" Osons un débat éclairé "

Il n’y a plus de théorie derrière les choix de politique monétaire

Inflation, évolution des taux d’intérêt, politique d’accompagnement de sortie de crise… le rôle des Banques Centrales est sous le feu des projecteurs. Patrick Artus explique pourquoi il faut arrêter de chercher une explication théorique aux décisions des banquiers centraux

Les décisions des Banques Centrales étaient, depuis 40 ans, basées sur une analyse théorique forte : la théorie de leur crédibilité, la neutralité monétaire (le fait qu’à long terme la politique monétaire n’influence que l’inflation), l’existence d’une courbe de Phillips (d’un lien entre situation conjoncturelle de l’économie et inflation), la théorie du taux d’intérêt neutre vers lequel les taux d’intérêt de la Banque Centrale devaient revenir à long terme.

Mais un problème majeur apparaît aujourd’hui : toutes ces théories, qui sous-tendent les choix de politique monétaire, sont rejetées par les faits et par la réflexion économique. Les Banques Centrales ne peuvent s’appuyer sur aucune des théories habituelles pour prendre leurs décisions.

Plus de lien entre la situation de l’économie et l’inflation

Le premier problème est la disparition des courbes de Phillips : on n’observe plus aucun lien entre la situation conjoncturelle de l’économie (taux de chômage, taux d’utilisation des capacités de production) et l’inflation. Cela naît de la perte de pouvoir de négociation des salariés (la baisse du chômage ne conduit plus à des hausses plus rapides des salaires) et, en Europe, à la disparition de la capacité des entreprises à augmenter les prix. S’il n’y a plus de lien entre la position cyclique de l’économie et l’inflation, il n’y a plus de justification à sortir des politiques monétaires expansionnistes quand le taux de chômage baisse, il n’y a plus de raison que la politique monétaire soit contracyclique.

Plus de lien entre croissance de l’offre de monnaie et inflation à long terme

Le second problème pour les Banques Centrales est la disparition, dans les années 1990, du lien entre croissance de l’offre de monnaie et inflation à long terme (de la neutralité monétaire). Une expansion monétaire rapide fait à long terme monter les prix des actifs (actions, immobilier) mais plus les prix des biens. Cela pose d’abord un problème théorique : on ne sait plus ce qui détermine l’inflation à long terme. Cela pose aussi deux problèmes sérieux aux Banques Centrales. Il n’y a plus de raison de sortir des politiques de Quantitative Easing (achats de titres contre création monétaire qui font grandir la taille des bilans des Banques Centrales) puisque la création monétaire n’apporte pas l’inflation. Il n’y a plus de sens à ce que les Banques Centrales aient un objectif d’inflation à long terme, puisque la politique monétaire n’a pas d’effet sur l’inflation à long terme.

Lire aussi | Politique monétaire et inégalités : les banques centrales au four et au moulin ?

L’inflation anticipée n’a plus d’effet sur l’inflation à long terme

La troisième difficulté majeure, empirique et théorique, pour les Banques Centrales, est l’absence observée d’effet de l’inflation anticipée à long terme (qu’elle soit anticipée par les ménages ou les marchés financiers) sur l’inflation effective qui va apparaître à long terme. Les Banques Centrales ont basé toute leur réflexion et leur action depuis le début des années 1980 sur la théorie de la crédibilité : il faut que la politique monétaire empêche la hausse des anticipations d’inflation à long terme, même s’il y a de l’inflation à court terme, car si les anticipations d’inflation à long terme augmentent alors l’inflation de long terme effective sera plus élevée. Les Banques Centrales disent tout le temps qu’il faut « ancrer » les anticipations d’inflation à long terme. Mais les travaux d’analyse empirique récents montrent l’absence complète d’effet de l’inflation anticipée à long terme sur l’inflation effectivement observée à long terme : la théorie de la crédibilité n’a pas de sens, les mouvements de l’inflation anticipée n’ont pas d’importance.

Le « taux d’intérêt réel neutre » n’existe pas

Le quatrième problème enfin est que le concept de taux d’intérêt réel neutre est vide, n’a pas de sens. Dans la théorie habituelle, à long terme, la Banque Centrale doit ramener son taux d’intérêt directeur à un niveau égal à la somme du taux d’intérêt réel neutre et de l’objectif d’inflation (le taux d’intérêt directeur est un taux d’intérêt nominal). Le taux d’intérêt réel neutre est celui, dans cette théorie habituelle, qui égalise l’épargne et l’investissement. On débat alors des évolutions, à long terme, du taux d’épargne, du taux d’investissement et du taux d’intérêt réel neutre. Mais, dans une économie ouverte avec libre circulation internationale des capitaux, s’il y a un écart entre épargne et investissement, il est comblé par l’endettement extérieur (cas des Etats-Unis avec insuffisance d’épargne) ou par l’accumulation d’actifs extérieurs (cas de l’Allemagne ou du Japon avec un excès d’épargne), pas par la variation des taux d’intérêt réels. Le concept de taux d’intérêt réel neutre n’existe donc pas et il ne peut pas guider le choix à long terme des taux d’intérêt directeurs par le Banques Centrales.

Lire aussi | Quelles différences entre la Fed et la BCE ?

Un vide théorique pour les banques centrales

Au total, on voit donc le vide théorique complet dans lequel se trouvent les Banques Centrales. L’absence de lien à court terme entre situation conjoncturelle de l’économie et inflation rend absurde la pratique habituelle où la Banque Centrale durcit la politique monétaire quand l’économie revient vers le plein emploi. L’absence de lien à long terme entre politique monétaire et inflation rend absurde la poursuite par les Banques Centrales d’un objectif d’inflation à moyen terme. Le fait que l’inflation anticipée à long terme n’influence pas l’inflation effective à long terme fait disparaître la théorie de la crédibilité et le besoin de stabiliser les anticipations d’inflation à long terme. L’inexistence du concept de taux d’intérêt réel neutre prive les Banques Centrales d’un guide pour fixer le niveau de leurs taux d’intérêt dans le long terme (ce qu’on appelle le « taux d’intérêt terminal » des Banques Centrales).

Si les politiques monétaires n’ont plus de référence, de sous-bassement théorique, les décisions des Banques Centrales ne peuvent être que pragmatiques, empiriques. On doit donc s’attendre à ce qu’elles fassent des petits mouvements (pour réduire leurs achats de titres, plus tard pour remonter les taux d’intérêt à court terme), puis qu’elles s’arrêtent pour évaluer l’effet sur l’économie de ces mouvements, pour savoir s’il faut continuer ou arrêter. Il faut aussi arrêter de chercher une explication théorique aux décisions des Banques Centrales, puisque les théories qui fondent traditionnellement ces décisions sont toutes rejetées aujourd’hui.

 


 

Patrick Artus, Membre du Cercle des économistes, Chef économiste et membre du Comité Exécutif de Natixis

Les Thématiques