer les acteurs (Thierry Vergnaud, Olivier Scalabre).

[1] https://www.fnsea.fr/wp-content/uploads/2020/09/ROV7.pdf

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