" Osons un débat éclairé "

Quelle politique de lutte contre la pauvreté ?


Coordination : Stéphane Carcillo, membre du Cercle des économistes

Contributions : Carole Alsharabati, Siren Associates, Thierry Beaudet, CESE (Conseil Économique Social et Environnemental), Adrien Chaboche, Emmaüs International, Velia Vidal, Société éducative et culturelle de Motete

Modération : Fanny Guinochet, France Info / La Tribune


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Propos introductif de Stéphane Carcillo, membre du Cercle des économistes

La pauvreté en France dépend du critère, c’est une pauvreté relative, que l’on définit par rapport au revenu médian. On dit que les gens sont pauvres s’ils sont en dessous de 60 ou 50 % du revenu médian, selon les définitions ; 60 %, cela donne un revenu de 1 100 euros par mois environ pour une personne seule. En couple ou avec des enfants, c’est beaucoup plus élevé. Pour vous donner un ordre d’idée, le RSA pour une personne seule est de 600 euros, ce qui ne comble pas le fossé qui vous amène au-dessus de la pauvreté. Cela peut monter beaucoup plus pour les personnes avec enfants, mais une fois encore, les besoins sont beaucoup plus importants quand on a des enfants.

Pour lutter contre la pauvreté, la première idée est d’augmenter les aides et sortir plus de personnes de la pauvreté. En fait, pratiquement aucun pays ne le fait, y compris les pays nordiques qui sont des modèles d’intégration, d’égalité et de lutte contre la pauvreté. Pourquoi ? Parce qu’il faut qu’il y ait suffisamment d’incitations à reprendre un travail ; il faut que le travail paye par rapport à l’inactivité. En effet, parmi les personnes pauvres, certaines peuvent travailler. Toute la difficulté des politiques de lutte contre la pauvreté est d’arriver à donner suffisamment de ressources à ceux, qui pour diverses raisons, ne pourront pas retravailler ; d’arriver à mieux cibler et à augmenter les aides pour ces personnes – parce que quoi qu’il arrive, ces personnes ne pourront pas retravailler car elles ont des problèmes de handicap, des problèmes d’âge, des problèmes psychologiques, ou des problèmes de garde – et donner un minimum aux personnes qui peuvent retravailler, pour les inciter à reprendre un emploi.

Une deuxième problématique sur les aspects monétaires de lutte contre la pauvreté est que beaucoup de personnes qui auraient droit à ces aides ne les prennent pas. Le taux de recours, c’est-à-dire le nombre de personnes éligibles aux aides sociales et qui vont les demander, est de 65 % : 35 % ne vont pas les demander. C’est donc tout le débat sur l’automatisation du paiement des aides ; en automatisant le versement des aides en fonction des déclarations de revenus, on ferait probablement baisser le taux de pauvreté parce qu’on réduirait ce qu’on appelle le non-recours à ces aides.

Le problème de la pauvreté n’est pas qu’un problème d’aide monétaire, c’est beaucoup un problème d’accès à l’emploi, notamment en France, mais aussi dans d’autres pays. La lutte contre la pauvreté et la récurrence des épisodes de pauvreté s’appuie sur un accompagnement renforcé pour faciliter la reprise d’un emploi. Aujourd’hui, 6 ménages sur 10 sont dans la pauvreté lorsqu’ils ont des enfants si aucun des deux parents ne travaille ; 2 ménages sur 10 si un des deux parents travaille ; 1 ménage sur 20 si les deux parents travaillent. L’emploi, mais aussi le nombre d’heures travaillées dans le mois, compte énormément pour sortir de la pauvreté.

Du coup s’ouvre le débat sur ce que l’on fait pour aider les personnes à retrouver un emploi. C’est tout le débat sur les barrières non-monétaires ; le non-emploi n’est pas toujours un problème d’incitation – un montant d’aide versée qui serait trop important par rapport au travail. Certaines personnes ont des barrières qui font qu’elles ne peuvent pas retrouver un emploi. Par exemple, j’ai un petit enfant, je n’ai pas de garde pour travailler à temps plein, ou alors la garde est beaucoup trop loin de mon domicile et de l’emploi, c’est ingérable ; ou alors il y a des emplois disponibles mais ils sont beaucoup trop loin de là où j’habite et je n’ai pas de moyens de transport. C’est parfois aussi un problème de compétences : il manque des compétences clés, comme la connaissance de certains logiciels, ou de bonnes capacités relationnelles. Ce sont parfois des problèmes de logement :  je cherche un logement proche de mon travail, car j’en ai un aujourd’hui et ai-je bénéficie d’une aide au logement, mais si je bouge dans la ville où il y a du travail pour moi, je perdrais mon logement social. C’est un énorme frein à la mobilité. Ces questions de mobilité, ces questions de logement, ces questions de garde d’enfants, sont vraiment très importantes pour lutter durablement contre la pauvreté, c’est-à-dire aider les gens à reprendre durablement un emploi. Se pose donc la question de la bonne coordination de ces politiques avec la lutte contre la pauvreté qui est essentielle. D’où la réforme de France Travail, qui est censée remplacer Pôle Emploi, et par suite le débat sur l’activation automatique des bénéficiaires du RSA. Pourquoi ? Parce qu’il y a parfois un manque de compétences (activation en entrée en formation) ou un manque d’expérience (activation en entrée en stage). Ces débats sont donc très liés ; on cherche à permettre à ces gens de reprendre un emploi, parce ce que c’est la clé de la sortie de la pauvreté.

Synthèse

La lutte contre la pauvreté est l’affaire de la société tout entière, souligne Thierry Beaudet. Cela nécessite l’engagement de tout le corps politique et de tout le corps social. Dire cela dans notre pays ne va pas de soi. C’est à la fin des années 1980 que Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, a dit pour la première fois que la pauvreté n’était pas l’affaire de personnes qu’il fallait laisser de côté et traiter de manière isolée, mais que c’était une atteinte aux droits humains fondamentaux. En d’autres termes, personne ne mérite d’être pauvre. Le discours politique aujourd’hui est un peu ambigu. Être pauvre n’est pas uniquement une question d’argent, c’est être en situation monoparentale et ne pas pouvoir régler les problèmes de l’éducation, de la prise en charge de son enfant pendant qu’on travaille, c’est ne pas pouvoir faire face à des dépenses imprévues, c’est avoir un problème de santé et ne pas pouvoir accéder aux soins, c’est ne pas pouvoir utiliser internet pour un usage privé, c’est ne pas avoir la possibilité de réunir des amis ou sa famille autour d’un verre ou d’un repas. La question de la pauvreté doit donc embrasser l’ensemble des politiques publiques et pas seulement la politique de l’emploi. Nous sommes, dans notre pays, dans une situation d’acceptation d’une forme d’assignation à résidence, sociale, scolaire, spatiale. 100 000 jeunes sortent tous les ans du système scolaire sans qualifications, et on n’agit pas plus que ça. Toute la société doit s’engager pour donner du pouvoir de vivre aux individus.

Par exemple, une personne, actuellement compagnon chez Emmaüs Saint-Nazaire, était auto-entrepreneuse dans le bâtiment, elle gagnait relativement bien sa vie, payait environ 9 000 euros d’impôts chaque année, illustre Adrien Chaboche. À l’issue d’un chantier qui n’a pas été payé, elle a perdu ses revenus et s’est retrouvée dans l’impossibilité de payer ses factures. Lorsque cette personne a voulu bénéficier d’aides, on lui a répondu qu’elle avait trop gagné d’argent l’année passée. Elle s’est donc retrouvée à vivre dans sa voiture. C’est typiquement le cas de figure d’une personne qui tombe dans la grande précarité parce que la réponse qu’on peut lui apporter n’est pas immédiate, n’est pas sans conditions et n’est pas dans la confiance. Si les politiques publiques continuent à voir la personne dans la précarité comme un fraudeur potentiel et commencent par regarder la personne à travers cette grille de lecture, on n’y arrivera pas. Pour que cela fonctionne, il faut être dans la confiance, donner les moyens à la personne de retrouver son indépendance et sa dignité tout de suite. Certes, il y aura des fraudes mais elles resteront marginales par rapport au bénéfice social et économique qui consistera à ce que les personnes ne tombent pas dans la grande précarité. Cette notion de confiance et d’inconditionnalité de l’accueil est mise en pratique à Emmaüs, qui en outre, estime que le travail est un élément de dignité. C’est pourquoi Emmaüs souhaite promouvoir des activités économiques réellement éthiques et solidaires, non seulement distribuer des aides financières mais aussi favoriser le fait de créer des activités économiques locales qui vont permettre aux personnes d’avoir un travail qui a du sens. En effet, on veut vivre de son travail mais on ne veut pas forcément travailler pour vivre.

En Amérique latine, la perspective de la pauvreté est très différente, mais cela ne veut pas dire que l’on s’habitue à la pauvreté, souligne Velia Vidal. Dans cette région du monde, plus de 80 % de la population est d’origine africaine, et en Colombie, le taux de pauvreté est très élevé. Les 5 départements où l’indice de faim est le plus élevé ont une concentration très élevée de population afro-américaine et indigène. Il est nécessaire d’incorporer la perspective ethnique différentielle ; il ne peut pas y avoir de politique d’élimination de la pauvreté si on n’élimine pas le racisme. L’Europe doit aussi le comprendre.

Au Liban, la pauvreté est arrivée en un ou deux ans, indique Carole Alsharabati. C’est le résultat d’une crise choc qui a déclenché une faillite de l’État, des banques, du secteur privé, du secteur public. Aujourd’hui 50 % de la population est en dessous du seuil de pauvreté et 25 % en dessous du seuil de l’extrême pauvreté. Cette situation est le fait d’un régime qui se nourrit de ce mécanisme. Pendant de longues années, il a mis en place des subventions qui allaient au profit des plus riches, des businessmen, au profit de la contrebande. Les mécanismes de retraite et de sécurité sociale ont bénéficié à 2 % de la population uniquement. Il fallait trouver une alternative assez rapide, c’est pour ça que le Liban s’est dirigé vers le cash transfer, un mécanisme de transfert de cash mensuel vers les familles les plus pauvres. C’est un grand challenge ; dans un pays corrompu, en pleine faillite, sans institution étatique, comment faire parvenir l’argent à ceux qui en ont besoin ? Le défi était énorme, en particulier en période électorale où les voix s’achètent et se vendent. C’est à ce moment-là qu’un groupe de jeunes a numérisé toute la chaîne logistique de la distribution d’aides aux pauvres, grâce à un système entièrement automatisé dans lequel ont été inclus des modèles de prédiction permettant d’évaluer le degré de pauvreté des ménages. Combattre la pauvreté au Liban, c’était aussi combattre un régime corrompu. C’est un gros espoir, avec l’entrée des jeunes de la tech pour réduire la pauvreté.

L’automatisation du versement des aides en fonction de son revenu courant et non pas en fonction de sa déclaration de l’année précédente est tout à fait bénéfique pour aider au bon moment les personnes qui ont une perte de revenus soudaine, estime Stéphane Carcillo. La technologie peut aider à cibler les bonnes personnes au moment opportun, mais cela ne suffit pas. Dans les pays moins développés que la France, il y a une présence humaine dans les villes et dans les quartiers à fort taux de pauvreté, afin d’identifier les barrières à la sortie de la pauvreté, famille par famille, ménage par ménage, maison par maison, et ce avec l’aide de la technologie. Ainsi, en complément de l’automatisation du versement des aides, il faut absolument qu’il y ait un service intégré d’aide envers les ménages pauvres, notamment, en France, envers les familles monoparentales, afin de mobiliser tout de suite les services de santé, les services sociaux, les services d’aide à la petite enfance, les services de logement. Le fait qu’aujourd’hui les services soient complètement disséminés et aient du mal à se coordonner est aussi une des barrières à la réduction de la pauvreté.

L’essentiel est d’être dans une approche globale, estime Adrien Chaboche, et de ne pas avoir une réponse uniquement sur un aspect de la pauvreté. La distribution monétaire va répondre à un besoin immédiat, mais il ne faut pas se satisfaire uniquement de cela. Il existe plein de barrières autres que la question du revenu. La pauvreté n’est pas qu’une question d’argent ; il y a aussi des formes de pauvreté dans l’accès à la santé, dans l’accès à la culture, dans l’accès au logement qualitatif. L’approche doit aussi être très concentrée localement, c’est-à-dire imaginer sur un territoire donné quelles sont les causes de pauvreté, et les aborder globalement.

La question de subordonner les aides à des conditions réapparaît dans le débat. La question de la confiance est majeure, juge Thierry Beaudet. On sait que dans les quartiers et dans les banlieues se concentrent de nombreuses personnes en grande difficulté ; plutôt que de chercher des réponses immédiates, il faudrait appuyer sur le bouton pause et prendre le temps de construire les solutions avec les personnes concernées. Ce n’est pas aux seuls politiques ni aux seuls experts de penser les réponses à apporter au nom des personnes pauvres. Les Français ont plus que jamais envie d’être acteurs des sujets qui les concernent ; c’est vrai pour l’ensemble de la population et c’est vrai aussi pour les personnes en situation de grande pauvreté. Il est très important de leur donner la parole et leur dire que leur parole compte. Les politiques publiques visent à répondre soit à une crise soit à des problématiques qui ont surgi de manière immédiate et brûlante ; il faut se réinscrire dans des politiques de temps long, et pour ça il faut commencer par associer véritablement les personnes. C’est un acte de confiance.

Une personne dans la salle demande pourquoi la pauvreté et les inégalités ont disparu du débat sur le développement durable, alors qu’elles ont beaucoup à voir avec ce dernier. Ce sont les personnes pauvres qui souffrent le plus des conséquences du changement climatique.

Il est très important que les États identifient des organisations comme Corporación Educativa y Cultural Motete, estime Velia Vidal. En Amérique latine elles sont nombreuses à travailler afin d’éliminer la pauvreté. Corporación Educativa y Cultural Motete ne fournit pas de subsides mais change les mentalités et garantit d’autres droits comme le droit à la culture ; elle apporte une qualification pour d’autres types d’emplois. Un des problèmes est que l’offre et la formation technique à l’emploi se fait aussi suivant le point de vue racialiste. Les fossés qui existent entre pauvres et non-pauvres sont aussi liés au problème environnemental ; en effet, quand il y a des déplacements de populations à cause du changement climatique, il y a une perte de biodiversité, ce qui est totalement lié à la sécurité alimentaire. Il faut tenir compte de tous ces éléments pour lutter contre la pauvreté.

Une personne dans la salle souhaite ouvrir le débat sur une autre catégorie de population, les étudiants, qui se trouvent aujourd’hui en France dans une situation de précarité, voire de pauvreté très intense, malgré certaines aides. Environ 30 % des étudiants sont sous le seuil de pauvreté, alors qu’ils sont objectivement l’avenir de notre société. Quel espoir pour ces étudiants et ces jeunes ? En France, on n’aide pas les jeunes parce que la politique de lutte contre la pauvreté est familialisée, explique Stéphane Carcillo. On estime que c’est aux familles d’aider leurs enfants, ce qui crée beaucoup d’inégalités. Dans d’autres pays, notamment les pays du Nord, on aide les étudiants quelle que soit leur situation et non pas celle de leurs parents. Cependant, quelques progrès sont à souligner en France ; la  » « Garantie Jeunes », destinée au départ à des jeunes très éloignés de l’emploi et sans aucun diplôme, a été étendue aux jeunes qui n’ont pas d’emploi. Les étudiants ne sont quant à eux pas considérés comme prioritaires parce qu’ils font des études.

En France, les jeunes sont d’autant plus précaires que ceux des pays du Sud ont tendance à l’exode et à venir prendre le travail des jeunes dans les pays du Nord, estime Carole Alsharabati. L’enjeu est global : comment les pays du Nord et les pays du Sud interagissent sur le règlement de la pauvreté. On observe dans les pays du Sud une prédominance néocoloniale des politiques publiques de pauvreté, qui sont très souvent axées sur les agents de la politique des pays du Nord et qui n’ont aucune sensibilité aux besoins réels. Elles ont donc un effet beaucoup plus destructeur que constructeur.

À l’instar des questions de santé, les questions de pauvreté doivent être appréhendées à travers des réflexions globales qui vont au-delà des seules politiques de l’État social et au-delà des seules politiques d’emploi, répond Thierry Beaudet. Il y a parmi les populations fragiles beaucoup de talents, et Thierry Beaudet appelle la société civile et les entreprises à se mobiliser pour faire émerger ces talents. La question environnementale s’est imposée parce que c’est une question majeure, mais attention à ce que cela ne soit plus que notre seul angle de réflexion ; le social ne peut pas devenir un sous-produit de l’environnemental.

Propositions

  • Ne plus voir les personnes en précarité comme des fraudeurs potentiels, mais restaurer la confiance (Adrien Chaboche).
  • Donner les moyens aux personnes de retrouver leur indépendance et leur dignité tout de suite (Adrien Chaboche).
  • Utiliser la technologie pour aider à cibler les bonnes personnes au bon moment (Stéphane Carcillo).
  • Donner la parole aux personnes en situation de grande pauvreté (Thierry Beaudet).
  • Faire interagir les pays du Nord et les pays du Sud sur le règlement de la pauvreté (Carole Alsharabati).

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