La hausse des taux d’intérêt a-t-elle réellement entraîné une montée des insolvabilités en France dans la période récente ? Selon Patrick Artus, cette question pourrait se poser pour l’ensemble des pays de l’OCDE et des pays émergents. Pour ce qui est de la France, à quelques exceptions près, le risque est limité.
La question de la solvabilité des emprunteurs est liée à celle du niveau des taux d’intérêt à long terme : de 2015 à 2019, le taux d’intérêt à 10 ans sur les obligations de l’État français a oscillé entre 0,2% et 1% ; en 2020 et 2021, ce taux d’intérêt a été négatif, jusqu’à -0,4%. Depuis le début de 2022, il remonte et est aujourd’hui voisin de 3,5%.
Regardons d’abord la solvabilité des ménages sur les crédits immobiliers. La caractéristique du marché des prêts immobiliers en France est qu’ils sont faits pour 95% d’entre eux à taux fixes. Cela implique que la remontée des taux d’intérêt sur l’immobilier (de 1,20% par an en 2020 jusqu’à 4,30% aujourd’hui) n’a pas d’effet sur la charge d’intérêt des ménages ayant emprunté dans le passé ; cumulé à la prudence habituelle des banques françaises, cette caractéristique du marché des prêts immobiliers en France implique que le risque de défaut des ménages français sur leur crédit immobilier va rester très faible. L’encours de prêts immobiliers douteux a même reculé depuis l’année dernière, à 0,95% de l’encours total de prêts. L’insolvabilité des ménages français n’est donc pas un risque sérieux.
Le problème des « entreprises zombies »
Passons à la solvabilité des entreprises. Il n’y a pas de problème global avec la profitabilité des entreprises françaises ou leur niveau de marges bénéficiaires, qui est élevé. Mais il y a un problème avec une catégorie spécifique d’entreprises, qui est celle des «entreprises zombies».
Une entreprise zombie est une entreprise dont les profits ne couvrent pas la charge d’intérêt pendant trois années de suite. Historiquement, il y a 5% d’entreprises zombie en France, mais le problème est qu’elles n’ont pas disparu depuis le début de la pandémie de Covid en raison des aides publiques généreuses aux entreprises.
Le nombre de faillites d’entreprises françaises était de 52 000 par an entre 2017 et 2019, il a baissé à 33 000 par an en 2020-2021, et a remonté à 53 000 au deuxième trimestre 2023. Il est probable que ce nombre de faillites d’entreprises va continuer à progresser, pas en raison de la conjoncture économique, mais en raison du défaut d’entreprises zombie qui ne bénéficient plus de soutien public (report ou annulation de charges sociales, prêts garantis par l’Etat).
L’Etat insolvable ?
Enfin, regardons la solvabilité de l’Etat (au sens large, Etat, Sécurité sociale, collectivités locales). L’Etat a une dette soutenable (c’est-à-dire assure sa solvabilité) si l’excédent public primaire (hors intérêts sur la dette publique) est inférieur au produit de l’endettement public par l’écart entre taux d’intérêt réel à long terme et croissance en volume à long terme.
Regardons ce que cette condition implique aujourd’hui. En 2023, il y a un déficit public primaire proche de 3% du Produit Intérieur Brut ; le taux d’intérêt réel à long terme payé par l’Etat français (calculé avec l’inflation anticipée à long terme) est de 0,8% ; la croissance en volume à long terme est au mieux de 1%. Cela signifie que la soutenabilité de la dette publique (la solvabilité à long terme de l’Etat) sera assurée si le déficit public primaire disparaît, ce qui implique une réduction de 3% du PIB de déficit total. Une contraction budgétaire d’ampleur va donc être nécessaire pour restaurer la solvabilité de l’Etat français.
Au total, la montée de l’insolvabilité des ménages sera limitée par le niveau bas du chômage et le fait que les emprunts immobiliers sont faits essentiellement à taux fixe. La solvabilité des entreprises ne sera menacée qu’en ce qui concerne les entreprises zombie peu profitables ; la montée du nombre de faillites d’entreprises sera de ce fait juste une compensation de la forte baisse du nombre de faillites en 2020 et 2021 avec les aides publiques aux entreprises.
Enfin, l’agent économique qui paraît le plus menacé par l’insolvabilité est l’Etat (au sens large) ; la remontée des taux d’intérêt réels à long terme par rapport au taux de croissance à long terme imposera que la solvabilité de l’Etat français soit maintenue par une réduction massive du déficit public (autour de 3 points de PIB), ce qui est en contradiction avec le besoin élevé de dépenses publiques (transition énergétique, relocalisations, dépenses de santé, d’éducation, de justice, de défense…).