" Osons un débat éclairé "

Pour l’industrie verte, choisir une agriculture de solutions

L’agriculture est au cœur de la problématique de la transition écologique et énergétique. Souvent accusée de tous les mots en matière de pollution, surexploitation des sols et autres pratiques d’élevages décriées, le secteur agricole a bon dos lorsqu’est invoqué le dérèglement climatique et ses effets. D’autant plus préjudiciable à ce secteur qui permet d’assurer notre souveraineté alimentaire.

L’auteur de cette note explique pourquoi, et comment, face aux défis de la décarbonation et de la souveraineté, une agriculture puissante et solide s’impose. Encore faut-il la construire, ou reconstruire, à travers des politiques publiques adaptées et pragmatiques. Est-il normal que, depuis le début de l’an 2000, nos importations dépassent nos exportations alimentaires ? Non. Est-il normal que le secteur agricole tricolore continue d’émettre un peu plus de 80 millions de tonnes d’équivalents CO2 chaque année, entre l’entretien des grandes cultures, l’élevage, le machinisme, etc. ? Non.

Les défis sont nombreux. Il convient d’organiser une planification ambitieuse, travailler à la décarbonation des élevages plutôt qu’à leur décapitalisation, assurer un revenu décent aux agriculteurs et exploitants, offrir le choix d’une alimentation saine et durable, convaincre la jeunesse de la valorisation des métiers agricoles, nourriciers vertueux d’une planète en demande. Une solution pour l’agriculture, une agriculture de solutions.

S’agissant du défi vertigineux que représente le dérèglement climatique, l’agriculture a ceci de particulier qu’elle est à la fois une partie du problème, et une large part de la solution. Il appartient à tous les acteurs de la chaîne de valeur agricole d’embrasser cette complexité pour faire des choix éclairés. Cela vaut pour les agriculteurs eux-mêmes bien entendu, qui sont chaque jour en première ligne sur ces questions. Mais cette complexité doit également être mieux appréhendée par les dirigeants des entreprises transformatrices et distributrices, qui exercent un pouvoir de prescription, ainsi que par les décideurs publics. Ensemble, il nous appartient de créer les conditions d’une agriculture suffisamment forte pour accomplir les travaux que la société attend d’elle.

Face aux défis de la décarbonation et de la souveraineté, une agriculture puissante s’impose

Rappelons d’abord un constat : la souveraineté agricole de la France s’étiole dangereusement, et avec elle l’idée même de l’agriculture comme une question stratégique. Les importations alimentaires ont doublé dans notre pays depuis l’an 2000. La balance agricole française avec les pays tiers serait déficitaire sans l’excellence de nos productions de vins et de spiritueux. Un poulet sur deux consommé dans l’hexagone est importé, de même que 70% des fruits et 30% des légumes.

Ces chiffres, régulièrement égrainés dans les médias à mesure que des rapports sont venus objectiver notre perte de souveraineté, peuvent avoir un effet sidérant, presque paralysant. Comme quand chaque nouvelle publication du GIEC étaye l’urgence à agir, et que chaque fois le problème paraît plus insaisissable. Pourtant, enrayer le déclin est encore possible, et doit urgemment devenir une priorité nationale. Car déléguer à outrance notre alimentation, renoncer à une agriculture française forte, cela revient à se priver de toutes les solutions qu’a à offrir le vivant.
D’après différentes modélisations, le secteur agricole français émet aujourd’hui environ 81 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an, ventilés entre l’élevage, les grandes cultures et la consommation énergétique (machinisme, chaudières…). Ce chiffre est en baisse depuis les années 1990 (-11MT), et cette « désintensification-carbone » doit se poursuivre d’ici 2030 pour permettre à la France de respecter ses engagements climatiques internationaux. Des plans de transformation ambitieux sont ainsi en cours de rédaction, qui constitueront bientôt les feuilles de route de notre politique agricole et agro-alimentaire.

En lien avec le paradoxe que nous soulignions en introduction, mettons tout de même un point au débat : la décarbonation de l’agriculture, si elle doit induire des diminutions de production, nous privera d’une part de notre souveraineté, car nous importerons encore plus de denrées, produites selon des règles encore moins en phase avec les nôtres. Mais, peut-être pire encore, une décarbonation synonyme de décroissance nous priverait des moyens de décarboner d’autres secteurs de l’économie, à commencer par l’énergie et les transports, mais aussi la chimie et les matériaux, qui comptent plus que jamais sur l’agriculture pour subvenir à leurs besoins. Nous aurons alors perdu sur tous les plans. A trop refuser l’agriculture-puissance, on court le risque de saborder l’agriculture-solutions.

Quatre choix pour permettre à l’agriculture de décarboner l’économie

Face au mur de la biomasse, appréhender l’intrication des productions et organiser une planification ambitieuse

L’agriculture n’est donc pas tout à fait un secteur à décarboner comme un autre, en ce que les autres secteurs de l’économie, dans leurs propres plans de transformation, prévoient de la mettre à contribution pour décarboner leurs productions. Passer des énergies fossiles aux bioénergies, des matériaux aux biomatériaux, de la chimie à la chimie verte… Tout cela suppose un usage maîtrisé et piloté de la ressource en biomasse, laquelle se tendra inévitablement.

Un bon exemple est celui des biocarburants, filière d’excellence en France depuis une trentaine d’année, qui ont d’abord été utilisés en mélange avec des carburants fossiles, pour décarboner les véhicules particuliers. Avec la fin annoncée des moteurs thermiques et l’électrification croissante du parc de véhicules légers, c’est vers les flottes captives de poids lourds que pourront être fléchés les volumes de biocarburants issus du monde agricole, cette fois utilisés en pur dans les moteurs avec des solutions de type B100, qui réduisent d’environ 60% les émissions de GES vis-à-vis de l’équivalent fossile.

D’autres types de biomasse peuvent être mobilisés, pour d’autres usages. Ainsi, la biomasse lignocellulosique, celle des résidus forestiers, pourra aider à la décarbonation du secteur aérien selon des procédés industriels dit de 2e génération. La technique existe, elle est maîtrisée ; reste à la passer à l’échelle et à créer les chaînes logistiques de collecte pour alimenter les futures installations. D’ici là, d’autres filières, d’autres biomasses encore, auront une contribution à apporter aux chantiers immenses de l’aviation moins carbonée. Pensons notamment aux cultures intermédiaires, cette bonne pratique agricole qui couvre les sols entre deux cultures principales, empêche le lessivage des nitrates et capte le carbone. Elles sont des facteurs incontestables de performance environnementale des exploitations. Demain, transformées selon le procédé industriel idoine, des cultures intermédiaires oléagineuses à cycles courts pourront faire voler des avions et apporter un revenu complémentaire à l’agriculteur.

De la même manière, le besoin criant de passer d’une chimie pétrosourcée à une chimie biosourcée créera inévitablement un intérêt pour les solutions végétales, dans un but de décarbonation et de préservation de la santé publique. Sur l’ensemble de ces questions, et alors que tant d’industries se disputent les mêmes ressources de l’agriculture et de la forêt, on comprend que le choix d’une transition planifiée s’impose pour aligner de manière optimale offre et demande.
Surtout, les choix des décideurs doivent prendre en compte la complexité inhérente au vivant, dont les productions sont systématiquement des coproductions. L’huile végétale utilisable en énergie renouvelable est par exemple coproductrice de protéine végétale, dont l’Europe est en besoin pressant pour amoindrir sa dépendance aux importations déforestantes. Bien plus que des déchets, ces coproduits sont une biomasse précieuse, qui peut fournir en matière première renouvelable de nombreuses filières de production. Il faut leur trouver, autant que faire se peut, des valorisations qui conjuguent décarbonation de filières fossiles et valorisation économique des coproduits agricoles. Cette imbrication des productions doit être appréhendée dans sa complexité, à l’heure des grands choix pour l’agriculture et l’agro-alimentaire français.

Pour l’élevage de demain, choisir la décarbonation plutôt que la décapitalisation

La décapitalisation de l’élevage français est déjà une réalité. La filière bovine, dans laquelle le phénomène est sans doute le plus perceptible, a perdu 9,5% de ses animaux entre 2016 et 2022, avec un recul encore plus prononcé dans les filières allaitantes. Cette tendance n’est pas liée, ou en tout cas pas dans les mêmes proportions, à un changement des habitudes alimentaires des Français. Alors que la consommation de viande par habitant avait baissé entre les années 1990 et 2013 (-11%), elle semble en effet depuis cette date avoir atteint un plateau, voire remonter légèrement (+3% entre 2013 et 2022). Seulement, cette dynamique n’est plus tirée par des produits domestiques, issus d’élevages dont la Ferme France est capable de piloter la performance environnementale, mais bien par des denrées d’importation. Faire le choix d’une décapitalisation du bétail français, c’est à dire un tarissement contraint de l’offre, est un non-sens.

Cette décapitalisation subie n’est bonne ni pour le climat, ni pour l’économie, ni pour nos campagnes. Les éleveurs sont pris dans des injonctions contradictoires intenables, et la crise économique que traverse l’élevage est en train de se muer en une profonde et traumatique crise d’identité. Il nous faut affirmer que l’élevage demeure une chance pour notre pays, et enclencher en sa faveur les transformations qui s’imposent. La nutrition animale, en particulier, aura un rôle déterminant à jouer dans la décarbonation de l’élevage : par une meilleure alimentation, on peut produire des denrées animales moins carbonées au kilo, qu’il s’agisse du lait, des œufs ou de la viande. Des progrès conséquents ont déjà été réalisés en la matière, et des innovations de rupture sont devant nous.

Surtout, il nous faut imaginer les modèles économiques de cette transition, qui puissent valoriser dans la rémunération des éleveurs non seulement le moindre impact carbone de leurs cheptels mais également les puits de carbone de leurs prairies, et toutes les aménités positives de leurs productions sur nos territoires. Ce choix de la décarbonation plutôt que de la décapitalisation doit par exemple intégrer l’urgent besoin d’une fertilisation moins dépendante des intrants fossiles, dont une part croissante doit trouver sa source dans les effluents d’élevage.

Avec les légumineuses, faire le choix d’une alimentation saine et durable

Si l’on a largement développé les co-bénéfices de l’activité agricole et son potentiel « décarbonant », il convient de toujours rappeler la mission première de l’agriculture : nourrir les femmes et les hommes. Nourrir en quantité, et nourrir en qualité. Sur la quantité, rappelons que manger à sa faim n’est plus une évidence en France : selon l’INSEE, la tempête inflationniste de 2022 a engendré une baisse de 8% de la dépense alimentaire des ménages par rapport à la période 2017-2019. Près de 2,5 millions de nos concitoyens ont recours, au moins de manière épisodique, aux banques alimentaires. Le facteur qualité, quant à lui, s’impose comme un combat de santé publique de premier plan : un Français sur deux est en surpoids, et près de 17% des adultes sont touchés par l’obésité.

Là encore, ces enjeux peuvent être appréhendés de concert avec ceux de la transition agricole. Les légumineuses, par exemple, sont une solution abordable et nécessaire, qui matérialise une approche de type « santé environnementale ». Les consommateurs ont besoin d’intégrer ces plantes (pois, lentilles, légumes secs…) à leurs régimes alimentaires ; quand les agriculteurs ont besoin de les intégrer à leurs rotations pour bénéficier de leurs vertus agronomiques. Ces plantes riches en protéines végétales, en effet, captent l’azote de l’air et la restituent au sol, créant des synergies avec les cultures suivantes. En particulier, elles permettent un moindre recours aux engrais minéraux, issus de ressources fossiles et massivement importés.

Pour ces filières, la demande semble être au rendez-vous. Toutefois, il nous appartient collectivement de mieux structurer l’offre, là aussi avec un sujet de quantité et un sujet de qualité. Comment, d’abord, réintroduire dans les assolements ces variétés, de sorte à structurer des filières à même de bénéficier d’une taille critique ? Comment, ensuite, mettre en adéquation les légumineuses produites avec les besoins qualitatifs des industriels, en phase avec les nouvelles habitudes de consommation ?
Souvent, ces productions ont été abandonnées dans les assolements, car peu rentables ou trop limitées en termes de surfaces pour les contraintes opérationnelles de l’aval. Des investissements publics et privés conséquents doivent être engagés pour la recherche variétale sur ces cultures, dont les semences n’ont guère évolué depuis les années 1960. Il s’agit à la fois d’adapter ces filières au contexte du réchauffement climatique, et de rapatrier leur production sur notre sol, l’essentiel des volumes consommés en France aujourd’hui étant importés. Les réintroduire est une question de transition agricole et de souveraineté alimentaire, mais aussi de comportement des consommateurs : à eux d’agir en citoyen en faisant le choix résolu des légumineuses françaises, quand elles existent.

Offrir à notre jeunesse le choix d’une carrière engagée et valorisante

On l’a vu, l’agriculture peut être source de solutions très diverses, en lien étroit avec son aval qu’est l’industrie agro-alimentaire. Pour réaliser ses promesses, pourtant, encore faudra-t-il savoir attirer des talents en nombre suffisant, tout au long de la chaîne de valeur. Il est urgent de provoquer le réenchantement de certains métiers, à commencer par ceux qu’offrent l’agriculture et l’industrie.

En agriculture, la prophétie est désormais bien connue mais chaque jour plus proche de se réaliser : dans les dix ans, un exploitant agricole sur deux devrait prendre sa retraite. Avec un taux de transmission actuel d’environ deux installations pour trois départs, on se dirige donc vers une attrition mécanique de la profession. Les besoins de transformation sont pourtant grands dans le secteur agricole, et nécessiteront des emplois nombreux pour mailler le territoire.

Le constat est similaire dans l’industrie. Des années à croire que nous pourrions nous passer des usines nous ont conduit en effet à perdre notre souveraineté en la matière, et les emplois associés. Dans bien des filières, la possibilité d’une transmission du savoir-faire interne à l’usine, entre l’expert et l’apprenti, s’est perdue en même temps que la fierté à exercer ces métiers. Il nous faut recréer les conditions pour que nos jeunes choisissent l’industrie, et cela commence par une meilleure explication de ce qu’elle est, des perspectives qu’elle offre et des desseins qu’elle sert. Il ne faut plus avoir peur d’ouvrir nos usines, pour donner à voir les transformations qu’elles connaissent.

Dans un cas comme dans l’autre, il est question de redorer les blasons symboliques de l’industrie et de l’agriculture. Mais le choix des jeunes ne sera pleinement accompli que s’il est sous-tendu par des perspectives matérielles satisfaisantes, tant du point de vue de la rémunération que du rapport au travail. Aucune carrière, pas même une carrière agricole, ne doit être entreprise comme un sacrifice.

S’agissant de la rémunération des agriculteurs, il y a un vrai enjeu à renverser le principe pigouvien bien connu du pollueur-payeur, qui brusque parfois les consciences, pour aller vers un modèle du protecteur-rémunéré. Intégrer dans le prix des productions les externalités positives permises par l’agriculture est un levier de répercussion du coût des meilleurs pratiques, et d’amélioration du revenu agricole. Le consommateur, qui consacrait 29% de son budget à l’alimentation en 1960 mais guère plus que 17% en 2019, devra accepter de payer le coût de son mieux-manger.

A l’heure où les jeunes s’interrogent – avec raison ! – sur le sens profond à donner à une carrière, l’industrie et l’agriculture offrent des moyens très concrets de mettre son énergie au service d’un idéal plus grand que nos destins individuels. Agir pour notre souveraineté, œuvrer à nos transitions : voilà les perspectives très tangibles que dessine le choix d’une carrière engagée.

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