" Osons un débat éclairé "

Où sont les femmes ?


Coordination : Emmanuelle Auriol, membre du Cercle des économistes

Contributions : Laurence Boone, Secrétaire d’État chargée de l’Europe, Ministère de lEurope et des Affaires étrangères, Christine Lagarde, Banque Centrale Européenne (BCE), Louise Mushikiwabo, Organisation Internationale de la Francophonie


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Propos introductif d’Emmanuelle Auriol, membre du Cercle des économistes

En 1945 – c’est à peu près là que commence le monde moderne – il y a zéro pays dans le monde où les droits des hommes et des femmes sont identiques. En 2022, selon la Banque Mondiale, qui suit l’égalité en termes de droits entre les hommes et les femmes sur la planète, il y a 12 pays où il y a une égalité parfaite. Ces 12 pays sont tous dans l’Union Européenne. C’est quelque chose que j’aimerais que vous ayez en tête parce que cela n’est pas dû au hasard ; l’Europe est un endroit particulier de ce point de vue. Cela veut dire qu’il y a 178 pays où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Est-ce que cette égalité de droits, qui est, de fait, chez nous une réalité, se traduit par une égalité de carrières, de chances ? Non. La discrimination, quand elle est légale, est un obstacle très clair. Toutefois, il y a une forme de discrimination culturelle, qui dure dans le temps et qui est très difficile à secouer.

Je prendrai deux ou trois chiffres avant de donner la parole à nos panélistes. Depuis 40 ans, les femmes sont plus diplômées que les hommes, donc elles réussissent mieux à l’école, quels que soient les critères que vous considérez : les redoublements, les mentions, etc.. De ce fait, elles réussissent mieux aussi à l’université. Dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), plus de 60 % des diplômés du supérieur sont des femmes. C’est un état qui dure depuis de nombreuses années maintenant. En France, dans les années 80, il y avait à peu près l’égalité hommes-femmes à l’université. Depuis, les femmes sont plus diplômées. Cela a eu des effets. D’ailleurs, aux États-Unis, au moment de la crise de 2008, le chômage des femmes était en-dessous de celui des hommes parce qu’elles sont tout simplement plus diplômées. Néanmoins – et je prends l’exemple de l’Europe qui est plus égalitaire a priori que le reste du monde –, si on regarde le pourcentage de dirigeantes dans les entreprises européennes, il est de 28 %. Il y a donc un décalage entre la massification de l’enseignement supérieur auprès des filles et leur performance économique dans leur carrière. Il y a aussi 16 % des entreprises qui n’ont aucune femme dans leur équipe dirigeante aujourd’hui en Europe. Nous voyons donc bien qu’il y a tout de même des plafonds de verre.

Il y a une profession, la mienne, qui a été particulièrement bien documentée et qui met en évidence la discrimination, c’est celle des économistes-chercheurs. Pourquoi cela est-il particulièrement bien documenté ? Parce que nous avons des tas d’outils pour séparer ce qui est corrélation de ce qui est causalité. Nous faisons donc, par exemple, des expériences contrôlées et cela nous permet de mesurer le poids de la discrimination. Le panorama n’est donc pas tout rose. Évidemment, nous avons effectué des progrès depuis 1945, mais il y a des obstacles énormes qui subsistent.

Synthèse

Il faut tout d’abord mesurer les gains qu’il est possible de réaliser si tous les êtres humains, hommes et femmes, avaient les mêmes droits, les mêmes accès, les mêmes rémunérations pour les mêmes postes, la même liberté de choix, préconise Christine Lagarde. Si les femmes accédaient à l’emploi dans les mêmes conditions que les hommes, il y aurait probablement à peu près 10 millions de salariés en plus dans l’Union Européenne et une augmentation du PIB de l’ordre de 10 % d’ici 2050. Cela veut dire un enrichissement de nos économies par l’apport de nouvelles richesses, de nouvelles activités, de nouvelles compétences, de nouveaux talents.

Les métiers très féminisés sont ceux où on gagne le moins d’argent, déplore Laurence Boone. D’ailleurs, quand une profession se féminise, les salaires baissent. Les femmes qui ont un contrat temporaire ont 78 % de risques supplémentaires de se faire harceler. Beaucoup de progrès ont été faits, mais tant que le mot « faible » sera associé au mot « femme », la société jugera que les femmes ne sont pas aptes à être au pouvoir parce qu’être au pouvoir, c’est être un homme fort.

S’il y a de la discrimination, c’est-à-dire si les préjugés empêchent certaines catégories de personnes d’accéder à des responsabilités où elles seraient utiles, il faut imposer des quotas, affirme Emmanuelle Auriol. Les quotas en politique ont montré que les femmes sont de très bons hommes politiques ordinaires.

Des études américaines ont regardé comment la participation des femmes change la politique, rapporte Laurence Boone. Elles lèvent plus d’argent pour leur campagne politique, font plus de lois et les font plus voter que les hommes. Il faudrait donc admettre que les femmes sont au moins aussi efficaces, si ce n’est plus, en politique que les hommes.

Il n’y a pas de remède miracle, tranche Louise Mushikiwabo. La volonté politique est l’ingrédient le plus important pour pouvoir faire avancer les femmes, pour les placer là où il faut qu’elles soient, pour s’assurer que les lois qui favorisent les femmes, qui leur donnent leurs droits, soient respectées. Il faut donner l’exemple aussi. Il faut casser les préjugés par l’action.

En Europe, quatre femmes sont à la tête de puissantes institutions, relève Laurence Boone. Toutefois, il y a seulement un tiers de femmes au Parlement Européen. Idem au Sénat et à l’Assemblée. Dans les commissions du Parlement Européen, où les lois sont rédigées – donc le lieu d’influence et de pouvoir – il est impossible de trouver des femmes. Dans les gouvernements européens des 27, il n’y a que quatre femmes Ministres de l’Économie et des Finances.

Le Rwanda est un pays qui a décidé de donner la place qui revient aux femmes, à commencer par le Parlement qui est à 63 % féminin, se réjouit Louise Mushikiwabo. Ces femmes parlementaires ont légiféré et se sont assurées de mettre en place des lois très sévères par rapport à la discrimination ou aux crimes commis contre les femmes et les filles, dont le viol. Avec le temps, la société s’est rendue compte que la femme rwandaise avait un apport très important.

Il faut fixer des règles, mettre en place des incitations et des sanctions, suggère Christine Lagarde. S’il y a aujourd’hui 40 % de femmes à l’Assemblée Nationale en France, c’est tout simplement parce que les textes ont permis l’accès des femmes à la députation. Deuxièmement, il faut mettre en place des mécanismes législatifs au sein des entreprises pour permettre exactement le même déroulement de carrière et soutenir les parents dans leur mission vis-à-vis de leurs enfants. Troisièmement, il faut parvenir à extirper cette espèce de biais cognitif discriminant qui amène la société à considérer les femmes dans leur contribution économique, dans leur participation intellectuelle, comme étant un tout petit peu des sous-hommes et considérer qu’un homme ou une femme, dès lors qu’il fait la preuve de ses mérites, peut contribuer exactement dans les mêmes conditions.

Le moment est d’ailleurs venu de reconnaître aussi les femmes qui travaillent de chez elles, affirme Louise Mushikiwabo. Elles sont considérées comme sans emploi alors qu’en réalité, elles travaillent du matin au soir et contribuent énormément au bien-être, y compris économique, de leur famille.

Il faut que les femmes s’autorisent leurs choix, renchérit Laurence Boone. Il n’y a pas de culpabilité à avoir si elles aiment travailler ou si elles passent leur temps différemment avec leurs enfants. Il n’y a pas de métiers pour les femmes et il n’y a pas de stéréotypes. La chose qui reste à faire est de dire aux filles qu’elles peuvent choisir.

Cependant, il y a encore des problèmes, notamment d’accès à la finance par les femmes, signale Louise Mushikiwabo. Cela est lié au manque d’éducation sur tout ce qui est financier, économique et scientifique.

La participation des femmes dans les études économiques est très genrée, confirme Christine Lagarde. Il serait vraiment très important que des jeunes filles s’orientent vers les disciplines qui sont souvent considérées comme masculines. La Banque Centrale Européenne (BCE) a été contrainte de créer des bourses pour permettre aux jeunes filles qui étudient l’économie d’aller jusqu’au bout de leurs rêves. Un certain nombre d’institutions ont fixé des quotas. La BCE a doublé le nombre de femmes à des postes de direction depuis cinq ans. Il est fondamental d’investir dans leur avenir et de les engager à avoir confiance en elles et à avoir le courage de briller, parce qu’elles ont les talents.

Il y a une façon d’appréhender les problèmes et la vie qui est différente entre les genres, constate Emmanuelle Auriol. En économie, les femmes et les hommes ne s’intéressent pas aux mêmes choses. Cela est également vrai dans leurs études. La majorité des médecins aujourd’hui sont des femmes, donc celles-ci vont naturellement vers la santé ou des disciplines littéraires où les salaires sont plus bas.

Il y a quelque chose qui reste vraiment très important : c’est la perception des femmes et de la société, note Laurence Boone. Larry Summers, prix Nobel d’économie, a expliqué que les femmes n’avaient pas un cerveau fait pour les mathématiques. Les études démontrent que les femmes réussissent au moins aussi bien que les hommes quand elles font des maths, du français, des sciences. Marianne Bertrand, économiste, montre que les filles qui sont dans des écoles non mixtes font beaucoup plus de maths, de sciences. Elles échappent aux stéréotypes et peuvent ainsi se lâcher et progresser.

Le paysage mondial est très contrasté sur la question de l’avancement des femmes, déplore Louise Mushikiwabo. En ce qui concerne l’accès des filles au savoir et à l’argent, il y a des progrès à faire. L’éducation des filles dans le monde est la clé qui va faire sauter beaucoup de verrous et cela est d’autant plus important que le Bureau International du Travail estime que 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes. Cela est inacceptable. On parle des préjugés et on met cela sur le compte de la culture, mais ce n’est pas vrai.

Il y a effectivement des avancées, mais aussi beaucoup de reculs, se désole Emmanuelle Auriol. L’Europe est un phare dans la nuit en termes de droits des femmes. D’après les indices de la Banque Mondiale, la pire situation en termes d’égalité de droits se trouve au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il est difficile de dire que c’est culturel. Il s’agit peut-être que de corrélations avec la pauvreté, mais il y a des endroits très pauvres où les droits des femmes sont beaucoup plus respectés. Le droit des femmes est quelque chose qu’il faudrait graver dans le marbre. Cela fait une société plus juste et plus efficace.

Il ne faut jamais oublier qu’il peut suffire d’une crise politique, économique, religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question, prévient Laurence Boone. Cela a été constaté en Afghanistan, en Iran : des États qui reviennent sur le droit à l’avortement. Cela est d’autant plus important que l’on pensait que ce serait toujours des pays  économiquement moins développés qui remettraient les droits des femmes en question, mais on a la preuve que ce n’est pas vrai. Les députés européens ont lancé quelque chose qui s’appelle le Pacte Simone Veil ayant pour ambition que chaque Parlement national des 27 pays membres de l’UE aligne sa législation sur le plus haut niveau du droit des femmes du meilleur pays de l’Union Européenne.

Il faut observer ce qui fonctionne dans certains pays et partager ces pratiques pour que d’autres puissent s’en inspirer, les adapter, confirme Louise Mushikiwabo. De plus, il y a des femmes qui ont fait beaucoup de belles choses partout dans le monde. Elles jouent un rôle de modèle. Toutes ces belles histoires de femmes doivent être disponibles et partagées. Il faut changer les stéréotypes, par exemple, en mettant des femmes à des postes traditionnellement réservés aux hommes. Il est important que le petit garçon et la petite fille grandissent sans positionner les femmes d’une manière qui les minimise.

Il faut faire en sorte que chacun comprenne que c’est un défi pour tout le monde et pas seulement pour les femmes, souligne Christine Lagarde. Il faut que chacun, là où on est, essaye de trouver des solutions de soutien et d’encouragement. Une journaliste de la BBC avec Claire Shipman, chercheuse à Harvard, a écrit le Code de confiance[1] qui démontre de manière très empirique que le capital de confiance des filles à l’âge de 7-8 ans diminue entre 8 et 13 ans d’environ 30 %. Il faut être très attentif à préserver ce capital de confiance des jeunes filles et les aider à continuer à réaliser leurs rêves.

Les jeunes filles manquent d’ambition, observe Louise Mushikiwabo. Elles hésitent et cela les bloque beaucoup. Cela existe dans toutes les cultures et dans le monde entier. Il y a un message à faire passer aux jeunes filles : allez-y !

En termes de solutions, les quotas ont l’air de fonctionner ainsi que les rôles modèles, conclut Emmanuelle Auriol. Les écoles non-mixtes pourraient être éventuellement une solution, notamment pour l’enseignement des sciences. Il est également important de comptabiliser le Produit National Brut (PNB) non marchand.

 

Propositions

  • Instaurer des quotas (Emmanuelle Auriol).
  • Mettre en place des incitations et des sanctions (Christine Lagarde).
  • Mettre en place des mécanismes législatifs ou au sein des entreprises pour permettre le même déroulement de carrière entre les hommes et les femmes (Christine Lagarde).
  • Écoles non-mixtes (Laurence Boone).
  • Comptabiliser le PNB non marchand (Louise Mushikiwabo).

 


 

[1] L’art de la confiance en soi – Ce que les femmes devraient savoir, Katty Kay et Claire Shipman, 2017, Tredaniel La Maisnie.

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