Propos introductif de Jean-Paul Pollin, membre du Cercle des économistes
Le paratonnerre a été inventé pour neutraliser des chocs atmosphériques sévères. Les banques centrales quant à elles, ont été conçues, à l’origine, pour faire face aux crises bancaires (aux bank runs en particulier), mais aussi pour répondre à des chocs budgétaires majeurs, souvent liés à des conflits armés, qui entraînaient des difficultés de financement des Etats. Or, durant les 15 dernières années, dans bon nombre de pays, les banques centrales, bien que dotées de nouvelles fonctions, ont retrouvé leurs missions initiales : d’abord à l’occasion de la crise financière de 2008, puis de la crise sanitaire de 2020. Dans les deux cas elles ont sans aucun doute contribué à limiter les conséquences immédiates de ces deux « méga chocs ». Mais peut-on dire pour autant qu’elles les ont vraiment neutralisés, à l’instar des paratonnerres ? Il est permis d’en douter, car dans le premier cas leur intervention s’est accompagnée d’une forte augmentation de l’endettement public, de l’ordre de 25% du PIB dans les pays avancés, ainsi que d’un affaissement des taux de croissance et d’inflation et aussi d’une baisse inédite des taux d’intérêt qui a compromis les marges de manœuvre des politiques monétaires. De sorte que lorsque la crise sanitaire est survenue celles-ci se sont trouvées paralysées et obligées d’accompagner des politiques budgétaires souvent exagérément laxistes qui ont conduit à une nouvelle montée de l’endettement public et à une résurgence de l’inflation. Au total, dans les deux cas, l’action des banques centrales n’a neutralisé que (très) partiellement les incidences économiques des crises. Les coûts à payer ont été reportés dans le temps, mais l’essentiel reste encore à régler.
Dans ces conditions, on peut se demander si ce que l’on peut attendre des banques centrales n’est pas surtout « d’éloigner les orages », je veux dire de prévenir les crises, plutôt que d’en gommer l’impact. De tout temps elles ont d’ailleurs été les principaux acteurs de prévention de l’instabilité financière, et leur rôle dans la régulation et la supervision bancaire a été fort heureusement renforcé depuis la crise de 2008. Mais il reste encore beaucoup à faire en ce domaine, notamment du côté du shadow banking. À cela s’ajoute le fait qu’il n’est pas évident de conjuguer l’objectif premier de stabilité des prix et celui de stabilité financière, contrairement à ce que postulait le « consensus de Jackson Hole ». Par exemple, des travaux récents ont bien montré que le maintien de taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, comme cela a été le cas durant ces dernières années, augmentait significativement le risque d’instabilité financière.
On sait par ailleurs que nombre de banques centrales se montrent aujourd’hui préoccupées par les risques environnementaux et cherchent à y répondre, quitte à renoncer à leur principe de neutralité de marché. Elles devraient ainsi instaurer des conditions préférentielles de financement pour les « investissements verts » qui peuvent s’interpréter comme une sorte de retour vers une sélectivité du crédit. On sait aussi que certains banquiers centraux ont évoqué les risques économiques et sociaux provoqués par la montée des inégalités et liés en partie au niveau des prix des actifs et des taux d’intérêt. Mais est-il vraiment possible de prévenir toutes ces catégories de risques avec le nombre restreint de leurs instruments, en sauvegardant leur indépendance et en respectant les limites des compétences que leur confère leur mandat ? Dans les années de « Grande Modération » les banques centrales s’étaient dotées, ou s’étaient vu attribuer des objectifs clairs et très peu nombreux. Ne vont-elles pas trop loin aujourd’hui en se proposant, ou en acceptant, de prévenir une gamme de risques trop large pour être compatible avec leurs principaux objectifs ?
Synthèse
Un paratonnerre ne peut protéger que contre une menace à la fois, souligne Andrew Bailey. Alors que le contexte mondial actuel est marqué par plusieurs crises de natures différentes en même temps. L’objectif des banques centrales est d’assurer la stabilité des prix et la stabilité financière, qui sont impactées par ces différents chocs mais elles ne peuvent jouer un rôle de chef de file dans la résolution de ces difficultés. Alors que le vieillissement de la population mondiale et l’augmentation très faible de la productivité depuis la crise financière constituent deux chocs appelés à durer.
Pablo Hernandez De Cos insiste sur le rôle de la politique fiscale qui cherche à être prudente depuis de nombreuses années en Europe. Les gouvernements, qui n’arrivent pas à contrôler les déficits, évitent en effet de mettre en place des politiques fiscales procycliques et placent ainsi leurs attentes sur la politique monétaire. Alors que la politique fiscale devrait aider la politique monétaire à combattre les crises. Les autorités monétaires exigent un niveau de capital minimal pour les banques pour combattre des cycles financiers chaotiques, les capitaux permettant d’éviter de restreindre l’offre de crédit. La politique fiscale et les outils favorisant la stabilité financière semblent plus pertinents et adaptés dans ce domaine.
Toutes les crises se dénouent de manière différente, observe Mario Centeno. L’Union Européenne (UE) assure la plus grande stabilité sur le plan économique, à l’échelle mondiale, grâce à des mesures pour se préparer et anticiper les futures crises. En 2019, 14 des 19 États membres de la zone euro avaient atteint les objectifs de moyen terme en matière de politique fiscale en augmentant les réserves afin de réduire les risques, grâce à une meilleure intégration au sein de l’UE. Politiques monétaire et fiscale ont fonctionné de manière coordonnée en Europe – ce qui n’était pas le cas auparavant et ce qui donne une position de force à l’Europe – sur laquelle il s’agit de s’appuyer. Même si une plus grande intégration encore semble nécessaire, en complétant l’Union Bancaire, grâce à un système de dépôts européens efficace, s’appuyant sur une confiance mutuelle entre les pays européens, en agissant ensemble pour lutter contre l’inflation néfaste. La politique monétaire permet de promouvoir une redistribution de la richesse et de combattre l’inflation au niveau macroéconomique, la politique fiscale permet, elle, de protéger les plus vulnérables. L’absence de crise existentielle à propos de l’euro, à l’occasion de la crise sanitaire, illustre une évolution positive, comme le fait que le déficit américain, durant la crise, était 17 % plus élevé que celui de l’Europe.
Le rôle des banques centrales est capital, estime Naoko Ishii, afin de contribuer à répondre aux différents défis, grâce à leur agilité. La crise actuelle est générale et pas seulement écologique, avec un impact sur le système de production et de consommation puisqu’il s’agit d’une crise de système, politique. Le système financier peut donc jouer un rôle dans cette transformation verte, sur tous les plans, et les banques centrales œuvrent en ce sens depuis des années déjà, en créant des outils adaptés en nombre. Leur mandat pourrait être encore élargi pour accompagner cette transition de manière coordonnée, au profit de plus de croissance, en agissant sur la stabilité des prix, dans une approche internationale globale, en impliquant le plus de pays possible, et pas uniquement les pays avancés.
François Villeroy De Galhau appelle à la modestie concernant le pouvoir des banques centrales même si elles vont remplir leur mission en ramenant l’inflation à 2 % d’ici 2025, sans récession, pour l’Europe comme pour la France, pour laquelle le pic d’inflation a été passé. De même, le point haut sur les taux d’intérêt va être prochainement dépassé avant une stabilisation en forme de plateau, suffisamment longue pour assurer la pleine transmission des effets de la politique monétaire. Les banques centrales ne peuvent pas tout faire et, par exemple, elles ne peuvent pas régler seules la crise de la dette ou la crise climatique, même si elles sont engagées dans cette démarche, comme l’illustre le réseau pour verdir le système financier créé par la Banque de France et la Banque d’Angleterre. Les attentes trop grandes placées dans la politique monétaire relèvent d’une illusion espérant une forme de baguette magique, au regard de la grande complexité de cette politique, et suggère l’existence de « recettes » qui n’auraient aucun impact douloureux. Ce qui n’est pas possible. L’indépendance des banques explique également ces attentes même si les banques centrales peuvent contribuer à réduire les difficultés démocratiques. L’objectif précis de stabilité des prix associé à la capacité à mesurer les résultats doit ainsi permettre de lutter contre les défauts manifestés, sur le plan politique, et qui se traduisent par des imprécisions d’analyse et des promesses excessives. Les banques disposent de moyens pour agir et atteindre leurs objectifs par le biais des taux d’intérêt, et grâce à suffisamment de temps, ainsi qu’au dialogue international, ce qui permet d’échapper à l’empilement des compétences et à la tyrannie de l’immédiateté. Il faut donc un débat politique transparent sur les objectifs et les résultats, ce qui contribuerait à donner aux élus la capacité d’agir. Le changement de cible pour l’inflation, de 3 % au lieu de 2 %, ne paraît pas pertinent dans la mesure où cela entraînerait une hausse des taux d’intérêt d’au moins 1 %, du fait de l’introduction d’une forme d’incertitude supplémentaire. Cela ferait perdre en crédibilité et se traduirait par une prime de risque accrue.
L’objectif de 2 % permet la stabilité des prix, confirme Andrew Bailey. Cela empêche les citoyens de penser qu’ils devront intégrer l’inflation dans leurs décisions économiques au jour le jour et que, contrairement à une cible de zéro, celle-ci permet les évolutions de prix nécessaires au fonctionnement de l’économie. Il s’agit donc d’un point d’équilibre pertinent.
La définition de cette cible s’appuie sur une revue stratégique réalisée par la Banque Centrale Européenne (BCE) sur les différentes études les plus sérieuses, rappelle Pablo Hernandez De Cos. Une inflation trop élevée induirait un manque de crédibilité sur la capacité à maintenir un niveau raisonnable et cela aurait des conséquences négatives sur l’économie. Les approches suggérant le passage à une cible de 3 % présument un taux d’intérêt réel faible alors que le taux d’intérêt naturel pourrait augmenter, ce qui rendrait moins nécessaire d’accroître la cible si cet élément était intégré.
L’inflation se réduit plus vite qu’elle n’a augmenté puisqu’elle est le fruit de crises successives qui se sont succédées, constate Mario Centeno. Le marché de l’emploi en Europe semble plus solide que jamais grâce, notamment, à une plus grande fluidité à l’échelle de l’Europe. Il exprime donc son optimisme dans la capacité à réagir à une nouvelle crise, si elle devait advenir.
Une crise durable semble encore probable pour Naoko Ishii dans la mesure où la crise écologique ne pourra être résolue rapidement alors que certains risques se rapprochent. Le système financier et les banques centrales doivent donc participer activement pour apporter des solutions afin d’internaliser les externalités qui doivent l’être, notamment dans les prix, à une échelle internationale et de manière coordonnée, alors que les moyens financiers suffisants ne parviennent pas encore aux pays qui en auraient besoin pour participer à ce mouvement.
François Villeroy De Galhau estime que l’indépendance des banques centrales est tout à fait démocratique puisqu’elle était incluse dans le traité de Maastricht qui a été soumis au vote. De plus, il s’agissait d’un choix pragmatique puisque les banques centrales indépendantes protègent mieux la valeur de la monnaie et évitent l’inflation car le fait de relever les taux d’intérêt n’est pas très populaire et est donc plus complexe à opérer. Cependant, un mandat est indispensable, avec un objectif clair et une mesure du résultat, pour analyser le contexte économique et social dans son ensemble, en échangeant avec l’autorité budgétaire et fiscale notamment. Pour les pays où il existe une forme de domination budgétaire sur les banques centrales, à l’inverse, il est plus complexe de relever les taux d’intérêt, certains pays connaissant 50 voire 500 % d’inflation.
Le facteur déterminant concernant l’enjeu du carbone est son prix, estime Andrew Bailey, et il n’a donc pas à être géré par une Banque centrale. Il doit, au contraire, être déterminé sur le marché.
François Villeroy De Galhau confirme qu’une autorité politique, avec un mandat clair, et des moyens d’agir, pourrait permettre la bonne gestion de cet enjeu.
Jean-Paul Pollin observe pour conclure que les banques centrales sont en mesure d’atteindre leurs objectifs de stabilisation des prix et des systèmes financiers sans avoir, notamment, à relever le niveau des cibles d’inflation, ce qui pourrait être contreproductif. Au-delà, ils conviennent aussi que les politiques monétaires pourraient prendre une part active dans l’accompagnement de la transition écologique. Mais ils soulignent que ces politiques ne peuvent toutefois pas prétendre régler tous les problèmes, en particulier budgétaires, auxquels nos économies vont être confrontées à court et long terme.
Propositions
- La politique fiscale devrait aider la politique monétaire à combattre les crises (Pablo Hernandez De Cos).
- Une plus grande intégration européenne semble nécessaire, en complétant l’Union Bancaire, grâce à un système de dépôts européens efficace (Mario Centeno).
- Le mandat des banques centrales pourrait être élargi pour accompagner la transition verte de manière coordonnée, au profit de plus de croissance, en agissant sur la stabilité des prix, dans une approche internationale globale (Naoko Ishii).
- Permettre un débat politique transparent et objectif sur les objectifs de la politique monétaire et ses résultats, afin de donner aux élus la capacité d’agir (François Villeroy De Galhau).
- Le système financier et les banques centrales doivent apporter des solutions pour internaliser les externalités environnementales qui doivent l’être, y compris pour les pays en développement (Naoko Ishii).