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« Gilets jaunes » : « Les stations-service de certains territoires ruraux doivent être dispensées de la taxe carbone »

Dans une tribune au « Monde », l’économiste Alain Trannoy préconise, en attendant le déploiement d’une véritable alternative électrique sur tout le territoire, de supprimer la taxe dans les zones où la mobilité est contrainte.

Tribune. L’écueil était prévisible. Conjuguer transition écologique et équilibre économique et social afin que la facture soit et semble équitablement répartie n’est pas si facile. L’annonce faite mardi 27 novembre d’un encadrement de la taxe carbone apparaît comme un renoncement déguisé : à la moindre hausse un peu significative du prix du pétrole, les « gilets jaunes » feront pression sur les députés pour surseoir à l’augmentation des taxes.

Finalement, l’opposition entre politique plus écologique et justice fiscale n’a pas été surmontée. L’analyse économique permet pourtant de penser en termes simples l’équation et d’entrevoir des politiques plus imaginatives.

Une augmentation de taxe provoque deux effets. D’une part, elle encourage le consommateur à économiser le bien en question et à trouver des substituts. D’autre part, elle diminue le pouvoir d’achat. Le premier effet est désiré dans une politique de transition écologique. Encore faut-il que l’on puisse renoncer facilement à des déplacements, ou que l’on ait à sa disposition des moyens de transport de substitution. En l’occurrence, l’expression de la colère des « gilets jaunes », du moins à l’origine du mouvement, témoigne que dans les zones rurales – ou anciennement rurales, devrait-on dire plus exactement – aucune des deux conditions n’est réunie.

Les dindons de la transition écologique

Elles sont devenues au fil du temps des espaces vides d’activité économique, mais aussi d’activité commerciale, médicale, etc., si bien que, pour tous les actes de la vie quotidienne – travailler, consommer, se soigner, se former –, il faut se résoudre à se déplacer. Comme ce sont des espaces peu denses, les transports en commun (trains ou cars) sont rares, et le resteront. L’impression d’être piégé par l’augmentation de la taxe carbone et de subir une perte de pouvoir d’achat sans être capable de changer de comportement est une réalité dans ces zones.

Ainsi, les manifestants éprouvent le sentiment, juste, qu’ils vont uniquement contribuer davantage au budget de l’Etat, tout en continuant à polluer autant. Ils vont contribuer à ce que les économistes appellent le « second dividende » d’une taxe carbone sans contribuer au premier : leur empreinte carbone va rester aussi élevée, mais les impôts prélevés vont permettre de diminuer par exemple les cotisations sociales ou l’impôt sur les bénéfices, supposés être beaucoup plus nocifs. Le travail mérite d’être encouragé et donc moins taxé. Certes, mais s’il devient plus coûteux de s’y rendre, le double dividende n’est pas assuré.

Les manifestants éprouvent le sentiment, juste, qu’ils vont uniquement contribuer davantage au budget de l’Etat, tout en continuant à polluer autant

Un contre-argument est souvent utilisé à l’encontre de ces habitants des zones dites rurales : ils seraient venus s’y installer pour faire construire sur des terrains moins chers. Cela est certainement vrai pour certains d’entre eux, mais pas pour tous, tant s’en faut. Dans des zones marquées par la désindustrialisation, où la perte d’emploi s’est accompagnée d’une dévalorisation du patrimoine logement qui interdit de facto une mobilité résidentielle vers les métropoles, cette population n’a guère eu d’autre choix que d’essayer de trouver un emploi loin de chez elle. A cela s’ajoute désormais la perte de revente de leur véhicule diesel qui leur donne le sentiment d’être les dindons de la transition écologique.

Cette révolte est tout autant, pour ces raisons, une révolte territoriale qu’une révolte sociale. La réponse doit donc croiser instruments sociaux et territoriaux, en suivant la logique de Jan Tinbergen, premier Prix Nobel d’économie, selon lequel le nombre d’instruments doit égaler le nombre d’objectifs. Les instruments sociaux sont déjà là. Il reste à s’entendre sur les instruments territoriaux.

Les urbains doivent donner l’exemple

Notre proposition consiste à territorialiser la hausse de la taxe carbone prévue au mois de janvier, en d’autres termes que les stations-service de certains territoires ruraux en soient dispensés. Comment délimiter ces territoires ? Les conférences territoriales devraient précisément permettre de les sélectionner en termes de pauvreté, de manque d’emploi et d’importance des migrations alternantes lointaines.

Ce découplage ne serait que transitoire, le temps que les bornes de recharge de véhicules électriques maillent tout le territoire, un résultat attendu pour 2023. Il est d’ailleurs sans doute bénéfique, même dans un pur objectif d’efficacité énergétique, d’attendre quelque peu pour augmenter le signal prix dans les zones rurales. Plutôt que d’inciter dès janvier 2019 à investir dans un nouveau véhicule à moteur thermique, qui restera encore en service une quinzaine d’années, ne faut-il pas attendre 2020 ou 2021 que les gammes de véhicules électriques se soient étoffées, en particulier les petits utilitaires particulièrement prisés dans les zones rurales ?

Nous avons besoin d’avancer ensemble sur le sentier de la transition écologique, et il faut accepter l’idée que nous n’y avancerons pas tous au même rythme. Les urbains doivent donner l’exemple. Les ruraux les rattraperont. C’est – à tout prendre – une solution de très loin préférable au fait que les ruraux bloquent l’évolution de tout le pays.

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