" Osons un débat éclairé "

Le nouveau rapport entre travail et bien-être


Coordination : Eva Moreno Galbis, membre invitée par le Cercle des économistes

Contributions : Émilie de Lombarès, Onet, Alexandre Fretti, Malt, Jean-Paul Julia, Bred, Arnaud Vaissié, International SOS, Noriyuki Yanagawa, Université de Tokyo

Modération : Marie Visot, Le Figaro


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Propos introductif d’Eva Moreno Galbis, membre invitée par le Cercle des économistes

Cette session sur le nouveau rapport entre bien-être et travail touche vraiment à un sujet d’actualité au vu de ce qui s’est passé ces derniers mois et qui a démontré l’importance d’être satisfait au travail, surtout si l’on veut allonger la durée du travail.

L’intérêt de la thématique qui nous occupe aujourd’hui est double. D’un point de vue macro, l’objectif du décideur public est de maximiser le bien-être de ses concitoyens. La population passe 50 % de son temps au travail. Il est donc important qu’elle en soit satisfaite. D’un point de vue micro, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise, la satisfaction au travail est un moyen plutôt qu’un objectif. Un travailleur satisfait est plus productif, plus créatif, va avoir un comportement plus prosocial, plus coopératif et, surtout, il s’agit d’un travailleur que l’on pourra retenir.

Cette double perspective, macro et micro, justifie déjà l’intérêt d’analyser le rapport entre bien-être et travail, mais la séance aujourd’hui porte sur le nouveau rapport. Qu’y a-t-il de nouveau ? Qu’avait-on avant ? Depuis les années 1980, on observe que le bien-être et la satisfaction au travail n’ont cessé de diminuer, et ce malgré la hausse des rémunérations et la réduction du nombre d’heures travaillées. Que se passe-t-il ? Face à ce paradoxe, les chercheurs ont tenté de trouver les facteurs qui pourraient justifier cette évolution.

Il existe évidemment des facteurs pécuniaires : les nouveaux modes de rémunération, davantage fondés sur l’évaluation des supérieurs et basés sur l’effort, ont pu jouer négativement. Il y a aussi des facteurs pécuniaires qui renvoient aux conditions de travail. Certaines conditions de travail semblent jouer favorablement sur la satisfaction : le climat social, les perspectives de progression dans l’emploi, l’autonomie, la taille de l’entreprise (les études montrent que plus l’entreprise est petite, plus les travailleurs sont satisfaits). D’autres conditions jouent négativement : les risques physiques, psychologiques, mais aussi des managements très autoritaires avec des hiérarchies très verticales.

Telle était la situation jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi parle-t-on maintenant d’un nouveau rapport ? Le nouveau rapport vient justement du fait que depuis 2020, l’organisation du travail a complètement changé. Dans les années à venir, 50 % des emplois seront du télétravail. On pourrait penser que cela est positif parce que quelqu’un qui télétravaille bénéficie davantage d’autonomie, d’une plus forte responsabilisation. Il va économiser le trajet entre domicile et travail. Il pourra donc mieux concilier vie personnelle et professionnelle.

Paradoxalement, les premières études (dont les résultats sont encore très récents et qu’il convient de considérer avec prudence) montrent en fait que les télétravailleurs connaissent une dégradation de leur santé mentale. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas que du positif dans le télétravail. Nous devons commencer à réaliser qu’il comporte aussi des aspects négatifs, tels que l’isolement (on perd le côté social du travail à travers la relation avec les collègues), le sédentarisme, l’absence d’aide en cas de difficultés (ni les collègues ni la hiérarchie ne sont présents à la maison pour aider), un manque de reconnaissance au travail, des difficultés de progression de carrière, une confusion entre vie personnelle et professionnelle. Cet ensemble de nouveaux facteurs et cette nouvelle organisation vont affecter notre relation, raison pour laquelle nous parlons d’un nouveau rapport au bien-être dans le travail, qu’il va falloir aborder.

 

Synthèse

En 1990, 64 % des Français estimaient que le travail était très important dans leur vie, contre 24 % en 2021[1], souligne Alexandre Fretti. Dans toutes les organisations, la pandémie a eu pour effet une demande accrue de liberté et de flexibilité de la part des salariés. Cela a généré une hyper-individualisation de la relation entre employeur et employé. Nous sommes entrés dans un monde de salarié-consommateur. Si cela peut sembler positif à court terme, tel n’est sans doute pas le cas à long terme. Chez Malt, les questions des salariés sont remontées tous les mois. Il y a dix ans, deux tiers d’entre elles portaient sur la stratégie de l’entreprise, contre un tiers dorénavant. Les deux tiers restants portant désormais sur la semaine de quatre jours, le télétravail, l’impact, la diversité ou l’inclusion. Ce qui est bon pour l’individu ne l’est pas forcément pour le collectif et il semble que les actions menées depuis quatre ou cinq ans n’aient pas que des retombées positives.

Le bien-être au travail apporte beaucoup d’efficacité, Jean-Paul Julia en est convaincu. Dans un monde plus individuel, il est nécessaire de comprendre son utilité pour être efficace. Pour que l’individu et le collectif fonctionnent ensemble, pour avoir des équipes plus autonomes, plus réactives, capables de remettre en cause certains process, il faut instaurer de la confiance et donner du confort, donc de la qualité de vie. Dans ce cercle vertueux, les équipes sur le terrain prennent le pouvoir et il faut leur donner les clés pour en retirer un bénéfice économique.

La question du gain de productivité que représente le travail hybride varie considérablement d’un continent à l’autre, souligne Arnaud Vaissié. Si les équipes en Asie sont toutes retournées au bureau, il est extraordinairement compliqué de les y faire revenir aux États-Unis. La compétitivité asiatique est appelée à en profiter : malgré tout, la collaboration, l’innovation ou le mentoring ont lieu au bureau. Par ailleurs, les salariés les moins qualifiés ne peuvent souvent pas bénéficier du travail hybride, ce qui crée des inégalités considérables. Si le travail hybride est une demande forte des salariés en Europe et aux États-Unis, le rythme de travail doit être géré de façon beaucoup plus serrée. Il est à craindre que l’isolement entraîne des conséquences psychologiques. Il convient à cet égard de distinguer les effets du travail hybride de ceux de la crise permanente que traverse le monde (climatique, sanitaire, géopolitique), laquelle stresse le salarié, donc l’entreprise.

Au Japon, la relation entre entreprises et employés est en complète mutation, témoigne Noriyuki Yanagawa. Si la pandémie et le télétravail l’expliquent en partie, un changement profond est observable. Traditionnellement, l’aspect relationnel est peu présent au sein des entreprises japonaises. Les employés favorisent la croissance de l’entreprise qui, en retour, leur garantit un emploi pérenne. Les entreprises ont vécu des chocs, des situations de crises concurrentielles très sévères. Certaines ont fait faillite et n’ont donc pas été en mesure d’assurer l’avenir de leurs employés. Aujourd’hui, si la relation à long terme demeure importante, les salariés donnent beaucoup d’importance à une qualité de vie individualisée. Face à ce changement fondamental de mentalité, les entreprises japonaises doivent reconstruire la relation avec leurs salariés, adapter leurs objectifs pour mettre en avant le bien-être des salariés.

Selon les enquêtes, la satisfaction au travail passe en premier lieu par la reconnaissance et le sentiment d’utilité, explique Émilie de Lombarès. Malgré le fait que les métiers du backstage (propreté, sécurité, logistique, maintenance) soient présents partout, on attend d’eux de ne pas être vus. Une étude[2] a montré que 8 personnes sur 10 se sentent plus rassurées quand elles voient le personnel de propreté ou de sécurité. L’enjeu est donc de rendre visibles ces métiers, en programmant par exemple plus de travail en journée dans le domaine de la propreté. Plus les agents seront vus, plus ils seront valorisés et plus ils auront un sentiment de fierté.

Une équipe doit partager des moments interpersonnels pour créer, inventer ou innover, souligne Jean-Paul Julia. Il est nécessaire de prendre de la distance par rapport à la période traumatisante de la Covid-19 et de trouver un juste équilibre. L’entreprise doit fixer un cap et chaque manager doit être capable d’identifier un seuil au-delà duquel l’équipe ne pourra pas fonctionner correctement. Il lui appartient de trouver cet équilibre fin entre le collectif et l’individuel.

Au-delà du travail hybride, les salariés demandent une politique de santé et de sécurité au travail, remarque Arnaud Vaissié. Il s’agit tout d’abord de repenser le bureau comme un lieu collectif et attirant. Les centres médicaux d’entreprise sont en train de renaître dans de nombreux pays en voie de développement (Philippines, Inde), mais aussi aux États-Unis. Parallèlement, de nouveaux outils numériques permettent aux salariés de gérer eux-mêmes leur santé, notamment mentale (autodiagnostic, méthodes permettant de gérer le stress, le sommeil ou la resocialisation, hotlines). Il faut fournir ces outils aux salariés : 82 % d’entre eux veulent des politiques concrètes de bien-être au travail.

Une fracture générationnelle est observable par rapport au télétravail, déplore Alexandre Fressi. Il est extrêmement injuste que les nouveaux recrutés aient à se former à distance. L’entreprise doit être assez conciliante en matière de télétravail pour recruter de nouveaux talents tout en créant du lien, du sens et du développement autour du projet d’entreprise pour les garder. Les jeunes générations sont extrêmement contradictoires à cet égard. Le premier niveau de management est entre le marteau et l’enclume : ses équipes sont à distance, mais il est le premier vecteur de sens et de lien. Aujourd’hui, la compétence importe plus que le statut. De plus en plus d’entreprises s’attachent à des compétences pointues dans la durée et la question du statut est finalement moins importante. Les études montrent que l’engagement moyen d’un salarié en France est plus faible que l’engagement moyen d’un indépendant. Cela doit faire réagir.

La difficulté consiste à gérer les changements technologiques qui obligent à s’adapter à un nouvel environnement professionnel, note Noriyuki Yanagawa. Afin d’améliorer la redistribution, il est nécessaire de renforcer la productivité du travail, sans quoi la croissance durable est difficile à atteindre. Cet enjeu de productivité implique de renforcer les compétences au sein des entreprises japonaises. Investir dans le capital humain est une question majeure pour le gouvernement japonais. Améliorer le bien-être pour renforcer la productivité constitue une stratégie de croissance. C’est sur cet investissement pour l’avenir que la politique japonaise repose. Les entreprises japonaises mettent en œuvre des politiques visant à renforcer l’innovation. Il s’agit ensuite de renforcer la productivité du travail en investissant dans l’humain.

Le bien-être au travail provient de l’équilibre entre la vie personnelle et un emploi dans lequel on se sent bien, rappelle Émilie de Lombarès. La formation est centrale : on se sent considéré quand on investit sur vous. On a mis en place des parcours certifiants afin de donner des perspectives à ces agents de terrain. L’enjeu sera de les faire grandir tout au long de leur carrière. Le rôle des managers dans le bien-être au travail est crucial. Il s’agit d’une véritable pression qui pèse sur eux et il faut être conscient de la difficulté à coordonner des collectifs aujourd’hui. Revenir régulièrement sur leurs responsabilités permet de ne pas les surcharger et de leur laisser une certaine liberté. Plus le cadre est précis, plus on parvient à l’organiser. Le plaisir que l’on a à travailler est aussi lié à la relation humaine. Les outils numériques et les robots doivent donc être au service des équipes pour faciliter leur travail et non remplacer les agents de service ou d’accueil.

Un membre du public demande quels outils sont mis en place pour permettre aux niveaux plus bas de management de faire face au désengagement, au burnout, à l’absentéisme ou à la dépression.

International SOS fournit une application d’autodiagnostic à ses salariés pour prendre en compte les situations de désengagement, de burnout, d’absentéisme ou de dépression, explique Arnaud Vaissié. Le mal-être dans les entreprises est réel : il est dû à l’environnement extérieur, au post Covid-19, mais aussi à l’accélération des restructurations. Une politique concrète de soutien aux salariés en détresse consiste à fournir des outils aux salariés, à former les managers à reconnaître certains signes, voire, en France, à réformer la médecine du travail.

Tout dépend toujours du manager, estime Jean-Paul Julia. Rien n’est pire que l’incantatoire, il faut donner un cadre clair. Il appartient au manager d’identifier les problèmes et les solutions, et ce à chaque niveau de management. Ces règles simples sont très puissantes. Un problème de bien-être dans une agence provoque un effondrement de ses résultats.

Le cadre légal du dialogue social est relativement restreint, observe Alexandre Fretti. S’il existe des initiatives pour communiquer autrement à l’intérieur de l’entreprise et que cela constitue un premier levier, dépoussiérer le dialogue social passera par une refonte de la manière dont il fonctionne dans les entreprises.

 

Propositions

  • Instaurer de la confiance, donner du confort, donc de la qualité de vie pour créer un cercle vertueux (Jean-Paul Julia).
  • Rendre visibles les métiers pour lesquels le télétravail n’est pas possible pour les valoriser (Émilie de Lombarès).
  • Gérer les rythmes de travail de façon beaucoup plus serrée pour éviter les risques psychologiques liés au travail hybride (Arnaud Vaissié).
  • Proposer aux salariés des politiques concrètes de santé et de sécurité au travail (Arnaud Vaissié).
  • Renforcer le sentiment d’utilité et la considération via la formation (Émilie de Lombarès).
  • Fournir des outils aux salariés et former les managers pour lutter contre le mal-être au travail (Arnaud Vaissié et Émilie de Lombarès).
  • Concevoir le management comme une compétence, non une promotion (Alexandre Fretti).
  • Repenser la manière dont fonctionne le dialogue social dans les entreprises (Alexandre Fretti).

 


 

[1] https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2022/11/RapportIfop.pdf

 

[2] https://www.onet.fr/proprete-services/la-proprete-cest-fondamental/resultat-etude-ipsos-onet/

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