Réunis vendredi 30 septembre 2022 à Bruxelles, les ministres européens de l’énergie ont trouvé un accord sur des mesures d’urgence pour aider les ménages et entreprises de l’Union face à l’explosion des factures. Beaucoup estiment qu’il faut aller encore plus loin à l’approche de l’hiver, mais l’urgence de l’aide à apporter aux populations relègue au second rang la dimension environnementale du sujet. Pourtant, décarboner l’économie européenne à l’horizon 2050 reste l’objectif. Cet objectif est-il atteignable ? La question a été posée lors des 22e Rencontres Économiques d’Aix-En-Provence, début juillet. Michał Kurtyka, ancien ministre polonais du climat et de l’environnement, était au micro d’Où va l’éco.
Dans la situation actuelle, face à un hiver qui sera probablement très compliqué, la question d’un objectif à long terme reste plus pertinente que jamais. L’Europe s’est engagée à réduire ses émissions de CO2 pour aller vers la neutralité climatique en 2050. Il faut absolument maintenir ce cap.
La guerre en Ukraine est une guerre dans laquelle nous, Européens, ne sommes pas engagés militairement, mais nous sommes en fait dans une guerre énergétique, parce que la Russie nous coupe du gaz, nous coupe de ses ressources énergétiques. Elle provoque ainsi chez nous une autre question qui n’est plus de l’ordre du respect du climat, mais qui est de l’ordre de l’autonomie stratégique de l’Europe. Dans quelle mesure peut-on fonctionner comme cela, en étant à la merci des exportateurs d’hydrocarbures ? Dans quelle mesure aller vers un système décarboné n’est pas aussi une mesure de sécurité d’approvisionnement ?
Je pense que nous nous dirigeons vers un moment extrêmement compliqué l’hiver prochain, un moment charnière. Au mieux, on peut s’attendre à des prix hauts, au pire, nous aurons une conjoncture de crise économique, énergétique et peut-être sanitaire. Et on ne sait pas comment évoluera la situation militaire en Ukraine… Un tsunami se profile à l’horizon, mais il faut le regarder dans le cadre du long terme. En fait, l’histoire montre qu’il est très difficile de changer de comportements et de modes d’approvisionnement en énergie sans être contraint.
Cette crise sera extrêmement douloureuse. Il faut dire la vérité aux Européens : nous sommes face à une situation sans précédent, dont nous n’avons pas toutes les solutions mais, si nous le comprenons tous, nous serons tous mobilisés et alors nous pourrons faire de cette crise une opportunité.
Tous les pays en Europe peuvent-ils avancer au même rythme sur cet objectif zéro carbone, vers la décarbonation d’ici 2050 ?
Bien entendu, nous avons des situations extrêmement différentes. La France, avec 70% d’électricité nucléaire, produit une énergie zéro émission. A l’opposé, nous avons des pays comme l’Allemagne, championne européenne de la production de lignite, l’Italie ou la Pologne, qui a été l’exemple illustratif de la dépendance du charbon en Europe. On ne peut donc pas, de façon tout à fait logique, avoir les mêmes rythmes et les mêmes méthodes. C’est pour cela que nous utilisons le concept de la transition juste, d’un échelonnement de cette transition, de la planification sur 20 ou 30 ans, avec des moyens appropriés.
Je pense qu’on réduit trop souvent la discussion sur la transition énergétique à la fermeture des sources existantes. En fait l’enjeu, aujourd’hui, est complètement de l’autre côté. Il est de construire des sources nouvelles. Le vrai goulot d’étranglement, c’est nos capacités d’investissement, nos capacités de financement, la durée des processus d’investissement, l’atteinte de la maturité de prix de certaines technologies, comme l’hydrogène, qui nous permettent de construire une nouvelle économie basée non plus sur les énergies fossiles mais sur des énergies zéro émission.
Vous le dites clairement, tous les pays ne peuvent pas avancer au même rythme. Mais, d’un autre côté, sur quelles décisions peut-il y avoir finalement consensus entre certains pays ?
Premièrement, nous avons le consensus, validé par le Conseil européen, sur l’horizon 2050, la neutralité climatique de l’Union européenne en tant qu’ensemble. C’est, je pense, une décision absolument fondamentale, qui est maintenant déclinée en plusieurs instruments, comme le paquet Fit for 55, qui vient d’être accepté par le conseil des ministres de l’énergie, qui fera maintenant l’objet d’un dialogue entre le Parlement européen, la Commission et les pays. Il s’agit d’un paquet vraiment très ambitieux, qui nous permettra de réduire les émissions de 55% d’ici 2030.
Maintenant, il faut aussi se poser la question du changement des habitudes. Aux États-Unis, par exemple, une voiture consomme 15 à 20 litres sur 100 kilomètres. En Europe, comme nos standards sont plus élevés, une voiture équivalente consomme 10 litres. On se rend compte que les usages d’énergie sont aussi une question de choix sociétaux.
Avec la crise à laquelle nous allons faire face cet hiver et probablement les hivers prochains, la question énergétique va être au cœur de nos sociétés, en termes de pénurie, de précarité énergétique, de rationnement pour telle ou telle filière industrielle, etc. Cela peut être le déclencheur, si on le tourne bien, d’une nouvelle dynamique, de la même façon qu’en 1973, après la crise pétrolière, la France, par exemple, s’est engagée massivement dans un programme de construction de centrales nucléaires. Il faut bien utiliser la crise qui se profile à l’horizon.
La décarbonation peut-elle remettre en question la sécurité de l’approvisionnement ? Ne risque-t-elle pas d’ajouter en difficultés ?
Nous faisons face à plusieurs types de technologies. La première, qui est la plus répandue lorsqu’on pense à la transition, ce sont les énergies renouvelables, l’éolien et le photovoltaïque. Malheureusement, leur grand défaut, dont on ne parle pas assez, c’est l’intermittence. Le soleil ne brille pas tout le temps, le vent ne souffle pas tout le temps. Dans un pays comme la Pologne, sur 8760 heures que compte une année, un panneau photovoltaïque moyen fonctionne 1100 heures. Voulons-nous faire le choix sociétal de dire : « Quand le soleil brille, nous allons à l’école, nous faisons tourner nos entreprises et travailler les hôpitaux, puis quand il ne brille pas, on ne le fait pas » ? Bien entendu, non. Mais pour cela, il nous faut des solutions de stockage qui nous permettent de lisser [la consommation].
L’essentiel, maintenant, est de garantir que cette décarbonation soit accompagnée d’une discussion sur la sécurité énergétique et donc sur les technologies. Selon moi, il y en a deux. D’une part, c’est l’intégration locale (une petite centrale hydraulique, du biogaz, un petit réseau de cogénération locale…), qui peut vraiment faire masse si on l’applique sur l’ensemble de l’Europe. Et puis il y a le nucléaire, la seule source d’énergie zéro émission disponible 24h/24. Il faut nous reposer la question en Europe de la renaissance du nucléaire.
A vos yeux, quel est le prix idéal pour la tonne de carbone ? Aujourd’hui, les estimations varient selon les pays et les économies.
La réponse d’un économiste à l’équation climatique est de dire : « Si nous avons compris que les énergies ont un effet secondaire néfaste pour le pays, il faut taxer l’effet secondaire, il faut le rendre monnayable ». Donc, effectivement, la taxe carbone est la bonne voie. Jean Tirole et Christian Gollier, de la Toulouse School of Economics, on fait beaucoup de travaux là-dessus. Mais, à mon sens, la question est plus de savoir dans quelle mesure nous sommes prêts à mettre en place ce type d’outils pays par pays et dans quelle mesure cela impactera, par exemple, les échanges commerciaux entre les pays.
La solution qui a donc été adoptée en Europe, c’est la taxation du carbone aux frontières, pour permettre une transition des industries européennes sans qu’elles ne soient, pendant ce temps de fragilité, de transition, exposées à une concurrence déloyale. Mais cela nous engagera dans un débat extrêmement compliqué, dans un monde de plus en plus fragmenté, avec la Chine, avec nos grands partenaires commerciaux, à qui cela ne plaira pas.