" Osons un débat éclairé "

Recréer les conditions d’une société apaisée

Une société apaisée est une société qui sait s’adapter et surmonter les tensions en son sein. Cependant, c’est une société du compromis qui peut s’accompagner de frustrations et de revendications – dues notamment à la dégradation des conditions de vie et de travail et aux inégalités de classe – qu’il ne faut pas occulter, et auxquelles il faut répondre.

Pour atteindre cette société apaisée, Françoise Benhamou nous propose les pistes d’action à privilégier. Selon elle, l’école est le nerf de la guerre. C’est à l’école que les inégalités peuvent se gommer ou s’aggraver. Il faut donc tout miser sur l’éducation en renforçant par exemple l’attractivité des métiers de l’éducation et en remettant au programme les valeurs de la démocratie.

Une société apaisée est une société de confiance et celle-ci ne peut être atteinte que grâce à la qualité de son offre des services publics, à laquelle on peut ajouter l’offre culturelle, indispensable à la construction du vivre ensemble. De plus, les associations jouent un rôle primordial dans la préservation du lien social, élément clé pour endiguer l’isolement observé à l’échelle territoriale.

Il est également impératif, selon l’autrice, de trouver les outils pertinents d’information et de communication sur tous ces sujets, afin d’atteindre une société apaisée.

Qu’est-ce qu’une société apaisée ?

À la question de la définition d’une société apaisée, chacun pourrait aller de sa réponse… Une société apaisée, c’est sans nul doute une société plus sûre, s’engageant dans des débats sereins, apte à la confrontation des idées et des propositions, mais sans la violence qui parfois l’accompagne. Seule une société apaisée peut accepter et s’approprier des réformes indispensables, et surmonter les tensions ou les contradictions que la conduite des affaires privées ou publiques ne manque pas de générer. Un exemple : les exigences de la transition environnementale peuvent conduire à refuser certaines implantations d’usines… que les exigences de la réindustrialisation, de la souveraineté industrielle et du développement des territoires conduisent à préconiser. Il faut alors faire évoluer le projet industriel pour l’adapter aux normes environnementales et convaincre une population rétive de l’importance du projet. Parce qu’une société apaisée est une société du compromis, elle peut s’accompagner de frustrations et de rancœurs auxquelles on ne saurait répondre par un simple revers de main.

Un sujet au cœur du débat public

Jerôme Fourquet a montré que se produit une « archipellisation » de la société française, une fragmentation qui se nourrit de l’absence de projets communs fédérateurs et, plus profondément, de la dislocation de matrices culturelles. Parmi celles-ci, il pointe la déchristianisation, l’éclatement des repères électoraux traditionnels que constituaient les partis politiques, la mise en question de la laïcité, etc.

Cet effritement des fondamentaux du vivre ensemble et des valeurs communes, se traduit aussi bien par l’importance de l’abstention aux rendez-vous électoraux que par la montée des aspirations personnelles et individualistes au détriment d’aspirations plus citoyennes. Il fait le lit du refus des autorités, fussent-elles liées à l’expérience ou à la compétence. En arrière-plan, la critique des institutions peut conduire au retrait ou à la violence. Là où Albert Hirshmann évoquait trois voies possibles face aux défaillances des institutions publiques ou privées, voice (la voix, la protestation), exit (la sortie, le retrait), loyalty (la loyauté, l’acceptation de la situation), les deux premières prévalent, sous la forme de revendications qui peuvent mener à la colère, ou bien de défection, du choix de se mettre à l’écart d’une société qui cesse d’être inclusive.

On rejoint ce que la philosophie désigne par l’expression de « démocratie extrême », ou que Dominique Schnapper, dans son livre L’esprit démocratique des lois, qualifie « d’ultradémocratie » ou de « démocratie radicale ». Elle désigne ainsi la dérive qui fait passer d’une société où la démocratie s’exerce dans un cadre institutionnel à la revendication d’aspirations démocratiques sans limite qui mettent en cause toute autorité et toute institution. Comment comprendre un tel « malaise démocratique » ? Peut-on l’expliquer par la dégradation des conditions de travail et de vie de certaines catégories ? L’Observatoire des inégalités, dans son rapport de 2023 sur les inégalités en France, décrit la France comme un pays où « les inégalités entre les classes sociales demeurent aiguës ». Les auteurs, Hicham Abbas et Michaël Sicsic, proposent une mesure originale de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France en reliant directement les revenus des parents à ceux de leurs enfants de 28 ans. Leurs résultats, sur des données de 2018, montrent que les inégalités intergénérationnelles doivent être analysées très finement. La reproduction des inégalités d’une génération à l’autre demeure prégnante ; toutefois, l’ascenseur social n’est pas totalement en panne. En effet, si les enfants de familles aisées ont trois fois plus de chances d’être parmi les 20 % les plus aisés que ceux issus de familles modestes, on constate que pour un même niveau de revenu des parents, les revenus des enfants varient, et surtout que 12 % des jeunes issus des familles les plus modestes se retrouvent parmi les 20 % les plus aisés de leur classe d’âge.

Il n’empêche : le sentiment d’une panne de l’ascenseur social, d’une dégradation des chances de progression dans l’échelle des revenus, et la crainte d’un « descenseur social » – si l’on peut s’exprimer ainsi – qui se manifesterait par un déclassement pour la génération des enfants, sont très forts dans les classes moyennes. À l’assurance de l’amélioration des conditions d’existence d’une génération à l’autre, s’est substituée la crainte d’une détérioration quant à l’avenir des enfants. Il est frappant de constater que certains redoutent même de basculer dans la pauvreté : selon le baromètre d’opinion de la DREES, en 2018, en France métropolitaine, 24 % des personnes pensaient qu’elles risquaient de devenir pauvres dans les cinq prochaines années, et 18 % se jugeaient déjà pauvres, un chiffre en hausse de 5 points par rapport à 2017.

Ce climat se nourrit d’une double interrogation au sujet de l’école. La première a trait au niveau obtenu par les élèves, dont les classements Pisa montrent la détérioration dans le temps et l’inaptitude croissante à compenser, ne serait-ce que partiellement, les inégalités de départ. La seconde concerne la capacité de l’école à transmettre des valeurs républicaines. Sur le premier point, on observe qu’entre le CP et le CM2, environ 70 % des élèves en difficulté en français ou en mathématiques améliorent leurs résultats lorsqu’ils appartiennent à un milieu très favorisé, contre 42 % dans l’extrême inverse (Rapport sur les inégalités, Observatoire des inégalités, juin 2023). En d’autres termes, la famille compense l’inefficacité de l’institution scolaire quand son niveau d’éducation le lui permet. Sans cela, les inégalités se creusent.

Sur le second point, selon le ministère de l’éducation (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), qui publie régulièrement une enquête sur la violence en milieu scolaire (atteintes verbales et physiques aux personnes), celle-ci aura touché au cours de l’année scolaire 2021-2022, en moyenne 12,3 incidents graves pour 1 000 élèves (Fréchou, 2023). Mais la perception de la violence diffuse ou effective à l’école est plus forte que ce que mesurent les statistiques. Celle-ci est accentuée par des épisodes dramatiques, tel l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020. Elle a des effets délétères sur les attentes envers l’école et sur l’attractivité des métiers en milieu scolaire.

Que faire ?

Parce que, comme on vient de le voir, les questions sociales et sociétales revêtent de multiples facettes, il n’est guère aisé de sélectionner quelques propositions. Bien entendu, une véritable politique du logement, combinée avec une politique de la ville (mobilités, sécurité, urbanisme, etc.) est indispensable. Toutefois, on mettra ici l’accent sur deux grandes thématiques : l’éducation, et ce que l’on peut désigner comme la politique de la socialisation.

Éducation, démocratie

La question est largement documentée : l’école est la mère des batailles, là où se manifestent les handicaps sociaux ou culturels, et le lieu qui peut les aggraver, les maintenir, ou les compenser suivant sa capacité à éduquer en prenant en compte la variété des capacités des enfants, ainsi que des itinéraires et contextes familiaux. Il y a là affaire d’égalité des chances, de préparation à l’entrée dans une vie active, sachant que le parcours éducatif est déterminant pour le point d’entrée sur le marché de l’emploi, de transmission des savoirs et des valeurs républicaines, et aussi d’économie : une note du CAE (2022) établit en effet une corrélation positive entre niveau de compétences en mathématiques et productivité du travail. Beaucoup se joue au plus jeune âge, et il faut renforcer les efforts déjà consentis. Or, selon la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), près de la moitié des quelque 17 000 crèches manquent de personnel : plus de 9 500 places, sur quelque 471 000, sont « fermées ou inoccupées à cause d’une difficulté de recrutement ». On peut donc mettre en avant ces quelques pistes d’action :

  • Revaloriser les salaires des employés des crèches de façon à renforcer l’attractivité des métiers ;
  • Repenser les carrières professionnelles des enseignants ;
  • Renforcer la politique de lutte contre les inégalités via la baisse des effectifs dans les classes des zones les plus défavorisées ;
  • Pour autant, ne pas céder à la réduction du débat sur l’école à la seule question, si essentielle soit-elle, de l’inégalité. Lancer un grand débat ouvert et participatif sur l’identification des compétences de base nécessaires à tout citoyen, et sur la définition d’un socle commun de savoirs ;
  • Créer une école de la confiance, de l’apprentissage non seulement des savoirs mais aussi des valeurs de la République. Acculturer à la notion de commun ;
  • Remettre à l’ordre du jour des programmes d’instruction civique basés sur des outils qui parlent aux jeunes (type serious games) ; utiliser les réseaux sociaux à cette fin. Expliquer la démocratie dans toutes ses facettes.

Politique de la socialisation et du vivre ensemble

Dans une note pour le Conseil d’analyse économique, nous montrons qu’un effort accru en faveur de la culture de la part d’une Ville a un effet faible mais robuste sur le taux d’abstention aux élections, et un effet significatif sur le bien-être (Alexandre, et al., 2022, Beuve & al. 2022). Dans la même veine, des travaux académiques menés en Italie établissent une corrélation entre consommation culturelle et réduction de la délinquance, toutes choses égales par ailleurs (Denti, Crociata & Faggian, 2023). Plus généralement, la présence et la qualité des services publics – comme de tous les services qui contribuent à l’amélioration de la vie quotidienne – bâtissent de la confiance, matière première d’une société apaisée. Cela ne passe pas nécessairement par plus de dépense publique, mais par une réflexion sur une dépense publique plus adéquate aux besoins de la population.

D’autres travaux de recherche (Algan et al. 2020) ont montré que l’isolement est un facteur profond de délitement de la société et de mal-être. Ils montrent que le mouvement des gilets jaunes de 2018-2019 a largement procédé de cette souffrance liée à l’isolement. Les auteurs recommandent de « redéfinir les objectifs des politiques territoriales pour accorder plus de place aux critères de bien-être, de privilégier les projets initiés localement plutôt que des politiques centralisées et de favoriser l’accès aux services, qu’ils soient privés ou publics, afin de préserver le lien social dans les territoires ».

Parmi les structures qui peuvent contribuer à cette préservation du lien social, les associations jouent un rôle crucial. Alors que leur nombre (1,3 million d’associations actives en France en 2013 selon les données les plus récentes de l’INSEE) témoigne de l’importance de ce mode d’exercice d’une certaine forme de citoyenneté, ce monde est mal connu, mal évalué, aidé sans vision globale ni stratégie indentifiable. Le plan de relance de septembre 2020 comportait un volet d’augmentation des subventions publiques accordées aux associations de lutte contre la pauvreté. Mais tout n’est pas qu’affaire de subvention. Il faut à la fois procéder à une évaluation, dessiner une stratégie, soutenir les associations, y compris au-delà de la lutte contre la pauvreté.

Trois pistes d’action peuvent donc être privilégiées pour tendre vers une société plus apaisée : celle qui a trait aux services publics, celle qui porte sur l’existence de lieux de vie dans les territoires ruraux et les quartiers périphériques et celle qui a trait à la vie associative. On peut y ajouter l’offre culturelle comme élément de ce qui cimente les sociétés et contribue à consolider le vivre ensemble. Tout cela ne saurait exister sans outils pertinents d’information et de communication.

  • Revaloriser la qualité des services publics par une réflexion et une évaluation effectuées au niveau territorial dans des formats d’échanges participatifs ;
  • Lutter contre la solitude (1). Veiller à ce qu’existent des lieux de vie qui puissent être équipés d’ordinateurs, d’une salle polyvalente, et qui disposent de moments d’animation (type tiers-lieux), dans les territoires et les quartiers qui n’en sont pas dotés ;
  • Lutter contre la solitude (2). Favoriser la vitalité du monde associatif ;
  • Créer des outils d’information sur l’offre culturelle de proximité. En effet, s’il n’existe pas de désert culturel sur le territoire, l’existence d’une offre à des tarifs abordables et à proximité est souvent mal connue ;
  • Travailler sur la communication, y compris numérique, dans les services publics, tout en veillant à ce qu’existe toujours une possibilité de recourir à un interlocuteur « physique » afin de lutter contre l’exclusion numérique.

Bibliographie

  • Abbas H. & Sicsic M., « Une nouvelle mesure de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France », INSEE Analyses, 73, mai 2022, https://www.insee.fr/fr/statistiques/6441712
  • Alexandre O., Algan Y. et Benhamou F., La culture face aux défis du numérique et de la crise, Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 70, Février 2022, https://www.cae-eco.fr/la-culture-face-aux-defis-du-numerique-et-de-la-crise
  • Algan Y., Malgouyres C. & Senik C., Territoires, bien-être et politiques publiques, Conseil d’analyse économique, Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 55, 2020, https://www.cae-eco.fr/Territoires-bien-etre-et-politiques-publiques
  • Beuve J., Péron M. & Poux C., « Culture, bien-être et territoires », Conseil d’analyse économique, Focus n°79, Février 2022.
  • Denti D. Crociata A. & Faggian A., “Knocking on Hell’s door: dismantling hate with cultural consumption”, Journal of Cultural Economics, 47, 2023, p. 303–349.
  • Fourquet J., L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Le Seuil, 2019.
  • Fréchou H., « Résultats de l’enquête Sivis 2021-2022 auprès des écoles publiques et des collèges et lycées publics et privés sous contrat », Note d’Information, n° 23.02, DEPP, 2023, https://doi.org/10.48464/ni-23-02
  • Hirschman A., Exit Voice & Loyalty – Responses to Decline On Firms Organizations & States, Harvard University Press, 1972.
  • Martin R., Renault T. et Roux B., « Baisse de la productivité en France : échec en maths ? », CAE, Focus N° 091‐2022, Septembre 2022.
  • Schnapper D., L’esprit démocratique des lois, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2014.
  • Simon-Nahum P. Sagesse du politique. Le devenir des démocraties, Editions de l’Observatoire, 2023.

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